N°131

Culture

Photographie et engagement

par Laura BEN HAYOUN

Laura Ben Hayoun est née en 1984 à Valence (Drôme), elle vit et travaille à Paris. Après des études en anthropologie, elle obtient un Master en documentaire et un Master de photographie à l’Université Paris 8. Elle travaille sur l’entre deux, l’attente et la frontière. Ses images sont des interprétations d’histoires intimes envisagées comme des échos de l’Histoire. L’image fixe est interrogée dans sa capacité de mouvement et d’instabilité, et comme un outil de la mise en scène de soi. Son travail mêle photographie, vidéo, dessins.

13 Michel Ben Hayoun joue le départ d Algérie 2016
13 Michel Ben Hayoun joue le départ d Algérie 2016
13 test
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Pour moi s’engager, c’est s’engager physiquement, engager tout son corps vers d’autres lieux et d’autres corps. C’est avancer malgré la peur de l’inconnu ou tout simplement de la difficulté du combat qui aura lieu. Un combat pour faire jaillir ce qui était dans l’ombre et puis un combat pour le fixer d’une manière juste avec la photographie.
Il est très difficile de se dire engagée. L’engagement évoque pour moi une urgence vitale et il est très présomptueux de dire que je vis un danger. Ici je ne suis pas sur un champ de bataille mais plutôt en train de creuser pour déterrer les images qui n’ont pas encore été faites, avec ceux qui ont vécu une expérience de guerre ou des problèmes politiques et parfois les migrations que ceux-ci ont générées.
Être photographe, c’est une manière pour moi d’exprimer une réalité, un espace sombre et noir dans lequel je me faufile et dont les images représentent une mise en lumière. C’est aussi un jeu avec les autres, un jeu contre l’instant décisif au profit d’un instant signifiant. Lorsque j’ai commencé à faire des images je suis allée me confronter à ce qui me faisait peur, à ces peurs que j’avais de la nuit et d’être une femme seule dans la nuit. Ces premières images je les ai réalisées sur les Boulevards de Barbès et de Clichy à Paris la nuit, passant et repassant sur le terre-plein central entre 22h et 4 heures du matin. J’y ai découvert ceux qui y restent, qui y boivent, qui s’y cachent et parfois qui y dorment. L’appareil photo est devenu un révélateur.
Ces rues pouvaient devenir un espace de mise en scène de soi  : le boulevard devenait un théâtre à ciel ouvert où le jeu avec l’appareil pouvait révéler à la fois la violence et la douceur d’un «  c’est la vie  ».
Ma photographie est toujours intimement liée à une envie de créer ensemble des images avec les personnes qui se prêtent au jeu de l’objectif. Peut-être que l’engagement c’est une promesse, celle de s’engager à faire quelque chose en commun sur la durée. J’ai essayé de faire que chaque travail se déroule sur un temps long. Les personnes que je photographie sont dans un entre-deux. Elles ont quitté parfois un pays, parfois une maison pour aller vers l’inconnu. Je les rencontre dans cet entre-deux. Dans cet espace d’attente, il y a comme un dysfonctionnement. Il est impossible de rentrer dans un «  chez soi  » où l’on se sente bien. La peur, et la violence sont toutes proches. Je viens et je reviens, je tourne en rond. Ce mouvement de va et vient se confronte à d’autres trajectoires. Pourtant l’appareil me permet de créer une brèche. L’appareil offre un cadre, une petite scène où ensemble on décide de créer une image qui ne soit pas simple mais bien pleine d’ambiguïtés, et de questions comme la réalité du quotidien. Je propose une histoire que chacun peut s’approprier, jouant son propre rôle. La photographie devient alors un lieu où la violence est domestiquée un temps, où une porte vers la fiction est ouverte.

En 2015, dans le centre Emmaüs Louvel Tissier à Paris, qui accueille des personnes migrantes qui ont connu la rue, ou des SDF qui ont vécu dans les rues pendant des dizaines d’années, j’ai posé une question  : «  Quel est le premier geste que vous avez fait en arrivant dans ce lieu, premier pas vers un appartement à vous  » ? «  Dormir, regarder la télévision, se laver…  » ont-ils répondu.
Faire un geste face à l’appareil c’est prendre position et c’est aussi parfois plus simple que de passer par les mots. Je crois très fort en la résistance des corps. Et je pense que les gens que je photographie s’engagent, se frayent un chemin vers la lumière de la prise de vue et du regard de l’autre sur eux.
Le silence de la photographie peut être extrêmement fort. Et que l’on reconnaisse ou non les visages, les modèles m’offrent leurs corps, leurs gestes. La confiance est la base de la relation entre le photographe et ses modèles. Je dirais que beaucoup de choses se font ensuite en improvisant, en mêlant mise en scène et réalisme de la vie quotidienne. Dans un second temps, je décompose et recompose sans cesse mes photographies. Je les agence, leur donne des tailles, je les tire et je les regarde des centaines de fois et je n’en garde que très peu. J’essaye par-là d’en extraire les plus justes et je m’en fais la seule responsable.
La photographie n’est pas seulement une archive  ; elle peut être mouvement et réactualiser des faits anciens que l’on croyait oubliés. Comment sortir des images du noir, cet endroit où l’on enfouit ce que l’on ne veut pas regarder en face ? Ces situations, nous les connaissons tous à différents niveaux et ces images que les autres transportent nous parlent aussi. J’ai mené pendant plusieurs années un travail avec mon père, pied-noir, né à Oran (Algérie) et ma sœur née a Valence. M’appuyant sur des images d’archives, j’ai proposé de les faire nôtres. Je me suis permis de faire des images dans les vides laissés par l’Histoire et la mémoire familiale.
En 2017-2018, j’ai travaillé à Barcelonnette, à la frontière italienne, avec de jeunes français retirés à leur famille et de jeunes mineurs étrangers. Impossible en suivant les règles établies par le foyer (couvre-feu, chambres à plusieurs…) de pouvoir créer ensemble.
Je leur ai alors proposé de construire une cabane dans les arbres selon leur plan, dans une forêt attenante au centre d’hébergement. L’effort physique intense lié à cet exercice de construction nous interroge sur la lutte consistant à se faire une place sur un territoire inconnu, à créer un chez soi. Par la suite nous avons développé des activités sur ce grand plancher caché par les feuillages  ; des sortes de rites d’initiation  : des chants en français qui nous rappellent le passé colonial de la France, des danses....
L’engagement, finalement, lorsque l’on fait de l’image, ce pourrait être de savoir quel est cet outil que l’on utilise. L’appareil a une histoire et en la connaissant on peut se permettre de jouer avec en l’utilisant à contre-courant ou en exagérant ses atouts. La photographie a d’abord été un outil scientifique de vérification, d’indexation et parfois aussi de fichage. On a pu souvent penser que l’image disait tout d’une personne, que l’on pouvait en un instant en capturer toutes les aspérités. Mais c’est aussi un médium qui est devenu un art. Les images sont toujours subjectives  ; nous racontons des histoires en image pour tenter de regarder le réel.
J’essaye de mettre en avant une photographie qui soit une proposition fragile et non directive. Une photographie qui raconte les petites histoires prises dans les soubresauts de la grande Histoire. La photographie peut être un acte de résistance contre l’oubli et faire ressurgir dans le présent une violence enfouie. C’est un combat visuel.