N°131

Culture

«  Carte de séjour a été la bande son du mouvement Beur  »

Entretien avec Brahim Msahel

Propos recueillis par Abdellatif CHAOUITE

Percussionniste, pionnier de l’aventure musicale «  Carte de Séjour  », Brahim Msahel a ensuite fondé le groupe Zéphyr avec lequel il a tourné une dizaine d’années. Parallèlement, il a conduit plusieurs projets artistiques impliquant des musiciens réfugiés, des jeunes des quartiers, des résidents en foyers... Il développe actuellement un projet dans le Haut Atlas marocain pour faire travailler ensemble des artistes des deux rives de la Méditerranée.

E. I.  : Brahim Msahel, vous avez fait partie de l’aventure «  Carte de Séjour  ». Vous en étiez le premier percussionniste. Qu’est-ce que vous pouvez nous dire sur le contexte de cette initiative ? A quel besoin ou à quelle envie elle répondait de votre part ?
B. M.  : Fin des années 70 j’animais le groupe Noujoum, une formation qui reprenait surtout les standards de Nass el Ghiwan, Jil Jilala, Mchaheb (groupes marocains qui avaient renouvelé le patrimoine du chant populaire au Maroc), le son engagé au Maghreb dans ces années-là. Avec des copains du quartier (Rillieux) les frères Amini, on s’essayait à ce moment-là au rock  : ils jouaient de la guitare et de la basse et moi de la batterie. C’était la grande époque du rock dans la région lyonnaise avec des groupes comme Starshooter, Factory. Quand les frères Amini ont rencontré Rachid et monté le groupe Carte de Séjour, ils m’ont appelé et l’aventure a commencé dans un local à la Croix-Rousse.

E. I. Comment le groupe «  Carte de Séjour  » s’est formé ? Une proximité de vie ? De conditions ? De sensibilité musicale ?
B. M.  : Les membres du groupe à la base étaient du même quartier et évidemment on avait la même histoire, le même vécu en tant que fils d’immigrés. Mais ce n’était pas un groupe communautaire  : c’était avant tout la musique qui nous rassemblait. Jérome Savy par exemple apportait le son de sa guitare autant que sa sensibilité aux messages que l’on voulait faire passer. Le nom du groupe donnait le la  : Rachid chantait en arabe, on faisait un rock métissé qui nous ressemblait et qui exprimait à ce moment-là de l’histoire, nos conditions de vie, nos colères, nos aspirations…

E. I. Quel a été le moteur de cette formation  : un engagement sur les questions de l’immigration ? Une volonté de dire ce qui ne se disait pas autrement ou n’était pas entendu ?...
B. M.  : En groupe et individuellement nous étions tous partie prenante de ce qui se passait à Lyon à ce moment-là et qui a donné ce qu’on a appelé ensuite le mouvement Beur. A l’époque la «  movida  » lyonnaise c’était l’action politique et la musique. On était de tous les meetings, et le Midnight Rambler, petit cani croix-roussien (café-bar croix-roussien) était autant le rendez-vous des militants de «  Zaâma de banlieue  » (Association expression jeunes immigrés, fondée à Lyon en 1982) que des musiciens. Notre local de répétition, rue des Tables Claudiennes, était autant un lieu de travail qu’un espace de rencontres, d’échanges pour une jeunesse qui avait envie de faire bouger les choses. C’était une époque tendue parce que les morts, arabes, tombaient comme des mouches. On se sentait tous atteints, nous on ne tenait pas de discours politiques. On était présents, on mettait en musique ce qu’on ressentait  : notre colère (titre  : NAR, feu en arabe), on tournait en dérision notre réalité d’immigrés (Bleu de Marseille), on affirmait notre identité métisse (Rhorhomanie)… je crois qu’on peut dire que Carte de Séjour a été la bande son du mouvement beur tant qu’il a duré.

E. I. Quel rôle Rachid Taha a joué dans la formation de «  Carte de Séjour  » ? De leader ? De créateur ?…
B. M.  : Rachid a incontestablement été le leader de «  Carte de Séjour  ». C’est lui qui l’a créé et il en était le porte-parole. Sur le plan de la création il était très ouvert au partage, mais c’était lui qui écrivait les textes. Sur le plan musical chacun de nous apportait sa sensibilité et ses influences. C’était en tournées qu’on a passé le plus de temps ensemble, qu’on apprenait à se connaître, qu’on échangeait. Il aimait la fête et il aimait rire par-dessus tout. C’est l’image que je garderai de lui.

E. I. Avec du recul, comment vous estimez le rôle joué par «  Carte de Séjour  » ?
B. M.  : Je pense en toute modestie que «  Carte de Séjour  » a créé un nouveau son français. Musicalement on a fusionné des sonorités rock, avec des gammes et des instruments issus de la musique populaire maghrébine. Ce son était neuf, inédit, il était l’expression de toute une génération. Je pense que ce groupe a permis de décomplexer la musique hexagonale et a ainsi ouvert la voie à d’autres.