Le Maroc noir
Une histoire de l’esclavage,
de la race et de l’islam
CHOUKI EL HAMEL,
ÉDITIONS LA CROISÉE DES CHEMINS,
CASABLANCA, 2019 (2E ÉDITION)

Catherine Coquery-Vidrovitch, historienne spécialiste de l’Afrique, qui préface ce livre, prévient d’ouverture : « L’ouvrage de Chouki el Hamel est exceptionnel à plus d’un titre. D’abord, il traite avec érudition, courage et lucidité un domaine jusqu’à présent peu abordé au Maroc et dans le monde musulman : l’existence et la pratique de l’esclavage dans ces sociétés, comme dans les autres, depuis un temps immémorial. Ensuite, parce que sa connaissance approfondie des archives et documents arabes, au premier chef du Coran dont il nous livre au passage une analyse précise, rend sa démonstration particulièrement convaincante. Enfin parce que le tout est conçu dans un questionnement permanent de la part du savant qu’il est, sans pour autant que son souci scientifique alourdisse la lecture ». On ne peut mieux présenter effectivement cet ouvrage : exceptionnel, courageux et passionnant.
Chouki el Hamel est professeur agrégé d’histoire à l’université d’Arizona, après une formation au Centre de Recherches Africaines en France et l’obtention d’un doctorat à l’Université de la Sorbonne. Ses recherches portent sur la propagation de la culture et des institutions islamiques en Afrique et sur les questions de la subalternalisation (politique, raciale et de genre) dans les sociétés africaines.
Dans cet ouvrage, d’une grande érudition, l’auteur éclaire la notion d’esclavage lié partout à la violence des guerres et de leurs conséquences en terme de captivité et d’asservissement des vaincus et comment cet esclavage a été lié ensuite à la « race », notamment à la couleur de la peau, faisant de l’esclavage une question généalogique condamnant les descendants à la même condition. Y compris dans les sociétés arabes et précédemment à l’arrivée de l’islam et même là où les populations noires étaient aussi autochtones que les blanches, résultat de brassages anciens (conquêtes et commerce) entre le nord de l’Afrique et l’Afrique sub-saharienne. Mais aussi carrefour avec la Méditerranée et l’outre-Atlantique, où se sont constitués les premiers frayages ou les premières orientations vers la « traite » par le biais des Portugais notamment.
Le Maroc du XVIIe siècle constitue une scène importante dans ce théâtre. Le sultan Moulay Isma’il y initia une compagne d’asservissement de tous les noirs, musulmans ou non, libres ou déjà esclaves, pour créer son armée, faisant fi des recommandations de l’islam de libérer les esclaves (par élargissement ou mariage et reconnaissance des enfants). Ce qui donna lieu à une grande controverse avec les ‘ulemas du monde musulman sur la légitimité de la chose du point de vue religieux. Moulay Isma’il a ainsi fondé, en le justifiant d’un point de vue religieux, un esclavage à code noir, autrement dit un racialisme social institutionnalisé dont l’« héritage persiste sous la forme de discriminations et de marginalisation héréditaire ».
Le travail de Ch. El Hamel lève le voile sur un « tabou » du point de vue de l’historiographie officielle (un tabou de « polichinelle » faudrait-il dire tant la chose est encore chose courante), en tout cas sur la minimisation du phénomène de l’asservissement des noirs au Maroc et dans tout le Maghreb (Mauritanie comprise) et ses conséquences dans l’histoire de cette contrée. Il rétablit ce fait historique que « L’histoire de l’esclavage au Maroc ne peut être envisagée séparément de la terreur raciale liée à la traite mondiale des esclaves ». « La diaspora des Africains de l’Ouest au Maroc,dont la majorité furent transportés de force à travers le Sahara et vendus dans différentes parties du Maroc, présente d’importants points communs avec la définition que donne Palmer de la diaspora transatlantique ». Du point de vue culturel, « la conscience noire au Maroc est analogue à la conscience amazighe [berbère] » : « D’une certaine manière, les Amazighs sont dans le même bateau que les Marocains noirs, mais ni les uns ni les autres ne sont dans le même bateau que les Arabes dominants ».
Ce livre comble donc une double « lacune » historique : l’histoire de la diaspora noire interne à l’Afrique, mais aussi « l’influence considérable des circonstances séculières sur le discours religieux et l’idéologie d’asservissement au Maroc ».
Une contribution majeure dans le débat actuel sur le racisme, il aide à comprendre le lien intrinsèque entre racisme et domination à différents échelons.
Abdellatif Chaouite