N°131

Culture

Il revient à ma mémoire...

Sakina fille de Smail et Dahbia BAKHA

Concert de Carte de Séjour dans le cadre des Rencontres nationales les 28 et 29 mai 1982 à la Bourse du travail place Guichard à Lyon,
co-organisées par Zaâma d’Banlieue, Rock against Police et la Maison des travailleurs immigrés (MTI).

12 septembre 2018, Ait Djellil. Sonnés par la nouvelle, nous entendons la télévision algérienne annoncer le décès du chanteur Rachid Taha.
A cet instant... « il revient à ma mémoire »... Artiste inclassable et engagé, Rachid Taha était une référence pour nombre d’amateurs de Rock. Comme beaucoup de «  Rhorhos  » («  y en a trop  » ! [1]), Rachid était un passe muraille qui refusait les identités assignées et le repli sur soi. «  Tékitoi  » [2] chante-t-il ?... «  Pardon de toujours s’appeler Ahmed...on va s’intégrer à fond  » [3] dira en écho Magyd, chanteur de Zebda.
C’est qui lui ? Lui qui empruntait aussi bien à l’électro, au Raï, au Rock, au Chaâbi, à la musique Punk, ce qui fit dire au charismatique Mick Jones du groupe Clash qu’il préférait « Rock the Casbah » à la sauce algérienne. Dans les années 80, Carte de Séjour s’était même prêté à des rencontres avec la musique contemporaine et le numérique avec GRAME à Lyon.
Salué par Santana, Brian Eno et beaucoup d’autres.. J’ai trouvé les CD de Carte de Séjour au rayon «  Rock français  » à Berkeley (USA) et dans les bacs «  Musique du Monde  » chez les revendeurs de disques en France. C’était le Rock de Rachid et de sa Carte. Nul n’est prophète…

Au début était «  Carte de Séjour  »
«  Avec Rachid, on s’est rencontrés à l’usine, et, comme beaucoup d’artistes on en a connu des galères  » me raconte Mohamed Amini, guitariste. Ensemble, ils créent Carte de Séjour à une époque marquée par la montée du Front National et les crimes racistes. La carte de séjour, elle nous parle à tous  : immigrés ou non. Certains d’entre nous en sont même toujours les heureux bénéficiaires alors qu’ils sont nés sur le territoire national, mais on ne naît pas étrangers, on le devient ! La reprise en sarouel [4] de Douce France en 1986 fut donc une idée de génie même s’il n’a échappé à personne que si Bowie en sarouel est un artiste total (1973), Rachid en sarouel c’est du communautarisme !

Rachid pratiquait l’ironie et la dérision. «  They changed none of the lyrics but it was performed with a bitter irony that infuriated many listeners, and was banned from radio  » [5] (Ils n’ont pas changé les paroles, mais elles ont été interprétées avec une amère ironie qui a exaspéré beaucoup d’auditeurs et elle a été bannie de la radio).
Car cette «  Douce France  » était aussi celle des tontons flingueurs  : à cette époque il ne faisait pas bon avoir le cheveu crépu. En 1976, dans la seule cité phocéenne la sociologue R. Brahim a recensé 16 assassinats de «  Nord- Africains  ». A St Etienne, Lyon, Marseille, Ivry, La Courneuve, etc, la liste funèbre compte 731 cas entre les années 70 et la fin des années 90 [6]. Les Rhorhos y en avait trop et les Kahlouches c’était (déjà) louche !
En réponse aux lois anti-immigration Stoléru (1977), Bonnet (1980) puis Pasqua, Carte de Séjour alla jusqu’à distribuer son single aux députés à l’Assemblée nationale pour faire passer son message politique.
Les «  Arabes  » ne rentrent pas en boîte de nuit ? Rachid Taha crée la sienne, «  Au Refoulé », à Lyon en 1982. La Classe ou l’Hala !! [7]

Les années 80, c’était les ratonnades mais c’était aussi Zaâma d’Banlieue, les JALB [8], la Marche pour l’Égalité (dont on vient de fêter le non-anniversaire ce 3 décembre) et les 100000 personnes dans les rues de Paris, ce qu’aucun mouvement politique n’a jamais fait. C’était la Croix Rousse et le militantisme des pentes même si « l’esprit rebelle de la Croix-Rousse est aujourd’hui tombé dans une forme de marchandisation ». [9] Et puis il y avait Rock against Racism, la revendication culturelle prolongeait désormais la revendication socio-politique. Kamel, Alawa ou Said [10] l’avaient bien compris en invitant Carte de Séjour à Saint Etienne où Iznaguen chantait en... kabyle. Manquait plus que ça !

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Pas d’orientalisme dégoulinant, Rachid parlait cash de «  ces cons d’Arabes («  partout, partout ils avancent  » ! [11]), là-bas, qui grillagent les fenêtres et les femmes  ». Rares sont les artistes masculins à les avoir dénoncés  : Rachid fait aussi un sort aux mariages forcés, et là, c’était bien plus puissant que les propos de n’importe quelle secrétaire d’Etat qui veut courageusement nous émanciper depuis son bureau.
Rachid jouait avec les clichés, lui qui aimait se décrire comme «  Soufi anarchiste  » adepte du «  Coran alternatif  ». Je suis sûre que le titre décerné en Algérie de «  blédard français  » [12] l’aurait bien fait rire ! L’Algérie, où le pouvoir veut arabiser... «  d’ailleurs si nous sommes arabes, pourquoi nous arabiser ?  » disait Kateb Yacine. Lorsqu’il récidive avec Rhorhomanie, c’est un peu à la manière des Minstrels [13] : les « Rhorhos » étant un terme d’auto dérision que les jeunes «  Arabes » utilisent pour se moquer d’eux mêmes. Après les «  Maghrébiens  » malgré tout, on est devenus les «  Mumus  » malgré nous, mais toujours des «  enfants Illégitimes  » (Sayad, 1979).
Sorti sous le label Mosquito, Rhorhomanie défraya la chronique  : des radios refusèrent de passer des chansons interprétées en arabe.
Le producteur Martin Messonier, organisateur du premier festival Raï à Bobigny, explique «  j’envoyais des disques à certaines radios qui me les renvoyaient avec la mention « bougnoule » ».
Pas d’arabe sur les ondes ? Rachid reprend en 1997, une des chansons de l’exil les plus populaires « Ya Rayah », immortalisée avant lui en 1966 par Dahmane el Harrachi. Elle sera chantée, et en darja [14], dans le monde entier !

17 taha 03
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Voilà, Voilà...
Le mérite de Carte de Séjour tout comme Zenzila, la Mano Negra, Zebda, Mouss et Hakim ou HK a aussi été de faire connaître des artistes précurseurs du Maghreb  : Slimane Azem, Cheikh el Hasnaoui, Dahmane el Harrachi font désormais partie des vies des jeunes générations. Pour Rachid, adepte du Couscous Clan, pas de hiérarchie, c’est Cheikha Remitti et Oum Kalthoum avec des références à James Brown (qui a aussi beaucoup inspiré Jimmy Oihid) ou à Iggy Pop. Ne pas reconnaître leur apport au patrimoine musical national c’est jeter notre propre histoire, comme le rappelle la djellaba de Djeha  :
«  Un jour, le voisin de Djeha se précipita chez lui en demandant quel était ce terrible bruit qu’il venait d’entendre.

  • Ce n’est pas grave, dit Djeha, c’est juste ma femme qui a jeté ma djellaba [15] dans l’escalier.
  • Et ça a fait un bruit pareil ?
  • Oui... J’étais dedans  ».
    Puisse ce petit papier rappeler enfin, que nous, héritières de l’immigration post coloniale, la génération de Rachid, devons beaucoup à la chanson qui a contribué à nous socialiser politiquement.
    L’émission radiophonique Urar Lxalat [16] sur chaîne 2 que ma mère ne manquait jamais résonne encore.
    La condition de la femme était chantée par Hnifa ou Nouara «  Thecnam  », l’éloignement (de celui qui a traversé la mer pour aider la famille à survivre ) par Ait Farida «  Yourayid tavrats  » [17], ou encore la trahison par Cherifa, «  Aya Zarzur  ». J’entends encore «  Wufan Rray d rray-is  » [18]) de Ourida et «  A ttir azegwar n’rras… at-tsellmed fi mehvas... Umer n’Tifas, Muhend Saïd Aît Kaci...  » [19] de Taos Amrouche résonne autrement .
    J’ai compris -et pas à l’école !- la portée de certaines chansons beaucoup plus tard. La référence, de Louise Michel, à la déportation de « soldats arabes  » en Nouvelle Calédonie où ils rencontrent les Communards [20] après la révolte (1871) menée par El Mokrani et Cheikh Ahaddad qui étaient en fait... Kabyles. C’est à en perdre son latin !
    J’étais petite, mais ces chansons ont laissé une empreinte indélébile.
    Plus proche de nous, il revient à ma mémoire... La chanteuse Chérifa était venue faire un gala à St Etienne à l’occasion de la Journée de la Femme et avait dormi chez mes parents. Elle racontait la naissance de sa chanson «  Bka ala khir ay Akbou  » (1942) à ma mère, alors que je lui servais un café. «  Tu es mariée ?  » me demande-t-elle. «  Non, na Chérifa...  » lui répondis-je… « Wa achar ourts’ fkitaran..?  » [21], dit-elle alors à ma mère. J’en ris encore...

Breaking News , Radio Gilets Jaunes (pas tous bien sûr, car comme les «  Arabes  » il y en a des biens) vient d’annoncer que ce 10 décembre «   le Président de la République a signé le Traité de Marrakech ouvrant la porte à des millions de migrants  ».
Voilà, Voilà, que ça recommence, Rachid… Partout, partout ils avancent… les adeptes de l’invasion et du Grand Remplacement.
Rest in Punk, Rachid.

[1Rhorhomanie, Carte de Séjour,1984. Produit par Steve Hillage

[2Tékitoi, Carte de Séjour

[3Mes excuses à la France, Libération, 25 janvier 2016

[4Pantalon traditionnel

[5The Guardian, 12 novembre 2018

[6Caroline Trouillet, 2017

[7La Moda, Carte de Séjour, 1982

[8Jeunes Arabes de Lyon et la Banlieue

[9Nathalie Collet, 2015

[10Association le Grain Magique

[11Rhorhomanie

[12HuffPost Maghreb, 14 septembre 2018

[13Au début du 19e aux Etats Unis, les Minstrels - des blancs grimés en Noirs- furent ensuite l’objet de moqueries de Noirs imitant...les Blancs

[14Arabe dialectal

[15Tunique

[16Chants traditionnels de femmes qui s’accompagnent elles mêmes de bendirs

[17“Il m’a envoyé une lettre”

[18“Si la décision était sa décision”

[19Taos Amrouche, Chants Berbères de Kabylie, Paris

[20Kabyles du Pacifique, Mehdi Lallaoui, 1999

[21Alors, pourquoi tu ne l’as pas donnée (en mariage) ?