Migrant, un objet flottant non identifié
Maints observateurs des mouvements migratoires ont relevé les glissements dans les usages politiques et institutionnels du lexique dans ce champ, à compter de ses premiers signifiants : « migrant » et « migration » (et les composés que l’on fabrique avec, par rajouts de qualificatifs ou en tant que prédicats). Ces termes se sont substitués dans les discours à « immigrant » et « immigration » ne référant plus de la sorte à des points de repères (des lieux réels, des choix de destinations), mais à une sorte de suspension hors espace et hors temps. Les usages de ces termes sont donc effectivement importants car ils effectuent de manière performative ce dont ils parlent en faisant du « migrant » un objet taillé à la convenance des effets que l’on en escompte sur les imaginaires sociaux. De fait, ils le réduisent à la figure d’un OFNI, d’un objet flottant non identifié ou vaguement, comme flouté ou spectralisé, dénudé de ses significations dans les socialités contemporaines.
Cette spectralisation a une double conséquence : la non-reconnaissance de l’expérience personnelle qui ne peut se justifier dans le fond que de sa singularité propre (aucune autre instance discursive ne peut décider de sa véracité ou de sa fausseté), et l’effacement de la mémoire des lieux migratoires (d’émigration et d’immigration) invalidant les conditions historiques de cette expérience. Cet effet ressemble à un calcul ou à une stratégie : soustraire sans reste l’objet « migrant » à ses conditions en lui appliquant notamment un discours spécifique (appuyé sur des décisions spécifiques : des critères de jugement spécifiques, un droit spécifique, un traitement spécifique ou « d’exception », etc.). Cet effet se réalise d’abord dans et par des mécanismes de désignation, de (dis)qualification, d’ordonnancement, de prédication et de classification. Ils construisent l’objet « migrant » comme objet « incongru », hors histoire et hors conditions au présent. Objet flottant, déconnecté des réalités du monde, il devient un objet surnuméraire, encombrant, facilement transformable en objet-« problème » ou en objet-« crise » (maîtres-mots des discours politiques et médiatiques actuels sur les « migrants »).
L’objet – « migrant » partage cet état avec toutes les figures sociales encombrantes (subissant de front exclusions, désaffiliations, disqualifications et tous les processus qui mettent en marge des échanges utiles) dans les discours de l’ordre actuel. Mieux, il en devient une figure bouc-émissaire. Ce mécanisme est certes connu dans l’histoire des migrations modernes, l’on ne peut éviter cependant de s’interroger sur l’« événement de son retour » dans le contexte actuel. Il a beau ne rien dire de neuf dans le fond, son « retour » reste important : il élit le « migrant », à travers des images hallucinantes, à la place du signifiant privilégié de la « crise » : on a pu entendre qu’il est « la mère des problèmes »
– une métaphore guerrière : la mère des batailles – ou qu’il constitue « le problème numéro un » – une métaphore policière : l’ennemi public numéro un –, etc.

Pourtant, de l’avis des économistes avertis et de certains acteurs économiques eux-mêmes (chefs d’entreprise, etc.), les « migrations », non seulement ne constituent pas l’élément premier ou essentiel de la crise, un état devenu consubstantiel au mode de gestion du capital financier (crises successives et rapprochées, endettements des États, etc.), mais semblent en constituer, réellement et potentiellement, une des solutions (un facteur d’ajustement du marché). Elles ne semblent pas non plus constituer en elles-mêmes, ces « migrations », la ligne de fracture essentielle de la dimension « sociale » de cette crise : du « lien social » ou de la « cohésion sociale » minés plutôt, selon certaines analyses, par le démantèlement systématique des modalités de solidarités organiques au profit de la concurrence générale et de la rentabilité, credo de l’ordre libéral actuel. De fait donc, ce qui fait désordre (inhérent à l’ordre même), est évacué par projection dans les discours sur la figure du « migrant », ce dernier possédant le trait parfait ou idéal pour cette projection : la non légitimité fabriquée de sa présence (un objet suspendu et encombrant). « Migrant » est alors le nouvel habit (le nouveau signifiant) de cette vieille idée qui anachronise à chaque fois (lors de chaque « crise ») le phénomène migratoire en le délégitimant.
Le migrant comme révélateur de la crise
La mise en visibilité négative dans les discours (la transformation en « problème ») des « migrants » est un révélateur essentiel d’une « crise » bien plus importante (au sens vrai du terme : un événement décisif, mais dont les conséquences sont autant difficiles à interpréter qu’à réguler), une sorte de mutation historique dont les enjeux outrepassent le phénomène migratoire lui-même. Cette mutation est celle d’un ordre qui fait bouger toutes les lignes et les frontières, réelles et symboliques, naturelles et culturelles du monde, tout en œuvrant dans ses discours à en esquiver les effets indésirables (ce qu’on appelle « migration » en est un, mais bien minime par rapport aux discours que l’on tient dessus). On a pu qualifier ce nouvel ordre de monde « liquide » et ses nouvelles formes de socialités de « post-sociales »... Pour l’essentiel, c’est un monde devenu surface de circulation accélérée de tous les « flux » enchevêtrant leurs forces et leurs matières. Cette circulation fait du monde lui-même un monde en migration – sur place ou au-delà des frontières. Fatalement, elle fait dé-placer des catégories diverses de ses populations, pour des raisons tout aussi diverses et qu’il est difficile en fin de compte de juger en termes de légitimes ou d’illégitimes sans déformer les raisons-mêmes de ces déplacements (à coups de manipulations de chiffres, d’amalgames des genres, de falsifications des arguments, etc.)... La « crise des migrants » est un paradigme de cette déformation : un décrochage dans et par les discours des réalités conditionnelles migratoires, offert tel un paratonnerre à des imaginaires sociaux eux-mêmes en décrochage dans l’individualisme économique ambiant. Une « crise » qui cristallise du coup toutes les crispations... C’est ce que la psychanalyse appelle la formation d’un « mauvais objet » : une image déformée de l’objet réel qui devient objet de projection des frustrations et des pulsions destructrices... En bref, la dite « crise des migrants » est une option politique et économique globalisée de désolidarisation de toutes les catégories de populations laissées pour compte par la globalisation : elle désigne de manière globale un objet de cristallisation des maux ressentis au niveau local.
Une crise qui n’en est pas une en tant que telle (crise des migrants), mais un « phénomène banal » (F. Héran) est l’indice ou le symptôme d’un fonctionnement/dysfonctionnement global et « globalisé » – global parce que globalisé –, une crise éthique et politique. Éthique : elle met à mal un certain nombre de valeurs et de droits attachés à l’idée de démocratie : les valeurs de solidarité, d’hospitalité, de fraternité, de liberté (notamment des circulations) et d’égalité, toutes valeurs dites universelles. Les migrations actuelles ne font qu’éprouver en fait la validité de ces valeurs quant à leurs qualités, leur effectivité et leur autorité même. D’où les tentations politiques actuelles – embarrassées chez les uns, décomplexées chez les autres – de les « conditionner » a maxima, c’est-à-dire de continuer à les brandir tout en en restreignant la portée réelle, voire de faire porter aux « migrants » eux-mêmes la responsabilité ou la « faute » de les mettre à mal (mécanisme de renversement vieux comme la rhétorique elle-même). Ces tentations révèlent en fin de compte un relativisme réel (les politiques dites « réalistes ») dont l’idéalité (dite, elle, « universelle ») aurait perdu en cours de route le « sujet universel » qu’elle présuppose !
Politique ensuite : cette « crise » est construite comme telle dans/par les discours d’abord. L’usage de ce mot traverse l’ensemble de leur spectre et fait problème par cette transversalité même : il s’auto-valide dans/par cette transversalité. Cette auto-validation crée cependant un autre problème politique, aux conséquences bien plus graves : elle propulse au devant de la scène des acteurs politiques aux opinions dites « populistes » (des acteurs qui ont tout intérêt à élire la migration comme « mère de tous les problèmes »)... L’usage opportuniste des mots fabrique ainsi un piège dans lequel risque de s’enferrer tout le politique : une course à une opinion que l’on a convaincue que la migration est un « problème » pour trouver la solution la plus convaincante justement, c’est-à-dire la plus radicale pour le résoudre : opposer au supposé « déferlement » des migrants toute une panoplie de cordons sanitaires : des murs, des limes, des « seuils », une armée spécifique, un refus délibéré d’assistance à personnes en danger... Ce piège révèle une dissociation catastrophique entre les valeurs affichées et l’action politique.
L’opportunisme dans les discours sur la « crise des migrants » fait appel, pour se légitimer, à une sorte d’adhésion intérieure, éthiquement et politiquement passive, une sorte de réflexe d’obéissance à un semblant d’ordre « familial » (dit « identitaire », « souverain », etc.), ou à une sorte de « servitude volontaire » qui a toujours construit l’assise des pouvoirs autoritaires. Cet opportunisme ne construit pas un discours de la vérité éthique et politique mais une sorte de discours de la morale : la morale d’un ordre et l’ordre d’une morale (discours de la « sécurité », de la peur, de la confusion et de l’auto-valorisation identitaire). Un discours de stigmatisation d’un objet-chimère, le « migrant », fabriqué comme bouc-émissaire à sacrifier pour retrouver la toute-puissance imaginaire de l’auto-glorification, un mécanisme classique d’identification collective.
Ces usages de l’ordre des discours de la morale (partagés aujourd’hui par plusieurs idéologies : « identitaires », « populistes », « fondamentalistes », etc.) sont à interroger à un autre niveau, sans doute plus important précisément : au niveau de ce qui fait que la « raison » politique telle que l’on peut l’attendre, dans le contexte contemporain, des acteurs qui y prétendent, c’est l’action qui « excède » (J. Rancière) précisément les logiques des manipulations des opinions comme des « servitudes volontaires ». Une action qui devrait organiser et régler le plus justement possible (le plus véridiquement possible et non le plus réalistiquement opportun) les rapports ou les relations entre les présences : toutes les présences légitimées par l’histoire de leur co-présence dans un même espace politique. Cela suppose en premier lieu un usage « véridique » des mots et des discours, non seulement sur les « migrants » mais sur ce qu’est l’espace politique en tant que tel aujourd’hui : un espace dont les lignes de forces se déplacent autant que celles des espaces économiques ou sociaux ou culturels ou identitaires, etc. Un espace qui n’est plus une juxtaposition de « territoires » aux frontières de gouvernance étanches, mais un lieu d’existence « infra, supra et paranational » de collectivités subjectives à la fois diverses et interdépendantes qui font entrelacs : réseaux et trans-territoires de circulations et d’échanges de tous les « flux », matériels et immatériels, réels et symboliques, etc. Flux auxquels les législateurs (éco-économico-politiques) savent adapter pourtant, ou en inventer s’il le faut, les droits (qu’ils soient « d’ingérence », de « protection » de l’environnement, ou de « suppression » des droits de douane pour la libre circulation des marchandises), au nom de certains usages des « valeurs ». Sauf évidemment pour les catégories de populations qui ne doivent pas (un devoir privatif plutôt qu’un droit et au nom des mêmes « valeurs » !) synchroniser leurs présences avec la circulation généralisée dans ce monde. Ceux-là deviennent entre autres des « migrants », c’est-à-dire des circulants illégitimes.
Le demandeur de migration
Devenir circulant illégitime, c’est être désigné d’abord comme tel, qualifié comme tel, jugé comme tel hors son expérience propre, hors vérité de sa propre circulation. Pour que cette vérité devienne légitime, il faut qu’elle corresponde à un registre d’authentification déterminé par des marqueurs qui délient ou déconnectent le sens de l’expérience propre (qui tient aujourd’hui d’une complexité de motifs que seul le migrant lui-même connaît) de la décision qui la légitime (qui ressort elle d’un certain nombre de critères politiques – outrepassant parfois les droits, qu’ils soient « d’asile » ou d’autres formes de droits de circulation et de séjour). Cette dé-liaison dessine les contours d’une « nouvelle » figure de l’étranger, introduite dans le tournant des années 80-90, par la notion de « demandeur de » – une figure a priori suspecte, dont il faut vérifier l’authenticité de la demande – et par la confusion des statuts dans les usages de la notion de « migrant » mise en avant concomitamment. Au croisement de ces deux formations discursives, s’est construite ce qu’on pourrait appeler la figure du « demandeur de migration », quelle qu’en soit la motivation (politique, environnementale, sociale, familiale, etc.).
Le « migrant » dans cet ordre de discours n’est donc pas d’abord « vrai » de sa propre expérience (ni même du récit qu’il en fait, car celui-ci doit être calibré à l’aune de l’attente qui doit le valider), mais d’un ordre discursif autre, d’une puissance conventionnelle qui définit le « bon » usage des mots (« vrai », « migrant », « demandeur de », etc.). Ce « bon » usage s’appuie certes sur des consciences, des droits et des connaissances forgées par et à partir d’une intériorité et d’une antériorité qui font autorité : une histoire, un territoire, une autochtonie, une souveraineté, sortes d’enveloppes symboliques et imaginaires qui ont connu leur apogée historique avec la constitution des nations. Mais qui connaissent aujourd’hui leur « crise » justement ou leur mutation : ces enveloppes se développent autrement, dans des entités-réseaux plus larges qui redéfinissent les rapports entre leurs « dehors » et leurs « dedans » rendant leurs membranes poreuses (nonobstant le retour de ce qu’on a pu appeler les « désirs des murs »). D’où l’embarras des tentatives de désignation des socialités et des catégories aussi bien « dedans » (« diversité », « métissage », « multiculturalité », etc.) que « dehors » (« migrants », « demandeurs de », etc.)… cet embarras est révélateur d’abord d’un nouveau continuum entre dedans et dehors d’une part, et fabricateur d’autre part de nouveaux exclus, dans ce continuum !
Les usages actuels du terme « migrant » reproduisent donc ou répètent ce que d’autres usages du même lexique ont toujours dit et fait dans l’ordre des nations : distinguer entre « ceux du dedans » et « ceux du dehors » et, à l’intérieur de cette distinction, entre les « vrais » (les « intégrables », les « utiles », les « réfugiés ») et les « faux » (les « illégaux », les « clandestins », les « sans »)... Le terme « migrant » laisse entendre cependant une ambivalence qui n’est pas sans importance dans ce qu’elle fait vibrer : le migrant comme objet flottant justement ou circulant. D’un côté, cela suggère que l’on peut lui contester toute destination précise ou l’empêcher de l’atteindre. On peut seulement la lui octroyer si la « véracité » de son discours ou de son récit épouse l’ordre qui définit le « vrai » migrant. Autrement dit, ce n’est pas l’objectif de l’expérience migratoire qui la valide, mais le motif tel qu’il est défini en dehors de cette expérience (fonction de contrôle et de tri). D’un autre côté cependant, cela revient à reconnaître que le flottement fait partie de la logique actuelle du monde, de sa « vérité » et de sa raison, qui « excèdent » justement ses logiques frontalières anciennes. Autrement dit, les discours sur les « migrants » disent en même temps une chose et son contraire. A savoir que, d’un côté, le monde lui-même est en mouvement, en mobilité, en migration : ses temps sont accélérés, ses distances réduites, ses enjeux enchevêtrés, ses cultures disséminées et ses moyens de communication massifiés. Bouleversements qui se répercutent y compris sur les « âges des migrations », comme si l’expérience migratoire, notamment des dits « mineurs non accompagnés », intègre désormais les systèmes de socialisation même dans ce monde mondialisé, ou une sorte de méta-socialisation et de méta-enculturation à l’échelle mondiale !... D’un autre côté cependant, que cette migration n’est pas ou ne doit pas être accessible à tout le monde : il y a ceux qui peuvent en profiter (ils ne sont pas dits « migrants » mais mobiles dans un monde d’opportunités), ceux qui y sont seulement tolérés (les « vrais » migrants) et ceux qui ne doivent pas en profiter (les « faux » migrants). De fait tout se passe comme si, face au développement incontournable des enveloppes, les discours recréent des lignes de fractures de manière à maîtriser l’imprévisible de ce développement.
Capital-horizon
C’est sans doute à ce niveau que le politique connaît sa « crise », en l’espèce d’une sorte de décrochage avec les dynamiques contemporaines, échouant à « excéder » l’ordre dépassé de ses normes anciennes. Leurs signifiants (« frontières », « souverainetés », « cultures », etc.) sont toujours actifs, mais déjà comme sur un mode défensif, peinant à assurer leurs fonctions unificatrices dans un monde qui se pluralise, se diversifie ou se « créolise ». Non que ces normes soient appelées à disparaître, mais elles changent de morphologie selon les singularités concernées, celles qui peuvent facilement s’en affranchir et celles qui doivent en subir mieux encore les conséquences. Cette mutation dessine une nouvelle ligne de fracture selon ce que l’on pourrait appeler un capital-horizon : étendue de possibles dans l’existence pour les uns, interdit ou néant violent ou « gouffre », pour les autres. En fait une double fracture : conditionnelle et ontologique. Les « migrants » indésirables le sont autant par ce qu’ils sont socialement (perçus comme pauvres) que culturellement (une menace identitaire, culturelle, religieuse, civilisationnelle, etc.) pour certains « dedans ». Discours qui transforment la frontière « extérieure » (devenue incertaine, mais légalement ou illégalement toujours franchissable) en frontière « intérieure » (incompatibilité, danger, « substitution » démographique, etc.). Ils transfèrent la distance réelle (qui s’amoindrit) sur une distance imaginaire et entre les imaginaires. De fait, ils transforment les discontinuités et juxtapositions frontalières en systèmes d’insularisation, d’enfermement dedans comme dehors (camps, « jungles » et autres « centres »).
L’effort pour rendre l’autre libre
Le « migrant » n’est ni « vrai » ni « faux » en lui-même, il le devient d’être ou de ne pas être « dans le vrai » (M. Foucault) des discours (politiques, médiatiques, juridiques, etc.) que l’on en construit. C’est sans doute le défi que pose la question migratoire aujourd’hui aux ordres des discours : mettre en cohérence les discours tenus sur les mutations du contexte et ceux tenus sur les migrations, doter les registres discursifs de nouveaux instruments afin de refondre un autre horizon de signification apte à valider dans les représentations les nouveaux objets auxquels le contexte actuel donne lieu (« migrants », « mineurs non accompagnés », etc.). C’est l’un des enjeux ou l’un des engagements de maints « œuvriers » (R. Gori) ou « guerriers de l’imaginaire » (P. Chamoiseau) dans divers champs de discours aussi bien scientifiques que culturels (certains passant d’ailleurs aujourd’hui d’un registre à l’autre pour mieux faire entendre ces enjeux dans les flots des discours « communicationnels » ou doctrinaux qui dominent les espaces discursifs).
Ainsi, une ligne de partage distingue aujourd’hui les discours sur les « migrants ». Pour les uns – l’arc des discours qui va de l’utilitarisme à la xénophobie en passant par le conservatisme –, il est une machine d’appropriation d’une « vérité » sur les « migrants », orchestrée par des processus qui n’objectivent pas les systèmes de contraintes dans lesquels ils opèrent : systèmes d’intérêts, de statuts sociaux, de formes de dominations, d’entretiens de préjugés, de refus des solidarités, etc. Ces discours refusent de considérer l’histoire aussi bien que la nécessité d’une nouvelle raison et d’une nouvelle action politique cohérentes avec les réalités actuelles. Pour les autres – l’arc des discours engagés auprès des migrants –, c’est au contraire d’une « complicité avec le monde » tel qu’il est qu’il s’agit. Un monde devenu « Tout-monde », au-delà même – ou peut-être en-deçà : par le bas – de sa globalisation, du fait de son histoire et de l’évolution des rapports humains dans cette histoire qui nécessitent aujourd’hui des efforts nouveaux pour redéployer autrement leurs rationalités. Le discours de la « complicité avec le monde » relève en fait moins de dogmes quels qu’en soient les soubassements, que d’une philia, d’une « amitié » (sensible ou raisonnée) pour l’humain, du gage et du crédit en l’humain, d’une sorte d’intelligence avec le monde. Un discours politique dans le sens où la politique n’est pas seulement la police – le pouvoir légal de coercition ou l’application aveugle d’un droit –, mais le souci d’un droit de l’Homme à partager, une émancipation, une solidarité, une justice et l’aspiration à (ou l’engagement pour) une équité réelle. Il transverse les champs des discours (politique, scientifique, culturel, cultuel, etc.) en ceci qu’il relève également d’une esthétique, d’une « harmonie sociétaire »... ou d’une poétique de la vie.
Deux lignées se partagent donc le champ des discours sur les migrants. La première fait partie de la machine globalisée de production et de reproduction des assujettissements injustifiables et des traitements d’exception territorialisés, un « effort pour rendre l’autre faux » en quelque sorte dans ses expériences, dans ses subjectivités et dans son histoire, dans sa présence-au-monde en somme. La seconde consiste en un contre-effort de déconstruction des rouages de cette machine, un effort pour rendre l’autre égal à soi, relevant de valeurs valant pour tous... Une vérité « simple » – une vérité d’homme : refusant la « misère du monde », elle refuse la « misère de la pensée » qui pense misérablement ce monde.