N°131

Le dossier : Les sentiers de la dignité

Liens mémoriels et construction de la mémoire de l’immigration

pays d’origine européens, colonisation, histoire sociale, histoire locale

par Catherine WIHTOL de WENDEN

Introduction

L’Europe est aujourd’hui la première destination migratoire au monde, en termes de flux, mais les Européens peinent à accepter et à reconnaître cette réalité [1], ce qui rend souvent difficile l’acceptation de la mémoire de l’immigration comme légitime dans les processus de construction et de définition de la nation. Beaucoup d’États européens se sont en effet définis comme États-nations au cours du dix-neuvième siècle sans prendre en compte la diversité de leur population, construisant au contraire leur histoire et leur mémoire sur le mythe de l’homogénéité nationale autour de valeurs partagées (Marianne en France et Germania en Allemagne, par exemple) et sur l’autochtonie d’une population paysanne à 75%, tandis que plusieurs États avaient précédemment tenté de contrôler leurs minorités et de lutter contre le pluralisme religieux pour renforcer leur pouvoir (« cujus regio, ejus religio »). Le modèle était alors un État homogène, niant les origines ethniques, bien que les grands empires aient tous été cosmopolites et qu’ils en aient tiré de multiples sources de richesse et de prestige, culturelles, scientifiques, entrepreneuriales et financières (Russie, Turquie, Autriche-Hongrie par exemple).
Ce n’est que récemment que les pays européens, avec l’objectif de réconcilier les populations et de mieux vivre ensemble en assumant les différences et leurs mémoires, ont commencé, suivant en cela les nouveaux mondes (États-Unis, Australie, Amérique latine) à construire des musées de l’immigration et à s’appuyer sur des lieux de mémoire. Ainsi, en France, la devise initiale lors de la naissance du Musée de l’immigration de la Porte Dorée à Paris était «  Leur histoire est notre histoire  ». Mais comme cette histoire n’a jamais été valorisée ni encouragée par les institutions ou par les intéressés eux-mêmes, elle a été oubliée, voire niée, parfois comme un passé honteux. L’initiative des lieux mémoriels vient souvent du «  bas  », des associations, des collectifs communautaires (Portugais, Espagnols, travailleurs du Maghreb, de la vallée du fleuve Sénégal) tandis que les institutions cherchent aujourd’hui à utiliser ces initiatives pour lutter contre les lignes de fractures, sociales, historiques et culturelles.

I – Histoire locale, histoire nationale

Initiative nationale ou associative ? Initiative « bottom up » ou «  top down  » ? Mémoire tournée vers le pays d’accueil ou vers le pays d’origine ? Il existe peu de lieux de mémoire du départ des Européens vers d’autres destinations, car les populations qui ont entrepris ces voyages n’avaient pas l’ambition ni les moyens d’écrire leur histoire, ayant souvent été chassées de chez elles par les guerres, les conflits internes, les discriminations, les génocides, la pauvreté.

Un lieu de mémoire dans la région de départ  :
le musée de la Vallée de Barcelonnette

En France par exemple, seuls quelques musées portent cette mémoire comme le Musée de la Vallée des «  Barcelonnettes  », qui retrace l’épopée des habitants de l’Ubaye vers le Mexique entre 1850 et 1930. Rien ne prédisposait, en apparence, ces « paysans de la haute montagne qui mangeaient du pain de seigle et buvaient de l’eau claire » [2] selon l’expression de l’un des plus illustres d’entre eux, Paul Reynaud, fils du Barcelonnette Alexandre Reynaud, à devenir des capitalistes du textile au Mexique dans la seconde moitié du XIXe siècle et les débuts du XXe. Leur destin est à la fois le fruit du hasard, d’un savoir-faire lié à la tradition de la fabrication et du colportage de tissus et d’une opportunité, les mesures préférentielles à leur profit du régime de Porfirio Diaz, au Mexique.
L’une des spécificités de l’émigration française au XIXe siècle est en effet son attachement au pays et à la région d’origine et à l’objectif du retour. Après l’indépendance du Mexique en 1821, le nouvel empereur Iturbide, suite à trois cents ans de colonisation espagnole, ouvre les portes de son pays aux étrangers. Un petit industriel en soieries de Jausiers (Ubaye), l’un des trois frères Arnaud, décide de fuir ses créanciers en partant pour La Nouvelle-Orléans, la Louisiane étant alors frontalière du Mexique. Il fait fortune en montant un commerce de tissus, le «  Comptoir des Sept Portes  » à Mexico. Associé à un autre Français, il décide d’appeler ses deux frères, ce qui fut à l’origine d’une émigration qui allait donner naissance à l’une des plus importantes colonies françaises à l’étranger [3]. Au cours de cette période, les Européens s’emparèrent de toute l’infrastructure coloniale laissée par les Espagnols  : aux Anglais, les mines, les chemins de fer, la finance, aux Allemands le textile en gros, l’alimentation, la quincaillerie, aux Français, le commerce de détail, l’agriculture. L’originalité des « Barcelonnettes » réside dans la manière dont cette émigration s’est constituée. Alors que, de 1821 à 1850, la colonie française était constituée d’Alpins de l’Ubaye (région de Barcelonnette), de Basques, de Bourguignons, de Charentais, rapidement l’appel de main d’œuvre originaire de la vallée de l’Ubaye représente 80% des Français résidant au Mexique. En 1910, la colonie, qui comportait plus de 3000 personnes, finit par être assimilée à ce groupe régional assez homogène, d’où est né un empire textile.
Les Barcelonnettes sont partis au Mexique parce qu’ils ne voulaient pas tomber dans la misère dans leur vallée alpine. Ils voulaient rester unis parce qu’ils avaient une longue tradition communautaire. Ils voulaient reproduire une nouvelle Barcelonnette et revenir chez eux, fortune faite. L’organisation n’était pas une colonie de peuplement mais une série d’initiatives communautaires de cooptation. Barcelonnette était dans le passé une cité libre, sans bourgeoisie ni aristocratie, avec un fort égalitarisme social, un auto-gouvernement, une tradition urbaine très italienne, qui avait acquis une identité [4]. Comme le note Patrice Gouy, la plupart du temps, l’offre était lancée dans la vallée. Ainsi, plus de 3.500 personnes quittèrent la vallée entre 1870 (empire de Maximilien) et 1914 (apogée industrielle de la colonie), soit une personne sur quatre, mais surtout deux jeunes sur trois, ce qui donne une idée de l’ampleur du courant migratoire pour une si petite vallée. A partir de 1920, le processus s’inverse. Alors que la période pionnière avait besoin de bras, la phase ultime demande des chefs d’entreprise et la potentialité de réussir en France devient supérieure à ce qu’elle était au Mexique pour celui qui n’avait pas de famille expatriée. Il s’agit au départ de «  pionniers à l’esprit républicain  » [5], souvent insoumis, quarante-huitards, antinapoléoniens, mais totalement enfermés dans la reproduction de la société de Barcelonnette et sans contact avec la réalité mexicaine, ce qui, plus tard, causera la perte de la colonie [6]. Les valeurs paysannes de courage, d’effort, d’honnêteté, de même que l’endogamie (on se marie avec une fille de la vallée plutôt que de conclure un « beau mariage » avec l’héritière d’une grande famille mexicaine) sont fortement encouragées. Ainsi, l’esprit d’aventure va-t-il progressivement basculer dans un conservatisme étroit, fidèle à une tradition un peu étriquée  : «  Le succès n’a pas eu de pérennité car son moteur n’était pas directement le profit mais le maintien de l’identité collective et le cadre trop étroit de l’identification à la vallée est apparu comme un obstacle au progrès  » [7].
Plusieurs facteurs externes sont à la source de la réussite économique de ces paysans de l’Ubaye, une épopée de cent trente ans (1821-1950), qui atteint son apogée entre 1870 et 1914. Tout d’abord, l’intervention militaire française au Mexique (1863-1867), marquée par le soutien de Napoléon III à l’installation sur le trône de Maximilien d’Autriche, développe le goût de la dépense et du vêtement de luxe, représentés par la mode française. Puis, la guerre de Sécession aux États-Unis (1860-1865) provoque la hausse du prix du coton que le sud des États-Unis n’était plus en mesure de fournir : l’industrie mexicaine vendit toute sa production aux États-Unis et les Barcelonnettes surent profiter de cette conjoncture, à laquelle s’ajoute le besoin accru de drap pour les troupes américaines. Ensuite, la création d’une nouvelle ligne maritime Saint-Nazaire/Vera Cruz permit aux patrons des magasins de commerce de commencer à s’approvisionner en Europe, suivie de l’exploitation des lignes transatlantiques par des cargos à moteur, ce qui divisa par quinze le coût du transport en trente ans entre 1870 et 1900. Enfin, la réforme du nouveau président mexicain Porfirio Diaz consistant à supprimer les taxes de douane sur les marchandises importées et le développement du protectionnisme en faveur des Barcelonnettes. Cette période est aussi celle du déclin du commerce allemand de gros en tissu, à cause de la concurrence effrénée livrée par les commerçants français, mus par l’esprit de revanche à la guerre de 1870, aidés par la colonie française qui boycotte le commerce allemand [8]. Le retour est considéré comme signe de succès et la sédentarisation signe d’échec chez les Barcelonnettes au Mexique [9] : le président Porfirio Diaz participe aux fêtes du 14 juillet, une avenue, couverte de maisons de « Mexicains » est inaugurée en 1907 portant le nom de Porfirio Diaz à Barcelonnette  ; le Président enverra une lettre de remerciement. De fait, seule une petite partie réussira à faire fortune. Au début du XXe, 30 % seulement rentrent au pays pour la retraite ou les vacances, la vallée tenant lieu « d’arrière-pays moral » [10]. Comme l’écrit Patrice Gouy  : « Les Barcelonnettes étaient partis parce qu’ils voulaient rester » [11], ce qui, selon lui, fera d’eux les « acteurs et auteurs de leur propre drame » [12]. Ce qui était une force au départ (qualités d’économie, d’honnêteté, solidarité communautaire, ressources humaines du réseau) est ensuite devenu une faiblesse  : la loi de la colonie excluait tout étranger dans le commerce, le mariage avec des compatriotes de la vallée les privait du capital et des réseaux mexicains, le retour à la retraite considéré comme le couronnement de la réussite se muait en une recherche d’honneurs et de comportements ostentatoires à l’échelle locale, l’absence de renouvellement des élites dans l’innovation technique et commerciale a ajouté au caractère provincial de leur attachement à la vallée. Le Musée de la Vallée, symbole de cette histoire réussie pour ceux qui sont rentrés, est l’un des rares exemples en France où l’émigration a célébré sa mémoire dans son lieu de départ. C’est une initiative locale, célébrant les liens transnationaux de Barcelonnette avec le Mexique.

Des lieux de mémoire dans les points d’arrivée  :
Argelès, le camp des Mille

Il existe aussi des lieux de mémoire dans les points d’arrivée, comme les camps de réfugiés espagnols de la guerre d’Espagne à Argelès et Rivesaltes et des exilés étrangers du camp des Mille de la Briquetterie, à Aix-en-Provence. La dimension militante et républicaine espagnole n’est pas absente dans le premier cas, alors que l’autre se réfère surtout à l’extermination des juifs et des élites de la seconde guerre mondiale. Là encore, il s’agit d’initiatives associatives peu à peu relayées à l’échelon local ou national. Les républicains espagnols en France retracent la mémoire douloureuse de la «  retirada  », après la victoire de Franco et le trajet à travers les Pyrénées à destination de la France, les Portugais cherchent à entretenir la mémoire de la traversée du pont de Hendaye, entre l’Espagne et la France, symbole de liberté vis-à-vis du régime de Salazar et de succès de leur traversée clandestine des Pyrénées («  O Salto  »).
D’autres initiatives muséales ont mis en scène la migration des «  retournés  » (Vertriebene) en Allemagne, les douze millions d’Allemands dont le territoire allemand était devenu polonais ou russe après la seconde guerre mondiale  : Silésie, Poméranie, Prusse orientale, Dantzig, l’enclave de Kaliningrad, portées par des associations mémorielles des territoires perdus et mises en scène par des musées régionaux ou nationaux. Mais on peine encore à retracer les lieux mémoriels des grands ports d’où sont partis quelques
60 millions d’Européens qui se sont embarqués vers les Amériques au cours du dix-neuvième siècle et au début du XXe siècle (Hambourg, Lübeck, Gênes, Naples, Le Havre, Bordeaux, Southampton, Cadix, Lisbonne) et de ceux qui sont partis dans les terres de la colonisation (Marseille, Bordeaux). La construction de la mémoire et des lieux mémoriels, quand elle existe, est récente dans ces cas et accompagne souvent la peur de l’effacement à jamais des objets, des récits et des hommes qui sont à l’origine de ces initiatives.

Une mémoire érigée en histoire
et en identité nationale, le Vittoriano à Rome

Le cas de l’exposition permanente sous le monument dédié à Victor Emmanuel II à Rome est un autre exemple, celui d’une mémoire érigée en mémoire nationale, valorisant, non pas l’aventure des émigrés italiens dans les pays d’accueil comme le fait le musée de Barcelonnette, mais l’histoire des 31 millions d’Italiens qui ont quitté leur pays entre 1860 et 1960 pour un avenir meilleur, évoquée à partir de leur vie privée et du pays de départ (lettres, photos, objets). L’histoire de l’émigration est alors considérée comme un élément glorieux de l’histoire du pays, l’Italie alors naissante du Risorgimento, entretenue et célébrée pour maintenir le lien avec ces Italiens de l’étranger. Une politique diasporique est même institutionnalisée très tôt par l’État italien à leur égard pour faciliter le vote des Italiens de l’étranger dans les consulats italiens, au Sénat, l’accès à la nationalité italienne chez ceux qui l’ont perdue (si l’on a quatre grands-parents ayant eu la nationalité italienne), le vote des Italiens de l’étranger à la Chambre des députés (2005) tandis que les instituts culturels et établissements scolaires italiens à l’étranger dans les pays d’immigration italienne (France et autres pays européens, Argentine, Australie) perpétuent les liens culturels.

Quartiers urbains cosmopolites
Quelques quartiers urbains commencent à valoriser leur histoire migratoire, à des fins culturelles et touristiques comme le quartier Saint Laurent, ancien quartier italien des émigrés coratins (originaires de Corato, en Campanie) spécialisés dans la ganterie dans les années 1930, au Musée dauphinois à Grenoble, ou le quartier de la Goutte d’Or à Paris, un quartier algérien depuis la fin du dix-neuvième siècle, devenu africain aujourd’hui. Les quartiers juifs faits d’arrivants de l’est depuis le dix-neuvième siècle sont parfois aussi mis en valeur, comme la rue des Rosiers à Paris (anciennement marquée par son immigration polonaise) dans différentes villes européennes. Mais la matière est souvent pauvre, faute d’écrits abondants, de témoignages encore vivants, de patrimoine, d’objets, de photos car cette mémoire-là n’a, pendant longtemps suscité que peu d’intérêt et est tombée dans l’oubli.

Des lieux de mémoire oubliés
Beaucoup d’histoires oubliées de la migration n’ont pas trouvé leur mise en mémoire  : les Johnnies, vendeurs d’oignons bretons en Angleterre, ni dans la région de départ ni dans celle d’arrivée, les Belges en Normandie, venus après la première guerre mondiale pour perpétuer le teillage du lin (sauf quelques rues et places des Belges en Normandie), les populations de l’ouest français au Québec. On cherche en revanche à perpétuer la mémoire de l’esclavage à travers la valorisation des îles aux esclaves dans les lieux de départ comme au Sénégal ou au Cap Vert, ou d’arrivée, comme le musée de l’esclavage à Fort de France, en Martinique ou l’île aux esclaves à Charleston (Caroline du Nord) et à chercher à mettre en scène des mémoires de l’esclavage mais elles restent souvent conflictuelles (Nantes, Bordeaux).
Car faire des musées, c’est aussi faire de la politique par d’autres moyens  : prendre en compte un vivier électoral parfois dormant (comme dans le cas des Arméniens), restaurer la légitimité de populations à la mémoire meurtrie, construire un vivre ensemble autour de l’apport de l’émigration et de l’immigration. En Europe, peu d’États et de collectivités locales se risquent à une telle audace, tant le climat anti-immigration prend de l’ampleur dans l’échiquier politique. Il n’est guère que la Catalogne, dans sa dynamique de construction nationale d’un État, qui ait introduit l’immigration comme partie prenante du «  nation building  » et du «  state building  » en gestation. Les lois mémorielles tentent parfois de réhabiliter les diasporas, comme les condamnations françaises et allemandes du génocide arménien. Pour les pays de départ, la mémoire peut aussi se construire à distance, grâce à des politiques transnationales favorisant la dynamique des liens, tandis que les pays d’accueil mettent l’accent sur le consensus implicite lié à la légitimité de cette immigration, comme à Buenos Aires ou à São Paulo.

Un idéal type, Ellis Island
Le Musée d’Ellis Island fait figure de modèle du genre, par la fabrication d’une mémoire officielle et nationale à partir de mémoires privées, par la valorisation de l’immigration comme histoire positive pour les États-Unis présentés comme havre d’accueil pour les exclus de l’ancien monde. Ellis Island valorise et célèbre, à travers l’histoire de l’immigration européenne vers les États-Unis, l’entreprise de promotion civique, sociale et professionnelle d’incorporation par les États-Unis, construits à travers les indésirables dont l’Europe cherchait à se débarrasser (minorités, exilés politiques, travailleurs pauvres). Là encore, l’initiative combine une volonté associative relayée par un projet pédagogique national.

II – Le Musée de l’Immigration à Paris  : des conflits mémoriels pour un projet civique de vivre ensemble

L’histoire du Musée de l’Immigration à Paris, qui a ouvert ses portes en 2007, est révélatrice de la place fragile et controversée que tient l’immigration dans la construction du narratif national en France. L’idée, portée par l’Association Génériques, qui avait fait une exposition sur la France des étrangers à l’occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution française de 1989 a été refusée par Lionel Jospin, Premier Ministre, au début des années 2000, puis acceptée par Jacques Chirac, président de la République, en 2002, qui confie la mission à Jacques Toubon, l’un de ses proches, ancien ministre de la Culture. Lors de son élaboration, entre 2003 et 2007, certains des membres du comité scientifique mis en place pour construire les thématiques du musée, cherchent à mettre en avant la dimension ouvrière du passé migratoire en France (car celle-ci a longtemps été identifiée à sa place dans le monde du travail), au risque de gommer le rôle d’autres immigrations d’élites, d’intellectuels, de commerçants et d’artisans, venus d’Europe de l’est. D’autres insistent sur sa dimension post-coloniale (les immigrés étant caractérisés par leur passé indigène), alors que jusqu’en 1974, la majorité des immigrés étaient d’origine européenne. Des questions de fond sont soulevées  : en quels termes parler de la guerre d’Algérie ? D’autres souhaitent aussi élargir l’approche migratoire à l’esclavage (qui a son musée à Fort-de-France, en Martinique). Certains professionnels des musées font remarquer qu’il n’y a rien à montrer ni à voir et qu’on ne peut faire un musée sans œuvres d’art. Lors de son ouverture, le musée n’a pas été inauguré et il a fallu attendre 2014 pour que le président de la République François Hollande fasse une inauguration officielle.

Fragilité
Le musée a été fragilisé à ses débuts par une politique d’immigration particulièrement hostile aux étrangers qui mettait l’accent sur l’identité nationale et l’approche sécuritaire, puis par une grève de sans-papiers qui soulignait la contradiction entre la création d’un musée et une politique restrictive. Les tâtonnements dans l’ajustement du musée à ses publics ont été nombreux et la presse a souligné sa faible fréquentation, laissant ainsi planer l’image de son inutilité ou de son illégitimité.

«  Leur histoire est notre histoire  »,
un projet pédagogique

Pourtant, la dimension pédagogique d’un tel musée s’est révélée essentielle pour construire une mémoire plus consensuelle sur l’apport de l’immigration à l’histoire nationale à des publics divers (élèves des écoles, enseignants, mécènes, militants associatifs, chercheurs et universitaires, parents et enfants issus de l’immigration) pour raconter les mémoires plurielles des différentes nationalités, leur diversité sociale (tous n’étaient pas des pauvres, ni des ouvriers), géographique, culturelle.
Il s’agit aussi d’éviter que ne s’installe un sentiment de victimisation chez les descendants de migrants tout en parlant aux Français sans origine migratoire proche. Parler de l’Autre sert aussi à mieux parler de soi, à faire œuvre d’historien, à valoriser un aspect moins connu de l’histoire nationale dans un pays «  d’immigration qui s’ignore  », selon la formule de Dominique Schnapper. Cette approche constructiviste risque d’entrer en conflit avec une autre  : celle du mythe de l’autochtonie étudié par Anne-Marie Thiesse, sur lequel a vécu la France à l’école républicaine, à la recherche d’un ancêtre commun (le Gaulois) destiné à faire France sous la troisième République en réconciliant les Français. Cette histoire nuit au regard que la France porte sur elle-même, alors qu’elle est un pays de brassages, du fait de sa position géographique, à l’extrême ouest de l’Europe, de définition des droits de l’homme (accueil des réfugiés et de minorités, comme les Arméniens) et de son passé de puissance coloniale et industrielle, donc faisant appel aux gens venus d’ailleurs. Raconter une telle histoire n’est pas exempt de tâtonnements, ni de conflits de mémoires

Un lieu prestigieux, mais controversé
Une autre vulnérabilité du musée, qui commence cependant à être reconnu dans l’espace muséal depuis qu’il est devenu musée en 2012 et non plus Cité nationale de l’histoire de l’immigration a été à l’origine le lieu lui-même à cause de son histoire, puisqu’il a été construit en 1931 pour abriter le musée des colonies et l’exposition coloniale à Paris, avec pour commissaire le maréchal Lyautey et pour ministre de tutelle Paul Reynaud, en charge des colonies à l’époque, ce qui semblait donner des arguments aux défenseurs des «  indigènes de la République  » et aux tenants de la dimension post-coloniale de l’immigration pour choisir un autre lieu. Certains pensaient devoir valoriser des lieux symboliques de l’arrivée des migrants, comme à Ellis Island, mais la France en est dépourvue. Les immigrés sont arrivés essentiellement par chemin de fer, dans les gares (gare de l’Est et dépôt de Toul pour les Polonais, gare d’Austerlitz pour les Espagnols et les Polonais, gare de Lyon pour les Italiens), mais ces gares n’en ont conservé aucune mémoire. À Marseille, un lieu longtemps resté secret, le quartier du centre de rétention d’Arenc au port de la Joliette, a aussi servi de lieu d’arrivée des migrations du Maghreb, mais la connaissance du quartier comme lieu migratoire est confidentielle.
Il y a aussi ceux dont on parle (les Algériens, les Polonais, les Italiens, les sportifs, les générations issues de l’immigration, les créateurs de mode, ceux qui traversent les frontières) et ceux dont on ne parle pas car leur histoire est controversée  : les Pieds noirs, par exemple, qui ne sont pas des immigrés à proprement dit car ils sont nés dans la France d’alors, donc Français. Souvent, leur histoire, comme celle des harkis (anciens supplétifs de l’armée française pendant la guerre d’Algérie) est instrumentalisée pour servir la mémoire politique. Puisque les politiques d’immigration nationale et européenne ont constitué le cadre de l’histoire migratoire en France, et que c’est un sujet de controverses, traiter le thème dans un Musée public suppose de l’aborder avec neutralité, tout en suscitant une éventuelle approche critique, un équilibre parfois difficile à trouver.
Les associations mémorielles sont sollicitées par le musée, puisqu’il y a des histoires de l’immigration et non pas une seule  : individuelles, collectives, conflictuelles, consensuelles, avec ou sans allégeance à l’égard du pouvoir central. Elles développent surtout localement une mémoire des lieux, des hommes et des femmes et des enjeux qui les ont motivés à migrer. Mais il y a plusieurs écueils à cela  : tout d’abord les acteurs sociaux se sont parfois approprié la mémoire. Ensuite, les musées ont du mal à rendre la mémoire de la précarité de la migration et du voyage, d’autant plus qu’il s’agit souvent d’histoires individuelles. Enfin, l’histoire de l’immigration est plurielle et ne correspond pas nécessairement à la mémoire officielle de l’intégration «  à la française  », d’où parfois une certaine difficulté à monter en généralité, sans rapport avec la politique symbolique que l’État met en œuvre. Il s’agit souvent d’une histoire non officielle, où le souci de transmission du passé ne va pas de soi.

Conserver et transmettre
Si la mémoire est parfois instrumentalisée pour élaborer une histoire, elle s’est construite postérieurement à l’installation, d’où un certain décalage dans le temps car ces populations, souvent pauvres et analphabètes n’envisageaient pas faire œuvre d’histoire à partir de leurs mémoires. Une politique de protection des objets (souvent apportés par les familles d’immigrés), dans «  la galerie des dons  » a été progressivement mise en œuvre, dans une tentative d’appropriation raisonnée du passé et de patrimonialisation des traces de la présence (postes frontières, histoires orales et écrites
– lettres, journaux –), pour construire un récit. Historiens, cadres associatifs sont mobilisés comme producteurs de sources, dans une dynamique de démocratisation de l’écriture de cette histoire, pour une seconde étape après la mémoire, la mise en mémoire. Il s’agit de rendre visible une histoire faite d’invisibilité, avec cependant la nécessité de trouver un récit partagé. Le musée tend en effet à proposer des modèles qui ont réussi (grands savants, artistes de renom, sportifs de haut niveau, créateurs, héros politiques et syndicaux). Aussi, les plus précaires sont peu présents, les femmes aussi, car la vision universaliste tend à lisser le passé dans un processus linéaire. L’important est que les intéressés n’aient plus honte de leur passé, qu’on en parle, mais ce narratif laisse souvent peu de place pour la société dans laquelle ils se sont installés.

Conclusion

La mise en mémoire de l’immigration à travers sa patrimonialisation dans un musée vise à créer un récit sur une histoire cachée ou oubliée, souvent dépourvue d’objets, de documents, d’éléments de patrimoine à montrer. Le musée peut servir à plusieurs fins  : outil de cohésion sociale avec les nouveaux venus, lieu de pèlerinage pour ceux qui trouvent une légitimité reconnue dans leurs histoires de vie, construction d’une communauté morale imaginaire. Mais, faute d’histoires croisées du côté des pays ou régions d’origine, l’initiative reste encore fragile, en recherche d’une consolidation.

[1Klaus Bade, L’Europe en mouvement. La migration de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Paris, Seuil, 2002

[2Cité par M. Proal, P.-M. Charpenel, L’empire des Barcelonnettes au Mexique, Marseille, Ed. Jeanne Laffitte, 1986, page 125.

[3J. Meyer, «  Un peu d’ethnologie socio-économique  : les Barcelonnettes  », Paris, Cahiers de l’Amérique latine,
9, 10, 1974, page 56.

[4A. Genin, Les Français au Mexique du XVIesiècle à nos jours, Paris, Nouvelles éditions Argo (NEA), 1933, cité par P. Gouy, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pages 22 à 24 et 90.

[5Selon les termes de P. Gouy.

[6Telle est la thèse de P. Gouy.

[7P. Gouy, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pages 98 à 106.

[8P. Gouy, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pages 50 à 74.

[9P. Gouy, , Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pages 109 à 120.

[10Selon les termes de P. Gouy

[11P. Gouy, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, pages 109 à 124.

[12P. Gouy, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1980, page 93.