N°135

Dossier : Arcanes de la haine, Racisme et cætera...

Témoignage d’une travailleuse sociale

par Jeanne MALIER

Monsieur et Madame J. me précèdent en entrant dans le commissariat. Je les ai un peu pressés pour que nous soyons là le plus tôt possible, car la situation est urgente. La fille aînée du couple, âgée de 14 ans, est en fugue depuis près d’un mois et la famille n’a que très peu de nouvelles. Le couple s’est déjà rendu au commissariat, mais ils n’ont eu aucun retour et sont inquiets. De plus, ils n’ont aucune copie des documents qui leur auraient été remis lors de leur premier passage ici, si ce n’est un petit post-it avec un nom et un numéro incomplet. A l’accueil, le policier nous accueille par un « encore vous… » avant de remarquer que le couple est accompagné. Son regard et son ton agressif s’estompent un peu. J’explique alors que nous venons prendre des nouvelles de « l’affaire » et que nous aimerions parler à la personne en charge de la situation, que je suis travailleuse sociale dans le centre d’hébergement d’urgence dans lequel la famille est actuellement accueillie et que la famille est très inquiète. Sourire moqueur en face de moi : « il y a plusieurs heures d’attente, vous pouvez vous asseoir ». Dans la salle d’attente, monsieur J. m’explique, dans un mélange d’anglais, d’allemand et de serbe qu’ils n’ont pas réussi à être reçus la dernière fois qu’ils étaient venus, qu’ils se sont sentis humiliés et jugés. Ce jugement, je le rencontrerai à de nombreuses reprises tout au long des mois qui ont suivi, alors que chaque jour nous avions de nouvelles surprises dans l’avancement de l’enquête : mauvais numéro de dossier, enquêteurs injoignables – en vacances ou malades dans la même journée –, incendie dans un bureau du commissariat, transfert de dossier au mauvais service… Alors même que la situation était de plus en plus inquiétante, car la fugue était devenue séquestration avec suspicion de traite humaine, rien. Aucune avancée, aucun retour. Le Défenseur des Droits saisi, nous avons pu récupérer le premier procès-verbal, qui mentionnait, noir sur blanc, que les « roms vendent leurs enfants » !

Dans ma vie personnelle, je n’ai jamais eu à faire au racisme. Bien sûr, en tant que femme de classe moyenne, je pourrais témoigner des systèmes de domination dans notre société. Mais je suis blanche. J’ai travaillé durant neuf mois comme travailleuse sociale dans un centre d’hébergement d’urgence, dans un service de « plan froid ». Durant ces quelques mois, en partageant le quotidien d’hommes et de femmes de tous horizons, j’ai pu, parfois, toucher du bout des doigts ce qu’est la discrimination, ce qu’est la domination d’une « race » par une autre, ce que sont les jugements et les stéréotypes. J’ai écouté longuement, parfois très tard le soir ou durant un café du matin, dans le métro ou en partageant un repas, les histoires et les morceaux de vie des personnes hébergées. Ces personnes racisées ou ne parlant pas le français qui se retrouvent, en plus d’être des étranger.e.s, être catégorisées comme dépendantes du système, ne pouvant subvenir à leurs besoins par elles-mêmes.

L’on pourrait avoir tendance à rapporter ces paroles, à devenir une voix pour les voix que l’on ne veut pas entendre, une voix qui porterait leurs histoires plus haut que ce qu’elles ne peuvent faire. Pour faire entendre, pour interpeller, pour crier à l’injustice et à l’inhumanité. Peut-être également parce que ces personnes sont dans des dynamiques de survie, et qu’écrire et dire n’est pas leur première préoccupation. Ou peut-être qu’elles ne désirent pas témoigner, ou qu’on ne leur en donne pas l’occasion. Aussi, et pour ne pas tronquer leur parole, j’écrirai seulement de la mienne
En tant que travailleuse sociale, en tant qu’oreille et petite main qui a expliqué durant tant de rendez-vous l’importance de tel ou tel document, et en tant que personne qui s’est parfois battue pour faire valoir des droits, il m’importe de témoigner de ce que j’ai pu appréhender d’un racisme systémique, gangrène présente partout dans nos administrations.

Un matin j’appelle le rectorat concernant l’inscription d’une jeune fille dans le lycée de secteur. Cela fait quelques semaines que nous essayons de joindre la bonne personne, tout le service s’y est mis, en appelant à différents horaires. Enfin, je tombe sur un monsieur qui semble bien embêté. Sur le territoire où nous sommes, il y a deux centres d’hébergement et un village mobile, m’explique-t-il, et donc déjà beaucoup de roms dans les classes du collège. « Il ne peut plus en prendre en plus ». Je mets le haut-parleur, pour pouvoir partager avec ma collègue la colère qui monte peu à peu. Elle me fait signe de me calmer : s’énerver ne ferait que desservir la situation qui traîne depuis trop longtemps déjà. J’explique alors, aussi calmement que possible, que la jeune fille en question parle trois langues, qu’elle est très en avance en classe et surtout, qu’elle n’est pas rom mais syrienne. Le ton change alors. Trois jours après, elle est reçue au collège de secteur pour un test de positionnement qui déterminera sa classe.

Si cette situation met en lumière une problématique, celle d’un agent du rectorat qui discrimine purement et simplement les roms, elle souligne aussi cette contrainte pernicieuse de devoir en « enfoncer » certains pour en promouvoir d’autres : de souligner qu’ « elle n’était pas rom mais syrienne », comme si cela lui donnait un passe-droit que les autres n’auraient pas. Comme si, en étant syrienne, il allait de soi qu’elle serait un meilleur élément qu’un autre ou qu’aucun rom ne parlait trois langues... En tant donc que travailleuse sociale, il m’importe de dire, d’écrire sur ce que j’ai pu aussi faire ou ce à quoi j’ai participé malgré moi.
Il est souvent difficile de sortir de certains stéréotypes ou de prendre conscience des catégorisations que nous faisons mentalement, presque naturellement. S’en rendre compte est aussi violent, car il est encore plus difficile de travailler sans ces catégories, de se battre contre un système qui utilise ces catégories pour organiser son administration, dont nous sommes dépendants et dont les personnes que nous accompagnons sont dépendantes. Ne pas s’énerver donc pour ne pas desservir la situation de cette jeune fille qui souhaite plus que tout aller au collège. Ne pas crier contre une personne de la CAF qui ne trouve pas la bonne case dans laquelle ranger une dame et ses enfants, car « elle en a sept quand même, c’est beaucoup ». Ne pas perdre des années à se battre contre le CCAS du territoire qui refuse de prendre de nouvelles domiciliations, car ils partent du principe que les personnes demanderont forcément des aides financières, et trouver des associations qui prennent le relais. Ne plus écouter les réflexions des conseiller.e.s Pôle-Emploi sur des rendez-vous ratés qui mettent en cause la nationalité ou la culture d’une personne...
De ma place de travailleuse sociale, je me dois d’être là pour les personnes et les accompagner dans leurs trajectoires. S’abstenir donc de répondre et « laisser couler » et trouver d’autres alternatives si nécessaire, afin de faire avancer les situations et les dossiers, afin de soutenir l’accès aux droits des personnes. De les soutenir et de les guider dans un système qui ne leur donne pas a priori de place. L’enjeu est trop important et, professionnellement, je suis trop petite, derrière un bureau dans un centre d’hébergement d’urgence, pour faire bouger tout un système. Mais de ma place d’être humain, de personne, de citoyenne, ce n’est pas acceptable. Beaucoup d’idées, de pratiques, de manières de faire et de travailler doivent changer, doivent évoluer.

Comment concilier les enjeux de la travailleuse sociale et ceux de la citoyenne ? Il s’agit de penser différemment. Ne plus vouloir se battre contre un système, mais trouver des allié.e.s avec qui évoluer dans ce système, pour le faire évoluer. Changer des petites choses de l’intérieur, planter des petites graines pour que certaines choses changent, ne serait-ce que pour une seule personne. Insister pour changer de conseillers, pour avoir une autre personne en ligne, pour avoir un autre rendez-vous. Avancer à petits pas, trouver des manières de contourner les règles et les idées reçues. Il ne s’agit pas d’arrêter d’être en colère, de ne plus éprouver de désarroi face à une injustice ou de devenir muet dans certaines situations. Il ne s’agit pas non plus de porter la parole de ceux qui subissent comme un étendard, ou pour justifier nos actes. Il s’agit simplement, depuis notre place à chacun, de faire un petit peu plus que ce que nous faisons, de faire surtout différemment, afin de retrouver un peu d’humanité.

JEANNE MALIER