Gare aux lascars [4] de banlieue !
A la fin du septennat de Valéry Giscard-d’Estaing, le « jeune immigré » est présenté médiatiquement comme l’incarnation du « malaise des cités », du fait d’une propension systématique à la petite délinquance qui commence à lui être imputée [5]. Dans un contexte de durcissement de la répression policière et de multiplication des arrêtés d’expulsion pour comportement préjudiciable à l’ordre public, il est mis en scène comme fauteur de trouble. Aux problèmes d’intégration socio-professionnelle, s’agrège une nouvelle difficulté d’ordre « culturel » ; un schème qui impute la déviance à un supposé « déchirement entre deux cultures ». Passés les quelques mois d’état de grâce qui suivent l’élection de François Mitterrand en mai 1981, la consolidation des liens « immigration-délinquance » se poursuit au sein de la sphère politico-médiatique durant l’« été chaud des banlieues lyonnaises » au cours duquel des « bandes de voyous » défient la police au volant de voitures volées. Ces actions spectaculaires baptisées « rodéos » sont utilisées par la presse conservatrice pour criminaliser l’ensemble de la jeunesse des quartiers populaires, comme l’observe avec humour Abdelkader Belbarhi : « Il a suffi à une bande de « lascars », accompagnés de conducteurs en herbe, d’emprunter de belles BMW toutes clinquantes aux ghettos des riches, et de les faire couiner en bas des tours sur la place goudronnée. Mettez-vous à la place des lascars ! Ils sont cernés par les journalistes, le local, le régional, le national de gauche, le national de droite, l’indépendant et le satirique, tous en veulent aux têtes frisées ; tout le monde veut des photos, des vraies, dans un décor nocturne et authentique (…) J’étais là quand ça a commencé et tout à coup qu’est-ce que j’entends ? Mon frère Nasser qui arrivait en courant et qui criait : oh ! les gars, les voilà, c’est eux, lahnoucha (les flics), planquez-vous. Il n’a pas eu le temps de finir sa phrase que les flics étaient déjà sur nous à coups de matraques. Après nous sommes montés dans les tours et, une heure plus tard, qu’est-ce que je vois à la fenêtre ? Tout le quartier encerclé par des CRS. Oh ! C’est la guerre d’Algérie ou quoi ? Cela devrait suffire en principe ». S’il insiste, il faut lui ajouter : « - si on avait du travail comme tout le monde, on ne serait pas là à rouiller » [6]. Sollicité à ce sujet par différents médias [7], Rachid Taha fait une mise au point lucide concernant le cliché du jeune immigré brûleur de voitures : « Dans les ZUP de Lyon (…) le système policier et administratif est toujours aussi pénible : il y a toujours des flics en poste au pied des immeubles, une infiltration policière flagrante dans les centres socio-éducatifs, même si on essaie de récupérer les soi-disant voyous dans des stages militaro-boy-scouts. Les provocations policières et journalistiques qui ont provoqué les fameux incendies de voitures demeurent même si les humiliations sont moins directes » [8].
Les zazous d’la ZUP de Rillieux
En 1980, les jeunes nés dans des familles immigrées du Maroc ou d’Algérie, au sein desquelles l’Islam n’occupe pas une place dominante, n’ont pas, selon l’expression héritée de l’époque coloniale, à être « assimilés » ni même « intégrés ». Ils sont ouvriers intérimaires, rêvent de belles voitures, de vacances sur la Côte d’Azur, écoutent du rock’n’roll et de la variété française… Sauf qu’ils s’appellent Brahim, Mohamed, Mokhtar ou Rachid et que les traits de leurs visages les désignent comme « arabes ». Membres d’un groupe minoritaire, ils sont confrontés à un dilemme : investir les identités collectives stigmatisées qui leur ont été historiquement assignées pour tenter de les requalifier ou s’en détacher pour produire d’autres identifications. Ces « jeunes métèques » qui sont aussi des enfants de la République ne veulent plus être confondus avec la figure du « bledard qui traîne sa nostalgie du pays entre le chantier et l’hôtel sordide [9] ». Ils doivent donc exorciser l’image de leurs parents dominés soumis au dur labeur des usines et du BTP. Leur musique, leurs allures, colorées et bruyantes, sont à l’extrême inverse de l’invisibilité des pères. L’enjeu est donc existentiel : faire échec au silence pour sortir des oubliettes de l’histoire de France [10]. Écartés des formes traditionnelles de la représentation politique, ces jeunes gens font montre d’une grande lucidité quant aux possibilités de l’action collective qui s’offre à eux lorsqu’ils explorent des filières de représentation non explicitement politique comme les arts. C’est ainsi que fleurissent troupes de théâtre, fanzines, stations de radio et autres formations rock à la périphérie des villes [11]. Carte de Séjour participe de ce « front culturel de l’immigration » porteur de revendications inédites qu’ils vont faire résonner sur les ondes et sur scène.
La ZUP [12] de Rillieux-la-Pape, immense quartier d’habitat social soumis à la centralité lyonnaise, est marquée par un mélange hétéroclite de modes de vie urbains et de sociabilités héritières de traditions villageoises, ouvrières ou immigrées. Cet ensemble architectural, empreint du confort moderne des années 1960, qu’on n’appelle pas encore « cité », possède une certaine mixité sociale et n’est pas totalement enclavé. Les enfants d’immigrés nés à la fin des années 1950 y ont été socialisés dans des conditions familiales, scolaires, économiques assez proches. Leurs familles ont quitté le Maghreb lorsqu’ils étaient enfants et ont parfois transité par différentes régions françaises avant de s’installer à Lyon. En outre, le quartier possède une certaine vitalité associative ; des « militants de cité » s’y rassemblent et les contacts avec les adultes y sont fréquents. Certains des musiciens de Carte de Séjour se retrouvent pour leurs loisirs au sein de l’Association culturelle maghrébine de Rillieux [13] qui souhaite promouvoir la transmission de la « culture d’origine » en faisant dialoguer les adultes et la jeunesse, à partir de l’idée que, contrairement aux immigrations espagnole et portugaise, l’organisation des Maghrébins sur une base familiale est inopérante. Dans le cadre de cette association, les activités qui intéressent les jeunes sont la musique et le sport, tandis que pour les chibanis (les anciens) seul compte un lieu où ils peuvent faire leurs prières. Le sociologue Abdelkader Belbahri se souvient de fréquents malentendus : « lorsque nous parlions en arabe aux plus vieux, l’animateur et moi disions jamîa (association) et nos interlocuteurs comprenaient Jamaâ (mosquée). J’ai alors compris qu’il était impossible de mettre en place une association de type communautaire ». C’est lors de cette première réunion qui rassemble quelques pères de famille et quelques jeunes, que Abdelkader Belbahri fait la connaissance de Rachid Taha et des musiciens du futur groupe Carte de Séjour qui répète dans une salle en bas d’immeuble. Dans les échanges avec Rachid Taha, il perçoit immédiatement la force de son engagement pour ce projet musical, ainsi que son attachement à son pays d’origine : l’Algérie. Cette fidélité à ses racines ne l’empêche pas de s’inscrire pleinement là où son père s’était exilé : « Mon père a une carte de séjour parce qu’il est immigré et moi je suis immigré parce que j’ai une carte de séjour ». Cette phrase traduit le caractère inédit de la génération à laquelle Rachid appartient, à savoir celle des premiers enfants de l’après-guerre d’Algérie. C’est justement ce qui les distingue des petits espagnols et portugais. La romancière Brigitte Giraud, elle-même enfant de Rillieux, fait remarquer que « L’apparition de Carte de Séjour dans le paysage musical français se fait pile deux décennies après la signature des Accords d’Evian, ce qui n’est même pas le temps d’une génération. Au sortir de l’adolescence, je suis ignorante, je ne pense pas à la façon dont l’histoire a meurtri les populations – cela viendra bientôt –, je ne ressens que le désir d’échapper à mon étau, je ne ressens que l’énergie, la vitesse, la sensualité que portent les atmosphères rock, et Carte de Séjour en est le vecteur idéal, qui traîne avec lui un parfum de subversion bon enfant, et tend à la France ce miroir qu’elle ne veut pas voir (…) Rachid Taha et son groupe Carte de Séjour entrent en scène, frappent fort et mettent un peu de sel sur la plaie restée à vif de la guerre d’Algérie, qu’on nommait « événements » et à laquelle mon père prit part quand il avait 20 ans » [14].
Rock arabe kesako ?
En 1980, guitare, basse et batterie forment le socle instrumental de Carte de Séjour qui utilise des esthétiques diverses comme unités de construction d’une identité kaléidoscopique : influences reggae, funk, new-wave et même punk ; empruntant à ce dernier courant l’idée du cri sauvage et libérateur. A partir de 1984, dans certains morceaux, des instruments issus du répertoire maghrébin, comme l’oud ou la darbouka ajoutent une ambiance méditerranéenne à l’ensemble. Mais c’est surtout au niveau des textes que l’on peut reconnaître la spécificité de cet « arab rock » [15]. Les paroles combinent l’arabe maghrébin, mâtiné d’un français lui-même parsemé d’expressions argotiques lyonnaises et d’anglicismes [16]. A travers son rock incandescent Rachid Taha se démarque de la « culture du bled », jugée comme arriérée, en chantant dans un arabe inaccessible, même aux arabisants. Dans ses textes le sentiment d’injustice sociale constitue un thème central, autour duquel viennent se greffer d’autres énoncés concernant le racisme à l’entrée des clubs, le rejet de leur « algérianité » par des jeunes aux cheveux peroxydés pour faire plus « français » (La Moda) mais aussi certaines tensions qui agitent les familles maghrébines, dont témoigne Zoubida, jeune femme conduite au suicide après un mariage forcé : « Zoubida au printemps de sa vie/ Vivait sa vie/Avec ses joies et ses peines/ Un jour parmi les jours/Son père décida de la marier/Sans lui demander son avis /Et c’est le début d’un grand calvaire ». Le quotidien sublimé en chanson devient subversif par son contenu et son langage incisif, en ce qu’il tranche avec d’autres discours publics sur l’état du monde social, ce qui permet de sensibiliser les auditeurs : étudiants, travailleurs sociaux, intellectuels et autres représentants de la « gauche morale ».
En revanche, au sein des cercles d’immigrés maghrébins – en dehors de son avant-garde militante – la musique se partage en refrains nostalgiques pour ouvriers vieillissants et en musiques festives [17]. Lors des concerts avec des groupes de musique traditionnelle arabe et kabyle, le son et la posture de Carte de Séjour font l’effet d’un tremblement de terre. Le public se divise entre les jeunes et leurs aînés, pour qui c’est « un scandale de faire se produire ensemble, devant des familles respectables, la belle musique du pays et ces jeunes qui braillent dans un micro dans une langue incompréhensible ». [18] Cette attitude scénique jouant sur les clichés de l’immigré et du colonisé (chéchias, foulards et sarouels), fait que le groupe est davantage accepté par les jeunes « branchés cosmopolites » que par les descendants d’immigrés qui, comme le souligne Gérard Bar-David, « se reconnaissent bien plus dans la disco car elle leur permet de rejeter leur identité » [19]. Quant aux traditionnalistes, ils vivent également très mal ces provocations : « Quand Rachid chante, on ne comprend rien du tout. Je parle bien arabe pourtant, mais quand j’entends la manière qu’il a de triturer la langue… Il en fait une bouillie impossible. L’autre jour ils sont passés à Mosaïque [20], l’émission de télé pour les immigrés du dimanche matin (…) Brusquement le chanteur se met à insulter les musiciens avec des mots qu’on ne sort jamais devant les parents. Même si c’est pour rigoler, ce sont des choses qu’on dit entre copains, pas à la télé, quand tout le monde regarde. » [21] A la même époque le groupe punk lyonnais Haine Brigade, qui pourtant partage leur combat antiraciste, dit exactement le contraire : « ils jouent pour les immigrés seulement (…) C’est dommage de faire les textes en arabe parce que il y a une grande partie des gens qui ne peuvent pas comprendre. En plus je connais pas mal d’arabes qui peuvent être touchés par ce qu’ils font, mais qui ne parlent plus arabe » [22]. Que de malentendus autour de la réception de l’« arab rock » !
Des MJC lyonnaises aux grands festivals européens
Au cours des années 1980, les jeunes de Rillieux développent une sociabilité à l’échelle de l’agglomération lyonnaise, liée en partie aux mobilités professionnelles, mais aussi aux réseaux familiaux, culturels et militants. C’est finalement un grenier situé place Tolozan, sur les pentes de la Croix-Rousse, qui deviendra le QG de Carte de Séjour. L’émission télévisée Mégahertz d’Alain Maneval, lui consacre en 1982 un reportage qui reflète l’ambiance de ce local : on y « tape le bœuf » avec d’autres musiciens, entourés de curieux. A la fin de la répétition on « boit des coups », on fume et chacun peut parler de ses problèmes : « Je me suis présenté à l’ANPE (Agence nationale pour l’emploi) pour une place de maître-chien. Je prends la référence de l’annonce et je me présente au maître placier qui me dit : « - ben non écoutez, faut être de nationalité française ». Alors que moi je considère qu’il n’y a besoin d’être ni américain, ni suédois pour dresser un chien » [23]. C’est aussi dans ce quartier alternatif de la Croix Rousse, que les jeunes de Rillieux découvrent la mouvance libertaire et les radios libres qui créent un potentiel de diffusion extraordinaire pour les groupes.
Carte de Séjour c’est d’abord une expérience de la scène, le partage d’émotions musicales avec le public des MJC et autres salles autogérées des banlieues ou des villes moyennes. Ces concerts sont souvent organisés par des collectifs militants. C’est pour cette jeunesse politisée l’affirmation d’un désir de désordonner un monde qui ne lui convient pas. Leur réputation de « bêtes de scène » permet aux membres de Carte de Séjour de connaître rapidement la notoriété. Le groupe est en effet programmé aux Transmusicales de Rennes le 17 décembre 1981. Lors de ces interminables tournées à travers la France, il n’est pas rare de voir le public bondir sur scène comme le 30 avril 1983 à Dole (Jura), « pour danser avec le charismatique chanteur du groupe » rapporte le quotidien Le Progrès. Il n’y a pas que les manchettes dans la presse locale qui contribuent à asseoir la réputation des rockers lyonnais puisque, dès 1981, le magazine culturel Actuel légitime le phénomène Carte de Séjour : « - Que font les milliers de jeunes immigrés arabes chez nous ? Les trois-huit, les braquages, le trafic d’herbe. Mais à part ça ? Les garçons de Carte de Séjour ont échappé à tous les circuits. Ils jouent du rock. Mais un rock bien à eux, celui d’une nouvelle génération qui n’a plus le complexe d’être arabe en France ». Et de conclure par ces propos élogieux : « Carte de Séjour ne joue pas un folk arabe électrifié et rasoir ; le meilleur rock est celui des déracinés qui se fabriquent de toute urgence une nouvelle culture ». [24] C’est à travers ce reportage que l’avant-garde culturelle parisienne découvre l’existence des pionniers du « rock arabe ». Quelques semaines plus tard, Gérard Bar-David du magazine Best, dans une enquête sur le rock lyonnais, dresse leur portrait au côté de Starshooter, Electric Callas ou Killdozer. C’est enfin le journaliste Paul Moreira, défricheur de « rock métisse », qui les introduit à l’émission télévisée Droit de réponse de Michel Polac en avril 1982, où ils vont provoquer l’ire de l’accordéoniste Aimable, représentant de la « France à papa » :
« - si ceux-là (les Arabes) se mettent à chanter… ». Parmi les autres compagnons de route du groupe, on peut évoquer Rémi Kolpakopoul de Libération et le producteur Philippe Constantin. Ce dernier favorise la distribution internationale du maxi 45t. édité par le label lyonnais Mosquito (Bernard Meyet, Serge Boissat). C’est ainsi que, dès 1982, le célèbre chroniqueur rock britannique John Peel diffuse sur la BBC le titre « Halouf Nar » de ce qu’il appelle « a French-Algerian band » et de conclure sa séquence en essayant vainement de prononcer le nom du groupe : « Cawte de sejouw ? Cauute de séjouuu, what does it mean in french ? » Un auditeur francophone aurait pu lui répondre, qu’à l’instar de celui des Britanniques de UB 40 [25] – acronyme de Unemployment Benefits 40, formulaire de demande des droits au chômage – le choix du nom Carte de Séjour peut se lire comme une signature commune à ses membres, dont la plupart possèdent effectivement une… carte de séjour. Cette fascination du monde anglo-saxon pour Carte de Séjour, dont témoigne l’engagement du compositeur Steve Hillage (puis Brian Eno et les Clash) qui va produire le groupe à partir de 1983, lui permettra de tourner dans toute l’Europe, jusqu’à sa dissolution en 1989.
La voix des sans-voix
Pour les jeunes de Rillieux la musique rock offre l’opportunité de travailler des identités culturelles alternatives et ainsi d’échapper au sentiment d’indignité et d’impuissance. Sur une de leurs premières affiches de concert est dessiné un jeune avec une coupe « afro » [26] qui brandit sa guitare pour écraser un minuscule fourgon de police, devant une barre d’immeubles. Cette illustration exprime bien leur rôle de « haut-parleur » faisant retentir la parole de ceux qui en sont privés.
Lorsque Carte de Séjour commence à se faire connaître à Lyon, les universités sont en grève contre le décret Imbert de mai 1980, visant à restreindre l’immigration estudiantine. La frange mobilisée n’accepte pas que les étudiants étrangers n’aient pas le plein droit d’étudier en France se souvient Myriam Chopin : « Nous étions en colère… Et enfin le chanteur d’un groupe rock lyonnais engagé parlait à ceux qui refusaient les lois discriminatoires et qui de plus s’affichait avec des féministes. Rachid était souvent présent et nous discutions des modalités d’action dans les universités et comment sensibiliser plus activement la jeunesse. Des concerts rock gratuits furent organisés. Et, puis il y a eu ensuite la voix de Djida Tazdaït et des filles du collectif Zaâma d’banlieue [27], ces pionnières en matière de mobilisation : autant de voix féministes qui nous parlaient aussi à nous et de nous « les françaises », comme elles nous appelaient parfois. J’apprenais, sortant tout juste du lycée, les mécanismes de la domination et la condition des femmes et des immigrés grâce à la musique de Carte de Séjour qui dénonçait l’enfermement identitaire et le patriarcat ». Le groupe, mobilisé sur différents théâtres d’opérations, se produit gratuitement au Rock against Peyrefitte (Alain Peyrefitte ministre de la Justice) organisé au Palais d’hiver (Lyon) le 31 octobre 1980 contre le projet de loi « Sécurité et liberté », puis en avril 1981 au concert de clôture de la grève de la faim de Christian Delorme, Jean Costil et Hamid Boukhrouna contre les expulsions de jeunes immigrés ; d’aucuns parmi les membres de Carte de Séjour considérant le concert « de soutien » comme un relais des luttes. Absents de la Marche pour l’Égalité et contre le racisme pour cause d’enregistrement de leur disque, ils participent néanmoins au concert de clôture à Paris en décembre 1983. Ils vont également jouer lors de divers rassemblements contre le Front National.
Et puis il y a l’assassinat à Lyon de Nordine Mechta, âgé de 23 ans, le 29 septembre 1985 par les « videurs » du Mistral, une péniche-discothèque louée par l’équipe du West Side (association de diffusion de musiques rock) pour une soirée festive. Tout au long du jugement (qui s’achèvera par la condamnation des vigiles en 1988) Rachid Taha fera entendre sa voix aux côtés des organisations antiracistes comme le MRAP [28]. Quelques semaines auparavant, le 15 juin 1985, Carte de Séjour, avec d’autres artistes engagés, avait accepté de participer au concert géant place de la Concorde initié par l’association SOS Racisme. Ce soir-là Rachid Taha singe l’« accent du bled » pour lancer la chanson Douce France de Charles Trenet devant une foule médusée. Puis il interpelle le public : « -ça vous va ou pas ? Vous l’aurez compris y en a qui grincent des dents, hein ? On touche au patrimoine… Mais c’est le nôtre aussi ! [29] » Enregistrant les applaudissements, il peut enfin interpréter Douce France avec l’intensité du rock [30]. Ce détournement d’un classique de la chanson française contribue à élargir l’audience du groupe. En 1986, durant la cohabitation Mitterrand-Chirac, Douce France, élève un peu malgré lui Carte de Séjour au rang de porte-drapeau de l’intégration : « Je pointais du doigt un problème aigu, et tout le monde - beurs inclus [31] - n’a vu que la bannière de l’intégration, les prémices d’une « beurgeoisie » tempête Rachid Taha qui est désormais présenté comme un modèle de la « réussite beur ». [32] Le 19 novembre 1986, en plein débat sur le Code de la nationalité, Jack Lang, accompagné de Charles Trenet, fait distribuer le single à l’Assemblée nationale. Carte de Séjour refuse cet honneur. À l’instar des organisateurs de la Marche pour l’égalité qui dénoncent une instrumentalisation de leur mouvement par le pouvoir socialiste [33], le groupe va prendre ses distances avec les promoteurs d’un antiracisme moralisateur.
De l’autre côté de l’échiquier politique, la droite nationaliste, emmenée par le Club de l’horloge et d’anciens gaullistes comme Alain Griotteray, s’en prend ouvertement à cette France « multiraciale » et « pluriculturelle » qu’incarne Carte de Séjour. Concordance des temps, mercredi 8 avril 1987, alors que le groupe se rend à Paris pour la cérémonie de remise du Bus d’acier (sorte d’oscar rock qu’il vient de remporter), un commando du Front National attaque commerces et bistrots « ethniques » de la Croix Rousse. Pendant les affrontements, Mansour, un ami des musiciens est blessé à l’œil par un tir de pistolet à grenaille.
Voilà voilà qu’ça r’commence …
Vendredi 21 juin 2013, Rachid Taha, invité vedette du festival les Invites de Villeurbanne, en appelle à la mobilisation des consciences pour contrer l’extrême droite. Au moment des rappels, titubant comme s’il était ivre, il psalmodie les premières phrases de Douce France, puis s’interrompt : « - Vous savez, un Français sur trois vote Front national.... faut être en éveil ! » Et d’enchaîner sous les applaudissements de la foule : « Voilà, voilà, qu’ça r’commence/ Partout, partout et sur la douce France/ Voilà, voilà, qu’ça r’commence/Partout, partout, ils avancent ».
Toujours en 2013, à Strasbourg, dans le cadre du festival Strasmed, Rachid Taha énonce toutes les désillusions de sa génération ; la gauche du premier septennat de Mitterrand ayant trahi la plupart de ses promesses sur les étrangers et donné de faux espoirs aux minorités ethno-raciales et aux enfants des classes populaires contenues dans ces propos : « SOS Racisme, c’est comme SOS dauphins, les uns protègent les dauphins et les autres les racistes ». Myriam Chopin, présente lors du concert, se souvient que cette phrase provocatrice a choqué : « Dans sa radicalité, Rachid Taha exprime une réelle exigence [34] ; on ne se sert pas d’une cause mais on la sert ». Lorsque l’on relit ses entretiens avec la presse de 1980 à nos jours, on s’aperçoit que le chanteur est fréquemment sollicité pour dénoncer le racisme, comme s’il s’agissait là d’un combat essentiellement moral. A chaque fois Rachid Taha se voit contraint de reformuler la question, tentant ainsi de faire résonner les « valeurs universelles » avec le vécu des immigrés qui subissent au quotidien les discriminations à l’embauche ou au logement, en insistant sur le « déni de francité ».
Ironie du sort, le cœur de Rachid Taha a cessé de battre un 11 Septembre, date désormais associée au « terrorisme musulman » et au « choc des civilisations ». [35] Double ironie du sort, deux jours plus tard, la France reconnaissait officiellement avoir instauré un « système recourant à la torture » pendant la guerre d’Algérie. Si Rachid Taha symbolise la prise de parole de cette jeunesse postcoloniale, inédite dans l’histoire de l’immigration en France, il demeure avant tout un des rockeurs les plus talentueux de la scène française.