N°135

Dossier : Arcanes de la haine, Racisme et cætera...

Racisme et néo-colonialisme en Italie

par Salvatore PALIDDA

Avant de proposer quelques considérations sur le racisme qui (ré)émerge aujourd’hui en Italie, je vais présenter les récits de quelques cas à mon avis significatifs.
Fincantieri (l’équivalent des Chantiers Navals français) est l’une des plus importantes entreprises d’État qui comme toutes les autres organise sa production, depuis environ trente ans, en misant sur la sous-traitance [1]. Ainsi les employés directs sont réduits à moins d’un tiers et le reste ce sont des travailleurs des petites et moyennes entreprises de la sous-traitance, et de plus en plus des fausses coopératives et consortiums de travailleurs. Au début, les petits patrons de la sous-traitance étaient des Italiens, mais depuis plus de vingt ans ce sont de plus en plus des étrangers qui emploient leurs compatriotes. Bref, on a eu une véritable ethnicisation de ce “système” de production (comme de services divers) qui s’intègre parfaitement dans le développement néolibéral. Ce sont ces petits patrons “ethniques” qui recrutent, encadrent et disciplinent leurs compatriotes assurant ainsi la plus haute productivité possible au plus bas prix. L’exploitation de l’enfermement dans la cage du groupe ou réseau immigré se révèle très rentable. En voici un cas emblématique [2].

Ali Md Suhag est un Bangladeshi de 35 ans arrivé en Italie en 1998 à 15 ans avec son père. Il a été ouvrier dans l’entreprise d’Ali Mohamed, connu comme le notable de la communauté bengalaise de la zone de Venise. Mis au chômage technique, Suhag a créé son entreprise sur les conseils de Mohamed qui lui a expliqué comment fonctionne le “système Fincantieri”. Rapidement Suhag avec son frère arrivent à gérer le Venice Consortium avec plus de 250 employés. Ils travaillent à la charpente sur les gigantesques bateaux de croisière dans les chantiers Fincantieri de Porto Marghera (à côté de Venise).
Grâce au courage de quelques ouvriers de Suhag, celui-ci a été arrêté et inculpé de plusieurs délits. Il payait à forfait 4-5 euros par heure sans cotisations sociales ni congés payés ou autre avantage. En plus, il exigeait une productivité maximale pour 10-12 heures par jour. Pour cela, il faisait circuler aussi la yaba (dite la “drogue d’Hitler”) pour supporter la fatigue jusqu’à l’extrême. Et à ceux qui protestaient, il promettait des coups de la part de ses hommes de main. Bref, en peu de temps Suhag a acquis le comportement qu’autrefois adoptaient les caporaux ou petits patrons mafieux avec en plus la particularité de jouer l’entrepreneur ethnique, voire le power-broker qui avec facilité recrute ses compatriotes et leur impose une super-exploitation précisément destinée à cette population. Pour amoindrir ses responsabilités pénales, Suhag a commencé par raconter aux juges qu’il avait été contraint de payer moins ses ouvriers parce que les fonctionnaires de Fincantieri lui imposaient des contrats très contraignants genre 15 mille heures payées pour 50 mille travaillées. En plus il était obligé de leur donner tout le temps des cadeaux de luxe (jusqu’à 100 000 euros par année distribués à 12 fonctionnaires). Il raconte encore que ces fonctionnaires lui disaient que s’il n’arrivait pas à payer ses ouvriers, c’était son problème, il aurait pu les payer 2-3 euros plutôt que 4-5 par heure et licencier sans problèmes ceux qui se plaignaient (car ce n’est que de la chair-à-canon du marché du travail, voire de la main d’œuvre néocoloniale racialisée et donc privée de toute protection). Officiellement Fincantieri dit de rien savoir de tout cela. Mais, l’enquête judiciaire touche désormais les chantiers de 10 villes italiennes, 19 entreprises, 34 personnes, dont 12 fonctionnaires Fincantieri à travers 80 perquisitions. L’administrateur délégué de Fincantieri, Giuseppe Bono, a eu le culot de déclarer : « Nous manquent 6 mille personnes… dans les prochains 2-3 ans, on aura besoin de 5-6 mille travailleurs de plus et je ne sais pas où les trouver… on a du travail pour dix ans et un taux de croissance de 10%, mais les jeunes semblent préférer faire les riders à 600 euros par mois alors qu’avec nous, le salaire moyen de nos travailleurs est de 1600 euros ». A noter que la sous-traitance du système Fincantieri a permis aussi une très forte érosion des syndicats car, par définition, les travailleurs de la sous-traitance n’ont pas la possibilité d’être syndiqués et vivent sous le chantage de perdre non seulement l’emploi mais aussi le permis de séjour.
La gouvernance de l’immigration en Italie joue ainsi sur la précarité de l’immigré facilement éjecté dans l’irrégularité qui est bien tolérée par la police, le plus souvent en entente avec les patrons et les caporaux. Les autorités publiques ne font rien contre cet univers d’économie semi-illicite ou totalement illégale bien qu’il s’agisse là d’entreprises d’État pratiquant la fraude fiscale et aux contributions sociales, outre le néo-esclavagisme. Seul le courage de quelques ouvriers et l’aide militante de quelques avocats et syndicalistes a pu démasquer ce système.

Sous-traitance et coopératives

Les cas des fausses coopératives et de super exploitation à travers des caporaux (recruteurs et chefs de chantier) sont entrelacés avec l’œuvre de ceux que l’on peut appeler les professionnels des économies semi-illégales et illégales, de la fraude fiscale et des contributions sociales, bref du business sur le dos des immigrés et aussi des nationaux qui n’ont aucune protection. Experts comptables, débrouilleurs des procédures bureaucratiques, intermédiaires de toute sorte ou brokers, fonctionnaires des polices locales et nationales corrompus, avocats, trafiquants de migrants, et même fournisseurs de drogue pour augmenter la productivité des ouvriers presque esclavagisés : la fougue de maximiser les profits est telle que tout ce monde se mobilise sans arrêt visant des gains jamais atteints.
Le développent de l’entrepreneuriat des immigrés en même temps que la reproduction continue de l’immigration irrégulière (bien réglée par les polices) a été une manne surprenante pour la croissance néo-libérale, l’idéal pour la super-exploitation néocoloniale.

Voici le cas des Sikhs dans les campagnes près de Rome [3]. Zulfqar Ahmed, ouvrier agricole né au Pakistan le 10 juin 1961, travaillait tous les jours de la semaine, y compris le dimanche matin. Le patron lui payait seulement 20 heures par mois. Total : 164 euros. Zulfqar était désespéré. Mais il ne se plaignait pas. Il pensait que c’était la règle. Seulement, il n’arrivait pas à en vivre. Un jour, pendant le passage d’un camp de travail à un autre, il se détache du groupe et se pend à la poutre d’une serre.
Au cours de ces deux dernières années, dans les campagnes de l’Agro Pontino, entre concombres, melons, étoiles de Noël et mozzarelles de buffala, dix ouvriers agricoles se sont suicidés. Mais 150 autres travailleurs ont réussi à dénoncer les conditions d’exploitation et de vie et les violences subies à l’intérieur des entreprises agricoles. Ils ont demandé de l’aide et ont signé des procès-verbaux trouvant plus de 450 témoins. Cette tentative de lever la tête a été possible grâce au travail d’un sociologue, Marco Omizzolo. C’est lui qui a organisé la première grève dans l’histoire des ouvriers sikhs de cette zone du centre de l’Italie. Quatre mille personnes réunies devant la préfecture de Latina (ville près de Rome). C’était le 18 avril 2016. Une journée jamais vue [4]. Hélas, depuis, les conditions des ouvriers agricoles de l’Agro Pontino ne sont pas améliorées et pas plus la vie de Marco Omizzolo qui, quatre fois a reçu des avertissements mafieux et a fini, sa voiture détruite, par être mis sous escorte par la police et transféré à Rome.
«  Une fois c’était des caporaux, maintenant ils semblent des brokers… Ils gardent leur apparence légale derrière les paperasses en règle, produites par une filière d’agents comptables, experts, inspecteurs du travail et même syndicalistes corrompus… comme ça on paye l’ouvrier 300 euros pour presque 12 jours de travail. “Encore 300, je les ai eus au noir, mais j’ai payé l’agent comptable parce qu’autrement je n’arrivais pas à renouveler mon permis de séjour’’, raconte Hardeep. Pour le vieux container gris, que je partage comme logement avec trois autres compatriotes, sans chauffage, un tuyau de gomme pour se laver et le WC à la turque qui décharge directement dans le canal derrière… le gaz qui pue, ils payent 300 euros par mois. A l’avance et toujours au noir…”. “Demain je ne vais pas travailler… le patron m’a dit de rester ici parce que va arriver l’inspecteur du travail’’. Dans la périphérie de Latina, dans les anonymes édifices des nouveaux bureaux, il y a les comptables, les avocats et les experts du travail amis des patrons et des caporaux et aussi quelques syndicalistes. ‘’Deux cents euros pour chaque fausse fiche de paye nécessaire pour renouveler le permis de séjour, et mille pour avoir un contrat’’. ‘’Tous les six-sept mois le patron m’appelle et me fait signer une feuille (de démission/licenciement). Je ne comprends pas ce qu’il y a écrit, mais avec lui il y a toujours un syndicaliste. Je signe et je ne pose pas de questions, autrement ils me chassent » [5] .

Voilà un cas similaire et encore plus effroyable : celui du boss mafieux bengalais Alim qui n’hésitait pas à taper sauvagement ses ouvriers. Ce cas est connu grâce également à l’engagement (plutôt rare) de quelques fonctionnaires de police, de juges et d’autres qui ont facilité la collaboration indispensable des victimes.
"Ils s’étaient intégrés parmi les camorras de la zone sans aucun dérangement. Ils alimentaient les grands et petits patrons : les firmes bien connues du textile, prêt-à-porter etc. Ils avaient “importé” dans les hangars entre Casandrino, Grumo et Sant’Antimo (province de Naples) leur organisation pour l’immigration clandestine et l’exploitation dans les usines : des énormes tables pour la coupe, cinquante machines pour coudre, longs et fatigants axes pour repasser et plus de 200 ouvriers-esclaves. Une délinquance toute made in Bangladesh autour du patron de 42 ans Alim Mohammed Sheikh … il est en prison avec sa femme Popy Khatun et quatre complices, inculpé d’association criminelle et intermédiation illicite de main d’œuvre – très bien enracinée dans la zone de Naples. Ils étaient sûrs de passer inaperçus et y étaient arrivés. Mais voilà, le courage des “clandestins”, leurs “frères” bengalais, qui, comme le soulignent les magistrats de l’Antimafia et de police criminelle, étaient assoiffés de justice ». Dans les emballages des marchandises on trouve des vêtements avec les grandes firmes “Camomilla”, “Motivi”, “Artigli” etc..
« Il nous tabassait à coup de pieds et de poing  »
Le trafic d’immigrés commençait au Bangladesh : « Alim, promettait 10 mille euros et le permis de séjour et de travail à 800-1000 euros par mois. Une fois en Italie, on découvrait des payes de 300 euros par mois, pour 17-18 heures par jour samedi inclus et dimanche de 7h30 à 14h ou 19h. Le permis de séjour jamais vu, mais Alim séquestrait le passeport de tous. Et il enfermait à clés les ouvriers dans les hangars où ils travaillaient. Si quelqu’un avait mal, il ne pouvait pas sortir. Et qui travaillait avec moins d’intensité était tout de suite tabassé. ‘’Un jour ils ont tabassé Emdadul parce qu’il était fiévreux et ne pouvait pas travailler vite comme les machines’’. ‘’Une autre fois un camarade avait mal et le patron a dit qu’il fallait mourir sur les machines’’. Puis la rencontre avec le Pape qui accueille les témoins bengalais. Eux racontent tout, et lui donnent une lettre. Le Pape les bénit pour leur bataille, pour la justice, le courage »
«  “Alim, est-ce-que tu veux que je les envoie tabasser ?” Dans les actes judiciaires on lit la conversation entre un homme qui appelle Alim… il parle de gens qui ont des déboires avec Alim et demande d’envoyer un certain Habab pour les tabasser. Alim dit ok » [6].

racisme et decolonaistion en italie
racisme et decolonaistion en italie

Rappelons que le premier cas connu a été celui de Ion Cazacu, un ouvrier roumain qui fut tué par son caporal italien le 14 mars 2000 : il revendiquait d’être mis en règle et d’avoir le salaire promis ; alors le caporal lui a jeté un bidon d’essence et y a mis le feu.
Des cas similaires il y en a plusieurs. Parfois il s’agit de travailleurs enfermés dans les serres par ailleurs très polluées. En Sicile c’était le cas atroce de femmes roumaines qui y ont subi des violences sexuelles continues et ont été contraintes à des avortements [7]. Dans les Pouilles d’autres femmes polonaises ont été trouvées assassinées avec des traces évidentes de tortures : elles avaient osé se révolter contre leurs caporaux (voir les reportages de Foschini e Pleuteri ). [8]

En Calabre, toujours dans la même zone de la super exploitation des Africains qui ramassent les agrumes et vivent dans des baraques qui parfois prennent le feu, les ouvriers agricoles étaient contraints à travailler 7 jours sur 7, y compris les jours fériés, pour 10-12 heures, avec des pauses très courtes et sans aucun dispositif de santé ou de protection individuel ; tout pour UN euro à chaque cassette d’agrumes ou pour 10-12 euros à la journée. Une journée de travail infinie, qui commence avec le risque de la vie sur des villes et hyper chargées camionnettes avec lesquelles les caporaux les accompagnent dans les camps, transport en plus payant. Et même dans le baraquement, l’exploitation continuait. Plusieurs femmes étaient obligées de se prostituer par un proxénète libérien qui les amenait dans les baraques [9].

Autre cas emblématique est celui du district dit la vallée du caoutchouc (un fief des racistes de la Ligue) ; des entreprises qui produisent des joints pour les grandes firmes européennes d’autos : comme travail à domicile – au noir –, les joints sont déchirés des feuilles de caoutchouc passées sous la presse, c’est fait par des femmes ou des familles entières à 2 euros par mille joints [10]. Le plus souvent il s’agit de femmes immigrées sans papiers. Mais là la police ne va jamais. Ce n’est donc pas surprenant que les mafias soient aujourd’hui toujours plus diffuses au Nord de l’Italie. Et ce n’est pas un hasard si dans ce Nord se situe la plus grande partie de l’évasion fiscale d’Italie. [11]

Parmi les magouilleurs de l’économie illégale, il y a aussi l’emploi de fausses entreprises intérimaires situées dans d’autres pays européens. En plus de jeu du dumping social il y a l’illégalité complète. Ainsi une agence intérimaire a lancé une campagne publicitaire pour offrir des travailleurs avec un « contrat roumain » avec cette affiche :
« Surmontez la crise ! Réduisez les coûts ! Avec des travailleurs intérimaires avec contrat roumain… Pourquoi attendre ? Économisez 40% et bénéficiez de la flexibilité maximale. Pas de cotisations d’aucune sorte ! Pas de congés payés, pas de troisième et quatrième fiche de paye. Et pas d’anticipation de TVA parce que nos factures sont communautaires ».

Mais ce n’est pas toujours que les médias parlent de cas de néo-esclavagisme et les interventions des polices et de la justice sont rares. Tout cela fait partie du quotidien de l’Italie néo-libérale, néocoloniale, marquée par une racialisation partout partagée par la majorité de la population. De leur part, le succès des souverainistes-populistes mise précisément sur les discours racialisants et aussi fascistes et sexistes afin de montrer qu’ils arriveront à éliminer définitivement le risque que les immigrés puissent avoir accès à la parité des droits avec les nationaux.
Par ailleurs, presque personne n’en parle. De surcroît, il ne manque pas quelques démographes et experts du changement climatique qui ont tendance à penser que les migrations deviendront des invasions très déstabilisantes pour les pays du premier monde à cause de la superposition des effets de ce changement climatique et de l’augmentation continuelle de la population mondiale. Bien que parfois de bonne foi, le résultat de ce raisonnement risque fort de donner crédit à ce qui apparaît comme une thanatopolitique néo-libérale (laisser mourir sauf la quantité d’ immigrés utiles comme néo-esclaves [12]). En revanche peu de crédit est donné à la thèse plus concrète qu’avec une distribution égalitaire de la richesse, même plus de 10 milliards d’humains peuvent vivre aisément, à condition de bannir toutes les activités qui provoquent la destruction (l’extractivisme du pétrole, charbon, gaz et uranium), les grandes œuvres et la production militaire, toutes activités visant l’augmentation continuelle de la richesse d’une petite minorité et de la pauvreté de la grande majorité.

TURI PALIDDA
PROFESSEUR DE SOCIOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE GÊNES