N°131

Le dossier : Les sentiers de la dignité

Nos parents s’étaient battus pour la liberté, nous nous battions pour l’égalité

Entretien avec Warda HOUTI

E.I. : Vous faites partie de cette génération que l’on appelle aujourd’hui les « héritiers » d’une double histoire complexe : l’histoire de la colonisation de l’Algérie et celle de l’immigration algérienne en France. Cette histoire vous a très tôt dotée d’une conscience et d’une sensibilité que vous avez traduites en terme d’engagement sur ces questions dans tout ce que vous avez fait dans votre parcours, aussi bien sur le plan personnel que professionnel (dans le champ du travail social). Vous pouvez nous rappeler d’abord comment cette prise de conscience s’est faite et quels en sont les moments ou les tournants les plus importants à vos yeux ?

W. H.  : Il y a eu d’abord le temps de la liberté. A savoir que pour moi, l’héritage le plus tangible aujourd’hui c’est celui légué par un père qui plaçait haut le combat pour la liberté et la dignité, et qui a fait mon éducation politique. Très jeune, il m’a expliqué les raisons de son départ du pays, pour l’indépendance pour laquelle il avait pris le maquis. Pour lui, le pays libéré devait être à la hauteur du prix payé en vies perdues, de l’espérance portée et incarnée dans le combat… Mon père, je pense, a toujours envisagé mon éducation avec le volet politique  : il me donnait à comprendre le combat pour la libération de l’Algérie, et chaque soir illustrait sa pédagogie grâce à la radio, par une autre lutte, celle de la Palestine. Cette transmission semblait pour lui vitale, il ne fallait pas qu’on oublie. Elle a été pour moi fondatrice.
M’engager ne procédait presque pas d’un choix : la révolution faisait partie de notre capital culturel familial, et partir pour la révolution agraire en Algérie ou agir au sein des syndicats lycéens ou étudiants, ce n’était pas pour moi, adolescente, poser des actes de rébellion mais, au contraire, m’inscrire dans le droit fil de la prescription paternelle.

Farid L’Haoua

Il y a eu ensuite le temps de l’égalité. Fin des années 70, début des années 80, les crimes racistes et les violences policières sur de jeunes fils d’immigrés se multipliaient. Les peines prononcées étaient aberrantes et le sentiment d’injustice était profond. A cette époque, parallèlement à mes études universitaires, j’intervenais dans les quartiers de la périphérie lyonnaise auprès de jeunes, et j’analysais comme beaucoup les problématiques que je rencontrais en termes de classe  : c’étaient des enfants d’ouvriers et ils avaient des problèmes de prolétaires. Les crimes racistes et les bavures policières répétées nous avaient fait prendre conscience à ce moment-là qu’autre chose était à l’œuvre  : des jeunes étaient abattus à bout portant, jetés du train parce qu’ils s’appelaient Zyed ou Habib. Le racisme nous constituait soudain comme une catégorie, nous ségréguait du fait de nos origines, de notre couleur, de notre nom. Au cœur des grandes villes de la République, Marseille, Lyon ou Paris, nous étions racialisés, ethnicisés. Notre mobilisation, galvanisée par le sentiment d’injustice, se nourrissait autant des luttes ouvrières de la génération précédente que des luttes pour les droits civiques aux États-Unis. Nous abordions les questions en termes d’égalité de droits, d’égalité de traitement. Nos actions nous rendaient visibles, les médias nous désignaient comme une minorité et nous trouvaient un nom de baptême  : les beurs. Nos parents s’étaient battus pour la liberté, nous nous battions pour l’égalité. Étonnamment, les actes racistes avaient clos pour nous, pour moi, le chapitre algérien, le classant dans l’histoire de nos parents, et nous obligeaient à nous inscrire dans l’ici et maintenant, de plain-pied dans la citoyenneté française. « Carte de Séjour » chantait l’amère « douce France », et nous clamions notre appartenance à la République. « La France, c’est comme une mobylette  : pour qu’elle avance, faut du mélange », un slogan emblématique de la période, porté par des jeunes qui se situaient dans la société et le revendiquaient. Le gouvernement socialiste qui arrivait au pouvoir n’a pas compris que cette génération était une chance pour l’avenir : il lui a confisqué son combat et enterré l’égalité. Erreur fatale que nous payons toujours quarante ans après.

Enfin le temps de la fraternité. Bientôt, l’action politique a, pour moi, présenté ses limites. Je ne pouvais cependant pas me résoudre à abandonner ma place, ma part de travail pour que les choses changent. J’ai abandonné mes études de littérature pour me former au travail social. Agir en étant au contact du réel, en construisant avec les personnes de nouveaux horizons m’a permis de travailler autrement la question du changement social : pas de promesses de lendemains qui chantent, mais un positionnement au plus près des gens, au quotidien, en vigilance permanente pour ne pas perdre de vue que la vulnérabilité doit être protégée, que notre responsabilité est engagée auprès des faibles. Il a fallu là aussi engager quelques batailles pour déconstruire les représentations, rénover les pratiques, reconsidérer les postures professionnelles, dépoussiérer les rapports institutionnels…Cette aventure professionnelle m’a aussi permis d’expérimenter de nouvelles formes de travail social, de croiser les compétences et les champs d’action pour fertiliser la pensée et ouvrir de nouvelles perspectives, de nouvelles solutions et même s’il reste beaucoup à faire j’ai aimé participer à cette recherche.

E.I. : Parmi les initiatives qui ont marqué votre parcours et qui continuent à mobiliser des acteurs dans la région Auvergne-Rhône-Alpes concernant les questions migratoires, il y a le Forum Traces que vous aviez initié ou co-initié au tournant des années 1990-2000. Quels ont été les enjeux, le contexte et l’idée qui en étaient à l’origine ?

W. H.  : Lorsque nous avons initié avec Mustapha Najmi le Forum Traces en 2000, je dirigeais à l’époque une association qui gérait des foyers de travailleurs migrants et qui avait vu depuis les années 90, sa population fortement muter. Les travailleurs ne travaillaient plus, et une nouvelle population s’installait dans les foyers  : des jeunes, fils et filles à la deuxième ou troisième génération de descendants d’immigrés. Les foyers de travailleurs migrants signaient doublement l’échec de leur fonction  : conçus pour être de l’hébergement provisoire, ils s’étaient transformés en logements définitifs quoique insalubres pour une population vieillissante mais toujours là. Ils accueillaient aussi et de plus en plus nombreux ceux que le système locatif privé et public rejetait. Assignés à résidence dans un habitat dévalorisé, souvent dégradé, les jeunes issus de l’immigration étaient régulièrement en conflit avec les anciens, les «  chibanis  », ces pères nourriciers qui étaient pour eux des «  sonacs  », des gars du bled, soumis et silencieux. Silencieux, ils l’étaient certes. Et pour faire bonne mesure, les jeunes donnaient de la voix, comme partout. Nous avions engagé depuis plusieurs années la rénovation des bâtiments  : suppression des foyers-dortoirs, création de logements adaptés en essayant de partager avec les élus et les administrations une réflexion sur l’habitat, le rapport du centre et de la périphérie, les enjeux de l’inclusion sociale vs les risques de la relégation territoriale etc… Si le consensus était général sur la nécessité de faire disparaître ces verrues urbaines qu’étaient les foyers-dortoirs, il l’était beaucoup moins s’agissant de la reconstruction  : où dans l’agglomération, combien de logements reconstruire ? C’était en ces termes que la question était posée par les décideurs et que se déroulaient les négociations avec les élus qui, pour la plupart, ne considéraient la question que sur le mode de la «  patate chaude  », à savoir refiler le plus possible d’ étrangers et de pauvres à la commune voisine.
Engager le débat sur la fonction de ces lieux transitoires, sortir du rôle de gestionnaire de la relégation que l’État avait toujours voulu faire jouer aux associations en charge, était dès lors fondamental pour déplacer le questionnement et les enjeux vers la place faite aux populations vivant en foyers et tenter de faire avancer le droit au logement de ces personnes. Le Forum Traces participait de cette mise en débat  : il s’agissait pour nous de porter dans l’espace public la question de la place de ces hommes, invisibles et silencieux, qui avaient passé leurs vies à construire la cité commune sans que cette contribution ne soit reconnue puisque vivant en foyers, ils étaient en fait hors territoire de la commune. En mettant au cœur du projet la mise en lumière de ces habitants de l’ombre et en élargissant la mise en débat des apports des immigrations à l’ensemble des acteurs intéressés de la région Rhône-Alpes, le Forum Traces a permis de fédérer dès la première édition de multiples initiatives et des acteurs très divers. Le choix de travailler à partir de différentes approches (à la fois sur un plan scientifique et artistique, à partir du témoignage et de l’analyse) et en utilisant différents supports, a permis à la fois de toucher un public non spécialiste et de mettre en présence dans un même événement des professionnels et des institutions d’horizons différents  : chercheurs, artistes, travailleurs sociaux, conservateurs de musées… A ce titre le Forum Traces a été une illustration concrète du travail en transversalité et, je pense, une ouverture pour chacune des disciplines engagées.

Farid L’Haoua

E.I. : Comment vous définiriez aujourd’hui, dans le contexte de ce qu’on appelle la «  mondialisation  » et la transformation de la question de l’«  immigration  » en question des «  migrants  », voire de la «  crise des migrants  » comme on dit dans les langages politique et médiatique, la question de l’engagement ? Notamment du côté des acteurs sociaux et culturels  : quels sont les défis à relever, les démarches à mettre en place, etc. ?

W. H.  : L’engagement aux côtés de ceux qui ont quitté leur terre ne change pas véritablement de nature. Il est le fait de ceux, individus ou collectifs, qui ne se résignent pas à l’indifférence. Hier, la figure du migrant était celle de l’ancien indigène colonisé, réduit à la valeur d’une main-d’œuvre importée par des recruteurs pour le compte de grandes entreprises minières, du bâtiment ou de la métallurgie. Aujourd’hui, les visages précis d’hommes, de femmes et d’enfants fuyant des pays de misère ou de conflit, ne sont que des surnuméraires inutiles à la réalisation du bien-être occidental. Le migrant n’a jamais été bienvenu et l’évolution de l’étiquetage (immigrés, exilés, demandeurs d’asile, territorial, Schengen, dublinés ou pas, migrants…) obéit seulement à ce besoin inexorable de l’administration de classer, de catégoriser le réel pour servir une illusion d’efficacité gestionnaire. Le bon droit est du côté de ceux qui décident si le déplacement est économiquement rentable ou si l’accueil est diplomatiquement inévitable. L’aspect humain lui, ne fait toujours pas partie la résolution de l’équation. Les associations et les citoyens ont de tout temps réagi à des états de faits inacceptables, organisé l’accueil d’immigrés, de réfugiés, d’humains donc, avec plus ou moins de tolérance de la part du pouvoir, qui aujourd’hui va jusqu’à pénaliser la solidarité et en faire un délit. Quant aux acteurs associatifs ils sont cependant dans une situation guère tenable  : pendant plusieurs décennies, le mouvement associatif était à la manœuvre pour inventer des solutions, proposer à l’État le modus operandi pour gérer les grandes questions sociales  : l’accueil des plus vulnérables, la formation, l’accès à l’emploi, aux soins, au logement. L’État entérinait les propositions, finançait les moyens nécessaires. Si les militants associatifs étaient experts dans leur domaine, ils étaient avant tout des interlocuteurs légitimés par leur engagement de terrain car ils portaient haut et avant tout les valeurs de solidarité et d’éthique. La technicisation a progressivement introduit l’ère de la marchandisation de l’action sociale, et les logiques administratives et financières, à coups de conventionnements pluriannuels, de contractualisation des moyens et des contenus mêmes du travail social, ont fini par limiter l’initiative et la liberté de manœuvre. Sommé de faire la démonstration de son expertise et de sa capacité technique, le mouvement associatif traditionnel s’est progressivement transformé d’acteur social en agent des politiques publiques et la question de l’engagement se dilue d’année en année dans les affres budgétaires.

Pendant ce temps, le citoyen de la frontière et celui du cœur de ville, indignés par l’indignité de l’État, prennent le relais  : les initiatives sont nombreuses pour accueillir l’étranger et les réseaux sociaux relayent  : c’est à qui offre une chambre, un repas, un bout de chemin, parfois au risque de l’infraction. Le citoyen désobéit quand les valeurs fondamentales d’hospitalité, de fraternité et de solidarité sont mises à mal. La désobéissance civile fédère de plus en plus des citoyens qui considèrent ce positionnement comme le seul possible face à l’irresponsabilité cynique des gouvernants. Gérer les contradictions comporte des limites et notamment la compatibilité des actes avec les valeurs fondamentales  : les associations sont mises en difficulté depuis plusieurs années par la gestion politicienne des vagues successives d’arrivées de migrants particulièrement dans les grands centres urbains  : sauront-elles refuser la logique de marché pour opposer collectivement une vision unifiée d’ un accueil compatible avec le droit et la dignité ? sauront-elles désobéir ?

E.I. : Vous vous êtes engagée, depuis une dizaine d’années sur un autre projet, à la fois local, dans un village au sud du Maroc, et à résonance «  globale  » (en lien avec des réseaux dans d’autres pays). La question de l’immigration y est toujours présente (un village d’anciens immigrés). Qu’est-ce que vous pouvez nous dire de ce projet et du sens que vous lui attribuez ? Comment positionner la question de l’engagement dans le contexte de la mondialisation à travers des projets de ce genre ?

W. H.  : Je me suis en effet engagée depuis 2008 dans un travail auprès d’une communauté villageoise dans le Haut-Atlas marocain. Dans cette vallée de montagne, à 1800m d’altitude, les pères sont partis dans les années 70/80 trouver du travail ailleurs pour faire vivre leurs familles. La plupart a émigré vers la région parisienne ou les Pays-Bas. Aujourd’hui, cette génération a vieilli, et le cycle des départs se réenclenche avec les plus jeunes. Peu ou pas scolarisés, les métiers auxquels ils peuvent prétendre en ville ne sont pas qualifiés  : manœuvres dans le bâtiment pour les garçons, domestiques dans les familles aisées pour les filles. Certains d’entre eux tentent le départ vers l’Europe. A la question économique s’ajoutent toutes les problématiques associées à la pauvreté  : enclavement, analphabétisme et déscolarisation, problèmes de santé, dégradation des ressources naturelles, notamment l’eau potable et la forêt. Le projet que nous conduisons dans cette vallée de montagne vise à créer les conditions d’un développement global, suffisant pour endiguer les départs des jeunes, en valorisant les potentiels existants comme base pour l’amorce et la pérennisation d’activités génératrices de revenus. Pour faire fructifier les savoir-faire et les ressources disponibles, nous avons voulu mettre à disposition des habitants ce qui leur manque  : le capital réseau, les compétences complémentaires et un minimum d’investissement pour l’amorce. Depuis donc plusieurs années nous expérimentons la construction d’un territoire de réciprocité entre des habitants de la ville de Lyon en France, et le village d’Anguelz au Maroc. Par territoire de réciprocité nous entendons renouveler les termes classiques de la solidarité internationale, nous positionner dans un nouveau rapport d’échange, basé non pas sur une relation d’assistanat du type «  don/dette  » mais sur la construction collective d’un espace de développement partagé. Nous prenons appui sur les réseaux de la société civile des deux rives pour valoriser l’échange réciproque de savoirs et de savoir-faire, l’interconnaissance culturelle, la co-création de ressources, la préservation de l’environnement et des ressources naturelles. Les «  sachants  », nous le savons bien, ne sont pas que sur la rive nord de la Méditerranée  : pour illustrer cela, les prochains échanges porteront sur les processus de prise de décision au sein des assemblées villageoises amazigh, la gestion locale des terrains collectifs, la permaculture, la construction de lombri-composteurs en terre, etc.