Maroc :
Les langues
de la discorde
SOUS LA DIRECTION DE
TOURIYA FILI-TULLON,
UGA EDITIONS 2019.

L’avant-propos de ce livre, rédigé par Kenza Sefrioui, s’intitule « Libérer les langues de la hogra », autrement dit du mépris. Plus que d’une discorde (l’état actuel de la question et notamment après la dernière Constitution qui a officialisé l’amazigh en 2011 et après le débat ces dernières années sur l’introduction ou non des mots de la darija, langue vernaculaire, dans l’enseignement), il s’agit bien effectivement de libérer d’abord toutes les langues usuelles du mépris, et, conséquemment, de libérer les imaginaires qui composent la société marocaine. Amazigh, arabe, français, espagnol ou darija (vernaculaire issu de créolisations vivantes selon les régions), aucune de ces langues n’ assure à elle seule une pleine présence sociale et toutes en dotent, permettant de circuler dans tous les milieux. Mais toutes ne bénéficient pas du même statut ni des mêmes moyens de transmission. Et, là, la question devient une affaire politique et alimente toutes les polémiques, toutes les discordes idéologiques et tous les préjugés qui y affèrent. Rien de bien surprenant sans doute dans une société à la fois segmentaire et de classes aux intérêts divergents, et aux forts taux de leur « reproduction » sociale.
Les langues, dans leurs usages, deviennent les langages ou les codes de cette reproduction au mépris de la richesse culturelle à laquelle donne cependant lieu cette pluralité linguistique et surtout sans doute d’un réel ancrage émancipateur de la société dans sa propre histoire ! Une histoire longue caractérisée par trois faits essentiels : l’hospitalité de la langue amazigh à toutes les langues qui ont imprégné cette contrée (depuis le punique), la résistance de cette langue à disparaître (malgré le handicap de l’usage réduit de l’écrit) et la lente construction d’une langue commune (la darija). Ce noyau dur de la question linguistique au Maroc donne lui-même la clé anthropologique de son « articulation » : jouer le mieux possible ou équitablement la diversité contre le mépris et l’exclusion, un chantier colossal qui demande une vraie volonté politique et un désir d’émanciper les imaginaires au-delà de la seule dynamique économique.
Ce livre (une réédition augmenté de Maroc : la guerre des langues ? paru au Maroc en 2018) réunit une vingtaine d’auteurs et des plus avertis sur cette question (spécialistes, écrivains, artistes). Il offre au lecteur un panel de points de vue et d’analyse qui n’épuisent certes pas le sujet mais ouvrent des pistes très intéressantes hors les crispations idéologiques qui se partagent le terrain de la polémique. On y perçoit que le Maroc (et sans doute l’ensemble du Maghreb) n’a pas seulement sa particularité dans ce registre parmi la multitude de pays multilingues, mais dispose surtout, pourvu que l’on prenne la chose au sérieux, d’un sacré pas d’avance sur le chemin de cette « créolisation du monde » dont parlait Édouard Glissant : elle y est à l’œuvre depuis des générations. L’enjeu et l’intelligence historiques seraient d’en faire un atout (socio-linguistique) pour demain et ce, dès à présent.
Abdellatif Chaouite