
White Riot, mené tambour battant par Rubika Shah, retrace les différentes étapes d’une mobilisation antiraciste de la fin des années 1970 au Royaume Uni [1].
Rock against racism (RAR) est initié − d’abord à Londres puis dans l’ensemble du Royaume-Unis − par un collectif d’artistes-activistes proches de la scène musicale punk, alors en pleine explosion. En s’appuyant sur les témoignages des protagonistes et de nombreux documents d’archives, la réalisatrice noue les différents fils d’une histoire au cours de laquelle l’expression musicale se transforme en instrument de critique sociale et de lutte politique.
London calling !
En faisant résonner, dès le début du film, les notes du mythique London calling (1979) du groupe The Clash, Rubika Shah donne immédiatement le ton : et si la musique pouvait favoriser l’insurrection des consciences ? Quand bien même cet hymne mélancolique est-il postérieur de quelques années aux événements présentés dans le film, il (re)plonge immédiatement le spectateur dans l’Angleterre de la fin des années 1970, traversée par une grave crise socio-économique, où racisme et xénophobie tiennent le haut du pavé.
White Riot, qui donne son titre au documentaire, est le premier single des Clash (1977), inspiré des affrontements entre les forces de l’ordre et des Jamaïcains pendant le carnaval de Notting Hill en 1976. À travers ce morceau, le chanteur du groupe Joe Strummer en appelle à l’alliance des « blancs » et des « noirs » pour lutter contre un système d’oppression dont ils sont communément victimes dans les anciens bastions ouvriers.
À partir d’un fonds exceptionnel d’archives écrites et audio-visuelles, Rubika Shah nous plonge au cœur d’une Angleterre pré-thatchérienne, sinistrée sur le plan économique et rongée par le racisme. La cinéaste met en lumière cette montée de l’intolérance vis-à-vis des « étrangers » incarnée par le National Front (créé en 1967) qui mène une campagne anti-immigrants très offensive au moyen de provocations dans la presse et de manifestations nationalistes lui permettant d’accroître son audience, en particulier au sein des couches populaires de l’électorat [2]. Les diatribes anti-immigrés d’un des leaders de ce parti ultra-nationaliste, Martin Webster, font froid dans le dos lorsqu’on les réécoute quarante ans plus tard ! La réalisatrice focalise son attention sur la marche anti-immigration du 13 août 1977 à Lewisham, au sud-est de Londres, où le parti d’extrême-droite a devancé le Labour (parti travailliste) aux récentes élections, et où la police a multiplié les arrestations arbitraires de « jeunes noirs ». Elle fait ensuite entendre la voix du député conservateur Enoch Powell [3], apôtre, depuis 1968, d’une Angleterre libérée de l’« invasion étrangère ». Le guitariste de blues-rock Eric Clapton (qui paradoxalement a connu un immense succès avec une reprise de I shot the sheriff de Bob Marley) fait une déclaration en faveur de Powell lors d’un concert à Birmingham le 5 août 1976, dans laquelle il affirme la nécessité de mettre un terme à l’immigration, pour empêcher que l’Angleterre ne devienne « une colonie noire » (Clapton prétendra ultérieurement avoir prononcé cette phrase sous l’emprise de l’alcool). Celle-ci provoque aussitôt l’indignation d’un groupe d’artistes-militants, emmenés par le photographe et comédien Red Saunders, qui publie, en septembre 1976, dans l’hebdomadaire New Musical Express, une lettre ouverte à Clapton, pleine d’ironie : « Quelle mouche te pique, Eric ? (...) Ressaisis-toi. La moitié de la musique est noire. Tu es le plus grand colon du rock. Tu es un bon musicien, certes, mais où serais-tu sans le blues et le R&B ? Toi aussi, il faut que tu combattes ce poison qu’est le racisme. (...) Nous avons décidé de lancer un mouvement populaire contre le poison de la musique raciste ». Rock Against Racism était né.

Le mouvement s’amplifie après que d’autres rock stars aient exprimé des propos ambigus quant à l’avènement spectaculaire d’une dictature fasciste (David Bowie) ou d’un pouvoir nationaliste (Rod Stewart). En juillet 1977, le premier éditorial de Temporary Hoarding (littéralement : panneau d’affichage temporaire) le magazine de RAR, sonne comme une déclaration d’intention : « On veut de la musique rebelle, de la musique de la rue, de la musique capable d’annihiler la méfiance et la peur mutuelle. Une musique de crise. Une musique de maintenant. Une musique qui sait contre qui elle se bat. Rock contre le Racisme ! Aimez la musique, haïssez le racisme ! ». Ce fanzine devient aussitôt l’organe fédérateur du mouvement, à une époque où la communication s’effectue encore à l’aide de correspondances écrites. De toute l’Angleterre proviennent en effet des lettres de soutien à RAR, écrites par des adolescents ou de jeunes adultes d’horizons socio-géographiques variés, choqués par les violences racistes.
Une énergie communicative
Alternant les séquences musicales mêlées à d’autres sources documentaires, le film impose un rythme très soutenu ; un rythme qui se fait l’écho de l’urgence du combat de Rock Against Racism. Les entretiens filmés des témoins permettent cependant une sorte de respiration, favorisant l’analyse rétrospective de cette intense mobilisation.
En donnant la parole aux acteurs et témoins des événements − notamment les fondateurs du mouvement, Red Saunders, Roger Huddle ou Kate Webb, ainsi que les musiciens Topper Headon (The Clash), Pauline Black (The Selecter) et Tom Robinson − la réalisatrice analyse de l’intérieur, l’expérience de RAR, de sa naissance dans les salles miteuses des quartiers populaires jusqu’au « Carnaval anti-nazi » du 30 avril 1978 dans les rues de Londres, au cours duquel cent mille personnes défilent de Trafalgar Square jusqu’à Victoria Park. Manifestation qui se poursuit par un immense concert en plein air rassemblant, entre autres, Sham 69, The Buzzcocks, The Clash ou Steel Pulse, que conclut magistralement le Tom Robinson Band avec son morceau visionnaire Winter of ’79.

Pour illustrer cet enthousiasme, Rubika Shah a sélectionné de courtes séquences musicales « live » avec les punks de X-Ray Spex (emmenés par la chanteuse Poly Styrene) et les rockers londoniens-pakistanais de Alien Kulture [4], qui montrent combien l’énergie cathartique des artistes sur scène fusionne avec celle d’un public où se mélangent joyeusement différents groupes socio-ethniques. Quelques skinheads, désireux d’en découdre avec les « anarchistes » et les « syndicalistes rouges », viennent parfois perturber cette communion. Le public français non initié découvre, à travers ces altercations entre jeunes prolétaires, la solide base ouvrière du mouvement punk, dont témoigne également la présence de nombreux représentants des classes populaires de Glasgow ou Birmingham au Carnaval antinazi de Victoria Park.
Du point de vue formel le film tire son dynamisme du fait que des éléments visuels empruntés aux fanzines de RAR ont été animés, ce qui donne un effet singulier de rythme trépidant, rendant aux pages de Temporary Hoarding une nouvelle jeunesse. Rubika Shah fait ainsi « revivre » des coupures de presse et des événements qui se répondent. Que ce soit du côté du National Front ou du côté du Rock Against Racism, le documentaire capte minutieusement la manière dont se propagent les idées.
Au fil du documentaire on découvre que si l’éthique du bricolage (le fameux « do it yourself ») et l’énergie de la base militante de RAR semblent intrinsèquement « punk », sa palette musicale est beaucoup plus large puisqu’elle intègre des artistes reggae, ska, new wave ou soul. Le concert inaugural de RAR en 1976, reflète la variété de ces esthétiques musicales, lorsqu’il met en vedette le groupe de reggae Matumbi aux côtés de la chanteuse de blues Carol Grimes. Si le film rend compte du bouillonnement créatif de la période, il passe un peu à côté (par angélisme ?) de la dimension provocatrice inhérente au punk, qui s’exprime à travers le détournement de l’imagerie nazie par des musiciens, tel Sid Vicious des Sex Pistols arborant une croix gammée sur son tee shirt… Elle omet ainsi d’expliquer la fonction subversive – et donc paradoxalement libératoire – de cette utilisation de signes fortement connotés, dans un pays qui n’a pas connu l’occupation [5]. On pourrait également reprocher au film certains penchants nostalgiques et une forme d’idéalisation du mouvement RAR, qui n’était après tout qu’un concert de rock. Certes… Mais en même temps, comme l’affirme un témoin de cette aventure collective, « ce sifflement des larsens dans vos oreilles est peut-être le vrai son de la résistance ». Et la réalisatrice de monter qu’il s’agit là infiniment plus qu’un « moment » isolé ou un geste éphémère conjoncturel puisque le mouvement s’est déployé de manière rhizomique sur l’ensemble du territoire britannique où il n’a eu de cesse de se réinventer jusqu’à nos jours. Ce faisant Rubika Shah nous rappelle la nécessité de relier et de réévaluer les formes de militance, ainsi que la puissance de l’ « ici et maintenant » qu’incarne merveilleusement l’aventure de RAR.
À travers le montage de son film, qui ne respecte pas nécessairement la chronologie des événements, la cinéaste fait dialoguer deux époques : celle des années 1970 et la nôtre. La première illustrée par les archives, la seconde par les témoignages au présent des personnes impliquées dans le mouvement, qui analysent rétrospectivement le sens de ce combat et ses résonances contemporaines.
Concordance des temps, le film a été programmé dans les salles de cinéma au cours de l’été 2020 ; moment où s’exprimait, à travers les manifestations du mouvement « Black lives matter » aux États-Unis et en Europe, une immense indignation consécutive à l’assassinat de Georges Floyd le 22 mai, par un policier de Minneapolis.
Post scriptum : certains documents liés à l’histoire de RAR ont été présentés au Musée national de l’histoire de l’immigration, à Paris, dans le cadre de l’exposition « Paris- Londres. Music Migrations (1962-1989) » [6].
Philippe Hanus
Historien, CPA Valence