N°135

Notes de lectures

Le naufrage des civilisations

par Bruno GUICHARD

« De même que l’avenir mûrit
dans le passé
Le passé pourrit dans l’avenir
Un lugubre festival de feuilles mortes »
Anna Akhmatova
Poèmes sans héros

Le naufrage
des civilisations

AMIN MAALOUF,
ED GRASSET 2019.

le naufrge es civilisations
le naufrge es civilisations

Amin Maalouf est né à Beyrouth en 1949, il a vécu son enfance entre le Caire et Beyrouth. Depuis 1976 il vit en France après avoir quitté le Liban sur un embarquement de fortune. Il est l’auteur de quelques livres remarquables, Léon l’Africain, Le rocher de Tanios (prix Goncourt 1993), Les croisades vues par les arabes, Les identités meurtrières... Avec Le Naufrage des civilisations il poursuit le chemin qu’il avait engagé dans Le dérèglement du monde.

Il y a plusieurs bonnes raisons de lire Amin Maalouf. La première est qu’il regarde le monde en écrivain, en artiste et que souvent ces derniers nous disent sur le monde des choses plus significatives et pertinentes que les scientifiques et chercheurs qui, pris dans leurs disciplines, finissent souvent par segmenter leurs savoirs. La seconde raison est que Amin Maalouf, en quittant le Liban, a quitté une terre meurtrie, un archipel arabe perdu, lorsque, des années 1920 aux années 1970, l’espérance était, du Caire à Alger en passant par Bagdad et le Yemen, à la construction de sociétés civiles et démocratiques. C’était le temps où Nasser, pas uniquement par opportunité politique, affrontait les Frères musulmans. Amin Maalouf raconte dans son livre une conférence à l’Université où Nasser explique sa rencontre avec les Frères, ces derniers lui ont demandé pour assurer leur soutien qu’il voile les femmes, ce qui a soulevé un immense éclat de rire de l’assistance et la réponse cinglante de Nasser à la confrérie « tu veux nous ramener au temps du calife Al-Hakem qui avait ordonné aux gens de ne sortir dans la rue que dans la nuit et de rester chez eux dans la journée ».

C’était le temps où le Soudan, le Yémen, la Syrie, l’Iran, l’Irak… abritaient des forces politiques importantes d’obédience communiste, y compris dans la bande de Gaza. L’Indonésie possédait le troisième Parti Communiste du monde après l’URSS et la Chine et de rappeler : « je ne cherche pas à faire l’éloge du mouvement communiste, mais à rappeler la présence, au sein de la nation à grande majorité musulmane, d’une idéologie résolument laïque ».

Spécialiste involontaire des quotas en toutes sortes et de gestions communautaires, il en explique la faillite par la violence absolue et infinie, qu’elles provoquent, dans les terres du « Levant », car ces politiques sont toujours « manipulées » par un extérieur, ou prises dans des « logiques perverses ».

Pour tenter de comprendre le pourquoi de cette situation, Amin Maalouf revient sur l’année 1979 avec ce double événement : le retour en Iran de l’Ayatollah Khomeiny (il était avec lui dans l’avion qui ramenait l’Ayatollah de son exil parisien). Il nous raconte les conditions de l’instauration de la République islamique avec le but de faire triompher un islam « insurrectionnel et traditionaliste ». Il constate la déception rapide des soutiens laïques iraniens aux religieux, … Pages oubliées ! Le second événement important de l’année 1979, c’était la victoire de Margaret Thatcher au Royaume Uni, prélude à celle de Reagan aux USA, victoire de la révolution conservatrice génératrice du monde contemporain. Nous en subissons tous les effets aujourd’hui : « désormais c’est le conservatisme qui se proclamerait révolutionnaire, tandis que les tenants du progressisme et de la gauche n’auraient plus d’autres buts que la conservation des acquis ». Ces deux révolutions vont se croiser et se « parler » souvent en 30 ans !
Amin Maalouf revient longuement sur le sens de la défaite de juin 1967 des armées arabes face à Israël
« je serais tenté de dire que c’est le 5 juin 1967 qu’est né le désespoir arabe ». Cette défaite commence par un mensonge, le cri de victoire de Nasser, et finit dans le constat d’une défaite totale, une débâcle. C’est la perte pour les Arabes de la ville de Jérusalem, de la Cisjordanie, de la bande de Gaza et des hauteurs du Golan. Seule une partie du Sinaï sera restituée par les Israéliens… Si les occidentaux parlent de la guerre des « six jours », les arabes eux disent, pour rejeter l’insulte, la « guerre de juin », ou la « Naska ». Autour de cette guerre Amin Maalouf développe une belle interrogation sur que faire d’une défaite ? Comment on s’en relève ?... Mais également que faire d’une victoire !

Ce livre est une méditation sur notre siècle ; méditation qui se termine par un retour à Orwell. Mais gardons toujours à l’esprit comme une espérance fondamentale, ces mots de Pedro Cadron de la Barca (1600-1681) « le pire n’est pas toujours certain » !

Bruno GUICHARD