Ce constat fut à la base de l’argument qui lança ce numéro autour des dires, témoignages et engagements sur le thème des migrations. L’idée était d’interroger, d’une part, les manières de dire ces migrations dans un contexte de montée des nationalismes, de développement de courants et partis politiques ouvertement xénophobes et de mouvements « identitaires » instrumentalisant la question migratoire dans l’ensemble du continent. D’autre part, l’importance et les formes d’engagements et de mobilisations suscitées par ces migrations chez des acteurs divers, artistes, chercheurs, reporters, travailleurs sociaux, infirmières et médecins, juristes, enseignants... mais aussi de simples citoyens fédérés au sein de collectifs et réseaux.

Cette figure de l’engagement peut être interrogée sur le plan éthique, citoyen ou militant comme une manière d’agir sur le réel, une manière dont les acteurs interrogent le sens de leurs actes (acte de recherche, acte social, acte institutionnel, acte culturel, etc.). Autrement dit, la manière dont ces actes produisent tel ou tel sens ou telle ou telle représentation concernant une situation qui ne peut, de surcroît, laisser indifférent (morts en mer, en montagne et dans le désert d’un côté et refoulements massifs livrant à cette mort de l’autre). Elle interroge donc le rapport à l’éthique comme au politique – entendu non pas en tant qu’art de gouverner mais en tant qu’agir dans « la présupposition de l’égalité » (J.-L. Tornatore, « Patrimoine vivant et contributions citoyennes ». In Situ, 33/2017) et dans la visée de l’émancipation.
Concernant plus précisément le champ des migrations, on peut se poser la question : y a-t-il une spécificité aujourd’hui de cette thématique dans ce qu’on appelle l’engagement ? On constate par exemple que, du côté de la recherche, travailler sur les migrations est resté longtemps un domaine plutôt marginal, alors qu’aujourd’hui c’est un sujet non seulement particulièrement investi (M. Chauliac), mais qui interpelle par son caractère politique (Ch. Dupperon &
S. Franguiadakis) voire invite à changer les règles du jeu en s’impliquant directement (A. Nouss). On observe la même tendance du côté de la production culturelle et artistique (L. Ben Hayoun).
Au final, comme le montrent les différents exemples d’engagements dans ce dossier – et bien d’autres connus sur les scènes culturelle, sociale ou scientifique –, toute action visant à influencer les politiques publiques ou à inciter des mouvements citoyens en faveur des migrants nous renvoie aux diverses modalités de production d’une représentation (scientifique, artistique, sociale, politique ou médiatique) de la migration et aux manières d’associer ou non la mémoire migratoire à la construction de la nation (C. Wihtol de Wenden), voire de co-produire avec les migrants eux-mêmes. Ainsi qu’on le lira dans la quasi-totalité des contributions dans ce numéro, ces actions permettent fondamentalement de déconstruire justement les représentations prêt-à-porter des discours dominants sur les « migrants » et autres catégories assimilées
(Th. Ott,), en prenant notamment en considération les dires des migrants sur l’engagement (Genci et Edlira) et les changements de rôles entre aidés et aidants, entre ceux qui sont représentés et ceux qui représentent. Bref, de changer les perceptions sociales (M. Burnot et P-M Milan) ; voire de déconstruire la grammaire même de cette construction comme par exemple le rapport à l’espace-temps migratoire et la nécessité de le repenser autrement (S. Schibun). Cette déconstruction participe d’un engagement pour la « reconnaissance sociale » (A. Honneth, La lutte pour la reconnaissance, 2000) des immigrés d’hier (W. Houti) comme de celui en faveur de l’accueil des « migrants » d’aujourd’hui.
Cet engagement pour la reconnaissance de la place des migrations, anciennes et récentes dans l’histoire et les mémoires sociales est partagé aussi bien par la revue Ecarts d’identité que par le réseau Traces (réseau régional Histoire, mémoire et actualité des migrations hier et aujourd’hui) dont la biennale 2018 vient de se dérouler sous le signe « Monde en migration ». Cette biennale témoigne de l’extraordinaire foisonnement des initiatives culturelles, des analyses scientifiques et des engagements dans les débats publics sur ces questions. Elle participe de la construction de représentations des migrations, d’hier et d’aujourd’hui, plus ordinaires, cohérentes avec leurs espace-temps, hospitalières et reconnaissantes.
À sa manière donc – à la manière de son propre engagement sur ces questions – la revue Ecarts d’identité fait écho dans cette livraison à ce foisonnement en interrogeant de différentes façons les enjeux – éthiques, scientifiques, culturels, philosophiques et politiques – qui suscitent différentes formes d’engagement de la part de divers acteurs. De surcroît et de par sa thématique même, ce numéro se veut également un hommage sensible à une figure originale de la région, Rachid Taha, leader du groupe Carte de séjour, formation pionnière de l’« arab rock », qui nous a quitté récemment. Il sut allier, à sa manière là encore (Ph. Hanus, A. Belbahri, M. Chopin et B. Giraud, B. M’sahel, S. Bakha), son génie artistique à son engagement socio-politique sur les réalités de l’immigration.
Marina Chauliac
Philippe Hanus
Abdellatif Chaouite