E.I. : Ce numéro est consacré aux dires et engagements auprès des figures des « migrants ». Vous êtes vous-même un migrant syrien et vous vous êtes trouvé à jouer un rôle d’interprète auprès des migrants parlant la langue arabe. Vous pouvez sans doute évoquer ce parcours ?
A. : Je suis né et j’ai grandi en Syrie, dans un village à 100 km de Damas. J’ai fait mes études à Damas dans la fac de droit. Après, j’ai réussi le concours des assistants d’université et j’ai été envoyé par le gouvernement syrien en France pour faire un Master et un doctorat et je devais donc revenir pour enseigner à la fac en Syrie. Voilà le contexte, un départ en France, essentiellement pour les études. J’ai appris le français pendant un an de formation linguistique en Syrie avant d’arriver en France. Ici, j’ai fait mon Master et mon doctorat. Au début, j’ai eu des difficultés liées à la langue, surtout dans des disciplines un peu techniques comme le droit. Mais, au fil du temps, j’ai pu progresser et faire mes études.
E.I. : Est-ce que vous pouvez revenir sur votre vécu en Syrie, là où vous êtes né ? Que faisaient vos parents, s’ils avaient un lien avec la discipline du droit ou avec la France ?
A. : J’ai passé mon enfance dans une petite ville au nord de Damas. Après, on a déménagé à Damas où j’ai été au collège et au lycée. Ma mère était enseignante dans une école et mon père était militaire. Il est aujourd’hui à la retraite. La langue étrangère que j’avais apprise était plutôt l’anglais. Je n’avais jamais pensé que je partirais en France. Pourquoi le droit ? En fait, mon grand frère et ma grande sœur en faisaient déjà à la fac. Je voulais donc faire comme eux. Ma mère voulait que je fasse plutôt médecine, mais ce n’était pas vraiment ma volonté. Ma mère est décédée avant que je passe mon bac. J’ai donc choisi de faire du droit. Alors pourquoi la France ? Ce n’était pas vraiment un choix personnel, c’était le choix du ministère de l’Enseignement Supérieur qui envoyait tous ceux qui faisaient du droit en France. Parce que l’école juridique syrienne s’est largement inspirée de l’école française. Le droit civil et privé est inspiré par le droit français ainsi qu’un certain nombre d’institutions comme le Conseil d’État, les tribunaux administratifs… toute la notion de droit public, contrairement à ce qui est pratiqué en Angleterre ou aux États-Unis… Le français, je l’ai donc appris à l’âge de 28 ans, juste avant de venir en France, pour continuer mes études.

E.I. : C’était en quelle année ?
A. : C’était en 2008, l‘année où je suis arrivé en France.
E.I. : Le fait d’aller faire des études à l’étranger, c’était lié également à une histoire familiale ?
A. : Après mes études, je voulais partir. Je suis parti d’abord, par choix personnel en Russie. Mon père était communiste - il l’est toujours - donc, l’Union soviétique, le communisme, c’était, depuis l’enfance, dans le milieu de mon père, de ses camarades partisans du socialisme, quelque chose d’important. Je suis parti vivre un an à Saint Petersbourg. J’ai appris le russe. Mais à cause des problèmes d’insécurité - j’avais un copain syrien qui a été tué par des groupuscules d’extrême-droite - je suis rentré en Syrie. Par la suite, j’ai fait l’armée pendant un an et demi et, après j’ai passé le concours d’assistant à l’université et je suis parti en France.
E.I. : Et comment s’est passée votre arrivée en France, votre accueil en tant qu’étudiant…
A. : Ça s’est très bien passé. J’avais un statut favorisé en tant qu’étudiant. J’étais à la fois boursier du gouvernement syrien et du gouvernement français. Il y avait un accord entre les deux États pour la poursuite des études pour les assistants. J’étais en résidence universitaire, le CROUS… On était plusieurs étudiants syriens, on était arrivés ensemble à Lyon. C’était très bien. J’ai donc fait mes études sans avoir besoin de travailler contrairement à d’autres étudiants étrangers que j’ai connus. Je n’ai dû travailler qu’à la fin de mes études, à la bibliothèque universitaire, vers 2013-14 parce que la bourse arrivait avec beaucoup de retard. Et la dernière année l’État syrien ne finançait plus à cause de la guerre.
E.I. : Et vous pouviez faire des allers-retours entre la Syrie et la France à cette période ?
A. : Pendant tout mon séjour en France, je n’ai pu faire qu’un voyage en Syrie, en 2010. Après, je ne pouvais plus m’y rendre parce que c’était la guerre. De plus, avec la fin des études, on était considérés comme des fonctionnaires et donc, pour sortir de la Syrie, il aurait fallu l’autorisation de mon employeur. Même maintenant, si j’y vais je ne pourrais plus repartir parce que j’ai un contrat avec l’État qui dit que je dois servir l’État pendant une période deux fois plus longue que la période de mes études.
E.I. : A quel moment aviez-vous décidé que vous ne vouliez pas devenir fonctionnaire en Syrie ?
A. : C’était un choix très difficile. j’avais fini par comprendre que même si la guerre s’arrêtait, la reconstruction du pays et l’instauration de la paix allaient prendre des années. Et puis j’ai rencontré une personne ici avec laquelle j’ai décidé de faire ma vie. Donc j’ai décidé de construire ma vie ici, même si c’est difficile d’être coupé de mes attaches en Syrie. Mais je vois mal comment faire subir à mes enfants ce qui se passe en Syrie… J’ai donc demandé ma naturalisation et j’ai décidé de vivre dans ce beau pays même si c’est douloureux de ne plus revenir dans mon pays natal.
E.I. : Et vos frère et sœur, ils sont également partis ou ils sont restés en Syrie ?
A. : Mon frère est également venu faire ses études à Paris et vit ici, et ma sœur est partie faire des études d’architecture en Jordanie et elle est restée vivre là-bas.
E.I. : Comment vous avez vécu justement l’événement de la guerre en Syrie de l’extérieur ?
A. : C’était vraiment inattendu, une surprise !... Bon, c’est vrai la Syrie, comme l’Irak, c’était une dictature depuis les années 70. Mais, c’était incroyable que le peuple descende comme ça dans la rue, en sachant que la Syrie, c’était comme la Corée du Nord ou l’Europe de l’Est, des régimes qui restaient de ce bloc. Donc, c’était une grande surprise, mais c’était aussi très douloureux de voir la réaction de l’État qui avait choisi la solution militaire, la répression, la torture… c’était vraiment très difficile, mais le fait d’être en France, ça m’a permis d’avoir un peu de recul sur la situation. Autrement, ça aurait été difficile de comprendre.
E.I. : Il y avait sûrement ici des Syriens qui étaient engagés sur cette situation, c’était des réseaux que vous connaissiez, que vous fréquentiez ?
A. : Non, pas du tout. J’ai ma propre vision politique de la situation en Syrie. C’est un problème qui s’est construit par défaut. C’est-à-dire que l’opposition classique, celle qui compose le Conseil national syrien n’arrivait pas à proposer un programme adapté à la structure sociale et politique. Elle n’était pas meilleure que le régime. Mais l’opposition militaire, islamiste sur le terrain ne proposait rien non plus comme modèle, voire pire… Dans mon village qui était sous l’autorité des rebelles pendant deux ans, c’était le chaos, c’était la mafia. Le régime a repris en main la situation parce que la population avait fini par comprendre que c’était pire que le régime… Dans la diaspora syrienne en France, j’avais quelques connaissances. On discutait, mais ce n’était pas facile. Le régime avait coupé les bourses, licencié des gens, etc. Ce n’était pas facile, pour soi-même comme pour sa famille restée au pays, de s’engager dans la politique. Mais, moi, je n’étais pas partisan de l’opposition ni classique ni combattante sur le terrain…
E.I. : Vous étiez en accord avec votre père sur l’analyse de la situation ?
A. : Mon père, c’est un opposant communiste, athée. Pour lui, les islamistes, c’est le pire des ennemis. Donc, malheureusement, il a pris position pour le régime comme beaucoup de laïcs de la société civile pour qui, malgré la dictature, le pire du pire ce sont les islamistes. On a vu ça en Syrie, on a vu ça en Irak où, après la dictature, c’est le chaos, c’est des milices… La Syrie a accueilli trois millions d’immigrants irakiens. Donc, les gens pouvaient en quelque sorte prévoir leur sort s’il y avait une chute du régime. Ça allait être le chaos. Au moins, il y avait un minimum de sécurité et de vie sociale dans ce pays où les services publics sont importants, où il n’y avait pas de capitalisme sauvage… Les gens arrivaient quand même à vivre…
E.I. : La guerre a quand même éclaté et les Syriens ont commencé à fuir le pays. Certains sont arrivés ici en France. Est-ce que c’était par ce biais là que vous vous étiez retrouvé à jouer le rôle de l’interprète ?
A. : Ça a beaucoup joué effectivement. Beaucoup de Syriens, même des cousins à moi, sont partis pendant la guerre en Allemagne, en Jordanie, au Liban. Cela m’a poussé à essayer de faire quelque chose. Comme je n’ai pas d’engagement au niveau politique, je me suis dit qu’il fallait agir au moins dans l’humanitaire. Et c’est comme ça que je suis tombé sur une annonce de Forum Réfugiés qui demandait des professeurs de français. Je me suis dit pourquoi pas, mais après ils m’ont dit qu’ils préféraient que j’intervienne comme interprète. J’ai été étonné par la suite par le fait que la plupart des réfugiés auprès de qui j’assurais l’interprétariat en langue arabe n’était pas syriens, mais surtout soudanais. Pendant les trois années d’interprétariat, j’ai rencontré deux Syriens seulement. En France, il n’en est pas venu énormément, peut-être plus en Allemagne. J’ai rencontré beaucoup d’Irakiens et de Soudanais… Donc, c’était parti comme ça. On m’appelait pour intervenir dans des réunions d’informations. J’étais à Belfort à l’époque, j’avais un poste d’enseignant à l’université de Franche-Comté durant deux ans. J’avais demandé une assermentation comme interprète et j’intervenais en parallèle dans le cadre des procédures pénales et civiles au tribunal. J’avais fini ma thèse en 2014 et j’avais enseigné comme vacataire à Lyon 2 et Lyon 3 en 2015, puis j’ai eu ce poste pour 2 ans à Belfort. Par la suite je suis devenu auto-entrepreneur en conseil juridique franco-arabe.
E.I. : Et votre sujet de thèse, il portait sur quoi ?
A. : C’était sur la responsabilité des organisations internationales, en droit international. C’était une proposition de mon directeur de thèse, mais qui me convenait très bien parce que je m’intéresse plus à l’effectivité du droit qu’au droit lui-même. J’ai toujours eu un regard critique sur le droit, du fait de mon engagement politique ou de mes principes : je pense que c’est ailleurs que cela se joue, c’est le problème social, c’est la répartition de la richesse, etc. Le droit formel ne s’intéresse pas à la justice sociale mais à la justice bourgeoise : la conservation de la propriété privée, etc... Le droit ne règle pas vraiment le problème de l’injustice sociale. Il est conçu pour protéger les institutions politiques, l’ordre social, etc. Je m’intéressais à ces sujets depuis le Master, à l’effectivité du droit, même si le droit ne règle pas les problèmes. Je me trouvais en fait, comment dire, comme un athée qui fait de la théologie !
E.I. : Est-ce qu’on peut revenir sur le fait que vous n’avez pas rencontré beaucoup de Syriens et alors même que c’était un contexte de guerre. Comment vous expliquez ça en sachant qu’il y avait historiquement une relation particulière entre la France et la Syrie ? On aurait pu penser que beaucoup de Syriens demanderaient asile à la France dans ce contexte...
A. : En tant qu’ancien pays sous mandat français comme le Liban, l’État syrien envoyait beaucoup de boursiers en France. Grâce aux bourses, la France est restée longtemps un pays d’accueil plus favorable. Pour aller en Angleterre, il fallait être d’une famille très riche… Aujourd’hui pourtant il y a plus de Syriens en Angleterre qu’en France. La France n’a pas été à la hauteur de ses principes. François Hollande avait promis d’accueillir 24 000 réfugiés, mais au bout de deux ans, on n’était même pas à 17 000. L’Allemagne a fait un autre choix politique : celui d’ouvrir ses frontières et d’accueillir des réfugiés. L’allemand n’est pas enseigné chez nous, c’est soit l’anglais soit le français. C’est vrai qu’il y a des liens culturels plus forts avec la France qu’avec l’Allemagne. C’est rare que les gens décident par eux-mêmes de partir en Allemagne. Mais lors de mon engagement auprès des migrants, j’ai vu leur condition de vie en France : c’était comme lorsque je faisais mon service militaire, c’était la même ambiance… Par contre, j’ai un cousin qui était parti pendant la guerre avec sa femme en Allemagne. Il m’a raconté qu’il avait un T2, il se sentait bien accueilli. J’ai aussi un cousin aux Pays-Bas, c’était pareil. Donc, je pense que c’est un choix politique des pays d’accueil… Il faut dire aussi qu’il y a eu un programme de l’ONU spécifique pour les familles qui leur a permis de bien se loger. J’en ai rencontré ici à Lyon. Mais cela ne concernait pas ceux qui étaient venus seuls, sans famille et sans moyens. Sur les réseaux sociaux, on le voit bien : quelqu’un qui est au Liban par exemple et qui demande conseil pour savoir où il vaut mieux aller, se voit souvent répondre que ce n’est pas la peine d’aller en France, que c’est très difficile, qu’on galère pendant des mois…
E.I. : Donc cette dimension des réseaux sociaux joue un rôle très important dans les orientations…
A. : Ah oui ! J’ai un cousin qui faisait son service militaire et qui est parti au Liban. Il m’ a demandé s’il valait mieux venir en France ou aller aux Pays-Bas. Finalement, il choisi d’aller aux Pays-Bas ou en Allemagne parce que ce qu’il lisait sur les réseaux sociaux sur la France ne le rassurait pas. Donc, c’est une question de conditions accueil.
E.I. : Et comment ça a marché pour vous ? Vous aviez posé une demande d’asile après vos études ?
A. : Non. Si on demande l’asile, l’État syrien vous retire votre passeport syrien. Mais moi, je n’en avais pas besoin. Après la thèse, j’avais encore un statut légal comme étudiant, et après, avec mon poste à Belfort, j’avais un statut de salarié, un séjour de chercheur scientifique. A la fin de mon contrat, j’ai été naturalisé. Mais j’ai connu des Syriens qui n’étaient pas forcément engagés politiquement mais qui avaient demandé un statut de réfugié pour être protégés… Par contre je connais l’histoire d’un réfugié qui était très engagé politiquement. Il rencontrait des membres de l’opposition, il faisait des voyages en Allemagne, en Suisse, il avait son statut de réfugié, et il était alaouite, ce qui compliquait les choses… Et cette personne qui avait 45 ans est morte chez elle dans des circonstances inconnues… C’est la seule personne que j’ai connue qui était vraiment très engagée politiquement… C’est pour dire comment c’est difficile. Beaucoup d’opposants sont morts… L’opposition n’a pas su non plus proposer une sortie, un programme social. Du coup, c’était un combat à mort entre les uns et les autres pour leur existence.
E.I. : Pour ce qui vous concerne, ce n’était pas un engagement au sens politique ou premier du terme, mais un engagement qui correspond à une certaine vision du monde ou à ce qu’on pourrait appeler, en lien avec votre vision du droit, un engagement droits de l’homme…
A. : Oui, tout à fait. C’est un engagement auprès des gens qui subissent des injustices. J’estimais que je pouvais leur proposer une aide en fonction de mes compétences et mon parcours. L’interprétariat était quelque chose de faisable et je suis heureux de rendre ce service à ces migrants qui arrivent.
E.I. : Alors, les migrants, c’était parce que vous vous sentiez plus proche d’eux ? Parce que vous auriez pu vous engager sur d’autres causes...
A. : C’est vrai. Comme je disais, à la base cela devait plutôt être des cours de français, mais l’organisme m’a proposé plutôt de l’interprétariat, parce qu’il y avait un réel besoin. Avant la guerre en Syrie, je n’y avais pas pensé parce que je n’étais pas vraiment conscient de ces problématiques de migrations. C’est la crise syrienne qui m’a fait prendre conscience du problème des réfugiés
E.I. : Qu’est-ce que cela vous a appris justement sur la question des migrations...
A. : Cela m’a appris la misère dans le monde. Il y a de plus en plus de problèmes, de plus en plus de guerres. Ce n’est plus des crises ponctuelles. C’est continu. Et encore, il y a des choses qui sont médiatisées comme la guerre en Syrie, mais beaucoup de choses ne le sont pas. En Afrique, au Soudan ou au Congo par exemple, des horreurs durent depuis des décennies sans que l’on en parle beaucoup… J’ai appris beaucoup de choses à la fois en terme de drames personnels mais aussi en terme de problèmes économiques qui prennent une ampleur plus importante dans ces pays. Et j’ai fait la connaissance de beaucoup de personnes intéressantes, arabophones ou francophones.
E.I. : Comment se passait concrètement votre travail d’interprète ?
A. : Je faisais beaucoup de travail d’information en fait. Les organismes avaient besoin de communiquer un certain nombre d’informations aux réfugiés. Des choses techniques concernant la demande d’asile, les démarches, la procédure, les délais à respecter. C’était des séances d’information collective et j’assurais l’interprétariat spontané. C’était des informations sur le droit d’asile mais aussi sur les activités proposées, sportives, culturelles, sur les aides sociales, etc.
E.I. : Comme vous avez également une formation de juriste, qu’est-ce que vous avez pu observer au-delà de l’interprétariat ?
A. : Je dirais que pour beaucoup, ce n’est pas du tout facile de comprendre toutes les démarches dans leur complexité. Surtout pour ceux qui ont un niveau d’études qui ne dépasse pas le niveau scolaire. Souvent ceux qui comprennent bien expliquent aux autres. Et puis, il y a le problème des dialectes arabes. J’avais du mal à parler avec ceux qui ne maîtrisaient pas l’arabe littéraire. Il y a des dialectes qui sont incompréhensibles quand on ne les connaît pas, c’est presque une autre langue. En fait, il y avait plusieurs interprétariats en même temps... Ceci dit, même pour les gens diplômés, il n’est pas facile de comprendre toutes les procédures.
E.I. : Donc vous vous êtes retrouvé engagé dans le cadre d’une ONG qui s’occupe des migrants, étant vous-même un migrant d’une certaine manière. Comment vous concevez cet engagement ? Quel regard portez-vous sur cette question ?
A. : Je garde un très bon souvenir du personnel de cette association. Ils étaient très sympathiques et ils appréciaient mon engagement à leur côté. C’était un vrai engagement aussi pour ce qui les concerne parce que les conditions de travail n’étaient pas faciles pour eux. Rien que l’ambiance, la souffrance des gens et leurs problèmes… il faut vraiment avoir un engagement, une volonté, voire du plaisir pour aider les gens qui viennent d’autres continents, d’autres mondes et d’autres cultures… Ce n’est vraiment pas facile de faire ce travail avec les moyens qui ne sont pas à la hauteur… Au quotidien, c’est psychologiquement difficile. On avait de très bons rapports… Quand j’ai commencé, on m’avait offert une formation sur le droit d’asile et, par la suite, proposé, avec d’autres bénévoles, une formation sur les procédures de recours.
E.I. : On ne vous a pas sollicité pour vos compétences de juriste…
A. : Non, j’aurais pu donner un coup de main pour rédiger des recours ou des demandes d’asile. Mais peut-être que ma compétence m’a quand même beaucoup aidé pour bien expliquer.
E.I. : Vous avez fait votre thèse sur l’effectivité du droit, sur le droit réel. Est-ce que, à votre avis, les associations qui sont sur ce champ essayent justement de faire cette articulation entre le droit formel et le droit réel ?
A. : Tout à fait. Surtout en France où les associations sont un acteur politique et social contrairement à d’autres pays. Cela permet d’atténuer un peu l’injustice sociale… Je suis étonné par l’engagement des gens. Dans mon entourage, toutes les personnes que je connais sont engagées dans diverses associations. L’engagement des acteurs à travers des initiatives privées des citoyens joue un rôle social important. Cela peut être, dans l’avenir, le noyau d’une institution plus importante et mieux financée. Mais cela veut dire aussi, c’est l’autre visage de la chose, qu’il y a un désengagement de l’État. L’État délègue aux associations un service public qu’il pourrait assurer avec plus de moyens. Alors est-ce que ce service est mieux assuré par des personnes engagées ? C’est une autre question. Mais bon, j’ai vu que sans le recours au bénévolat, les moyens donnés ne suffisent pas.
E.I. : Et avec les migrants eux-mêmes. Comment cela se passait, vous avez pu nouer des relations avec certains ?
A. : Je ne passais pas beaucoup de temps avec eux en dehors du temps de l’information collective. Mais j’ai vu que le personnel de l’association appelait certains par leurs prénoms. Donc, il y a des relations qui se créent… Moi j’ai noué un peu plus de relations avec les Syriens que j’ai rencontrés dans ce cadre et aussi quelques Irakiens parce qu’on est très proches culturellement et linguistiquement. Souvent, après la séance collective, ils me racontaient leurs histoires. Notamment, celle de ce Syrien qui était en Arabie Saoudite et qui, pour venir en France avec son frère, a dû payer 6000 dollars par personne pour avoir le visa français ! Ils m’ont fait comprendre que les visas, ça s’achète. Et c’est pareil partout ! Je connais aussi des Libanais qui m’ont expliqué que depuis l’accord avec l’Europe sur l’immigration, le visa pour la Turquie, c’est 3000 dollars. De même on apprend que les migrants qui partent pour l’Europe ne sont pas les plus miséreux. Ce sont des gens qui ont les moyens d’acheter un visa ou de quoi pouvoir survivre quelque temps, etc. Les migrants qui n’ont aucun moyen, vont à côté, en Jordanie par exemple en Turquie ou au Liban. J’ai un cousin qui s’est retrouvé au Liban et qui n’arrive plus à en partir : il n’a pas les moyens.
E.I. : Vous avez plusieurs membres de votre famille qui ont fait la démarche de partir…
A. : Oui. Aussi des membres de la famille de ma belle-mère qui sont partis au Liban. Mais ce n’est pas seulement à cause d’un danger physique, c’est aussi parce qu’il n’y a pas de travail en Syrie. Ils sont partis pour gagner leur vie. Le père est resté dans le village pour garder la maison, la mère et ses trois enfants sont partis pour essayer de gagner leur vie.
E.I. : Quel regard portez-vous sur votre engagement à présent ? Auriez-vous souhaité faire plus ?
A. : Je suis toujours bénévole mais je ne cherche pas à m’engager plus que ça. C’est peut-être limité comme engagement, mais je dois m’occuper également de ma vie personnelle, de mon travail, etc.
E.I. : Quel regard portez-vous sur la Syrie actuellement ?
A. : C’est difficile. Même si la guerre s’arrête avec le cesser-le-feu, il faudra des années de reconstruction. Et on n’est pas sûr que cela va reprendre de nouveau suite à une crise dans un pays voisin par exemple. Les puissances impliquées dans la région, on ne sait pas quel projet elles ont… C’est difficile d’avoir une vision pour les années à venir. Donc, je ne sais pas… La Syrie avait peut-être un régime dictatorial, mais elle avait ses propres institutions, son propre fonctionnement, etc. La Syrie aujourd’hui s’est transformée en un régime mafieux, basé sur des milices formelles ou informelles. Il n’y a plus l’État centralisé comme avant.
E.I. : Est-ce que les gens continuent à avoir envie de partir ailleurs ?
A. : Moins qu’avant je pense. Parce que malgré les problèmes, malgré la souffrance, partir à l’étranger, ce n’est jamais facile. Même pour moi qui suis là depuis plusieurs années, ce n’est toujours pas facile. Et puis les gens savent que les conditions d’accueil sont devenues difficiles. Même ceux qui avaient réussi à partir, certains pensent maintenant au retour.
E.I. : Et vous, vous y pensez ?
A. : Moi, ma femme est biélorusse. Et on s’est mis d’accord pour rester en France. Matériellement, je ne pense pas pouvoir refaire ma vie en Syrie. Ce sera très difficile. Et au-delà même de la question politique, je crois que ce sera difficile du point de vue du mode de vie, des coutumes, des traditions sociales, etc. je ne pourrais pas vivre avec ma femme selon un mode de vie différent de celui que nous avons ici. Il y a des choses que j’ai vécues et je ne peux plus revenir en arrière, malgré la nostalgie, etc. Je retournerai en Syrie pour des vacances et pour la faire découvrir à mes enfants mais pas pour y vivre.
E.I. : Et inversement, qu’est-ce que vous pensez des politiques migratoires en France et en Europe actuellement ?
A. : Il y a eu des moments où des immigrés ont été accueillis. Mais on voit bien que l’on accueille moins en Europe. Peut-être parce que cela commence à peser sur l’économie. D’un autre côté, la migration devient un bouc émissaire pour les partis de l’extrême-droite qui jouent toujours sur la peur de l’étranger, sur le fait que l’on ne peut pas accueillir la toute la misère du monde, etc. Ce n’est pas à la hauteur des valeurs de l’Europe, de la liberté et des droits de l’homme. Mais il faut aussi voir que l’Europe et d’autres puissances dans le monde sont à l’origine de plusieurs conflits, soit par le biais de l’industrie de l’armement, soit par le biais du soutien des dictatures, ce qui ne date pas d’aujourd’hui. Donc, en quelque sorte, elles sont aussi responsables de ce qui arrive. Et je ne parle pas des rapports économiques injustes entre les pays riches et les pays pauvres qui s’inscrivent dans la continuité de l’histoire de la colonisation et de l’esclavage. Les pays riches ont construit leur richesse au détriment d’autres pays. Et puis il y a des responsabilités directes, notamment de la France, via son attitude par rapport au conflit syrien. Dès le départ elle a participé au financement de certains groupes, en coordination avec les pays du Golfe. On peut parler également du rôle de la médiatisation de certains groupes qui sont en fait mafieux mais soutenus parce qu’on attendait juste la chute de Assad… La médiatisation a joué un rôle très important dans tout ça, elle a jeté de l’huile sur le feu comme on dit. On avait l’impression qu’il fallait se débarrasser à tout prix du régime syrien, même en s’alliant avec le diable. Tout ça a contribué à la crise et à la guerre… Et je ne crois pas que l’État français n’était pas capable de comprendre ce qui se passait… Mais bon, il y a quelque chose de cynique dans tout ça, et encore dans ce qui se passe actuellement dans d’autres pays.