Dominique Raphel, président de l’association ISM-Corum dont le cœur de l’engagement professionnel depuis quarante ans est d’assurer un droit à l’interprétariat pour les migrants, a recueilli et synthétisé les propos de deux migrants-interprètes sur leurs parcours et leurs engagements. Cette initiative illustre en fait un double engagement : des personnes elles-mêmes et de la structure qui les emploie. Plus largement, elle illustre les enjeux de la « mondialité » et ceux de la vigilance à permettre à ceux qui la vivent (ou la subissent) – les « migrants » – d’accéder à leurs droits (en terme de logement, d’emploi, de lutte contre les discriminations, etc.). Rôle – plus ou moins visible et pas assez reconnu – que jouent plusieurs structures associatives permettant aux « migrants » d’être acteurs de leurs propres trajectoires, malgré les obstacles qu’ils rencontrent.

Deux interprètes d’ISM CORUM témoignent de leur parcours depuis leur arrivée comme immigrants en France. Tous deux d’origine albanaise, aujourd’hui naturalisés français, ils sont arrivés pour des motifs différents mais ont vécu des difficultés proches. Ils commentent « l’image » de la France, pays d’accueil, avec un regard critique, à la fois positif et interrogatif.
Edlira est arrivée en France en 2010 après un séjour de 10 ans en Grèce. Elle a fui, avec son mari, une vendetta familiale à l’encontre de ce dernier alors qu’elle avait un emploi de comptable qualifiée. A leur arrivée en France, ils ont une fille de 8 ans. Edlira était francophone à son arrivée.
Genci a fui l’Albanie pour des raisons professionnelles : rédacteur en chef du quotidien « Republika », il a fait l’objet, ainsi que sa famille, de menaces de mort quand le journal a publié une enquête relative aux profits financiers réalisés par les responsables politiques du pays. Il est arrivé en France en 2004 avec sa femme et leur fils âgé à l’époque de 9 ans. Genci ne parlait pas français.
Tous deux font état d’une perception antérieure de la France comme le pays des Droits de l’Homme, lieu d’accueil évident pour ceux qui fuient une persécution. Mais las ! Les conditions réelles d’accueil ne furent pas à la hauteur de leurs espérances. Pour Genci, après 8 mois d’hôtels, contexte d’hébergement très difficile, c’est le soutien de RESF [Réseau Education Sans Frontières] qui lui a permis de s’installer avec sa famille, en 2005, dans un logement, après l’obtention du statut de réfugié politique. Quant à Edlira et à sa famille, ils sont tombés de haut quant à leur idéal de la France : de chambres d’hôtels en chambres d’hôtels, du rejet de la demande d’asile par l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et des apatrides] au refus confirmé par la CNDA [Cours nationale du droit d’asile] et à la situation de sans-papiers qui a suivi, ils ont changé 13 fois d’hébergement (elle refuse de parler de logement) en 2 ans, avant d’arriver dans un foyer ARALIS en mars 2013. Elle raconte comment dans ces moments, on perd son identité de départ, avec sa personnalité et son histoire, pour n’être plus qu’un « demandeur d’asile », un anonyme qui raconte dix fois son histoire, s’estimant chanceux d’obtenir un lit pour la nuit… mais aussi brimé de ne plus avoir le droit de fumer à 22heures et se retrouver ainsi, à 37 ans sous la contrainte de suivre des règles de vie infantilisantes… Sa fille a vécu également des moments très douloureux à cette période malgré tous les efforts d’Edlira et de son mari pour lui faciliter une intégration scolaire : ils l’accompagnaient chaque matin pendant le trajet en bus pour aller à l’école. Elle ne parlait pas la langue, mais elle n’a jamais manqué l’école. Les parents ont tout fait pour essayer de cacher qu’ils vivaient en permanence dans l’inquiétude. Dans cette vie incroyable, Edlira dit « heureusement, je parlais français ». Le foyer ARALIS, c’était un toit, et avoir un toit quand on est réfugié, « c’est avoir tout » ! En mars 2016, arrivent en même temps une proposition de logement, après 3 ans à ARALIS, et le titre de séjour pour un an renouvelable au vu de l’activité pour l’intégration et les attaches familiales en France. « Nous avons toujours été actifs », explique Edlira : bénévoles à la Croix rouge, à l’école (« repeindre des classes »), etc. Aujourd’hui, en se remémorant ce parcours, elle dit : « nous n’avions jamais imaginé vivre cela en quittant l’Albanie » !
Étrange étranger
C’est « étrange d’être étranger » disent-ils. Tu es d’abord étranger avant d’avoir une origine, et pourtant nous ne vivons pas étrangement. Même si nos cultures ont des différences, elles ne sont pas si différentes que cela : nous avons fait des études, acquis un métier avec lequel nous vivions bien chez nous. Genci s’explique : « c’est à nous de nous adapter à une nouvelle culture, mais en conservant notre patrimoine culturel. Pourtant, quand Sarkozy parlait de l’identité française, de quoi parle-t-on ? Pour moi, il ne s’agit pas de gaulois mais des valeurs de liberté, égalité, fraternité et aujourd’hui la diversité ; et la séparation de l’Église et de l’État. Pour moi, c’est accepter toutes ces valeurs. ». Et de citer Jean Monnet (un des « pères de l’Europe ») : « L’Europe sera une synthèse de la philosophie grecque, du droit romain et des valeurs de la Révolution française ».
Les deux déclinent la même réflexion : la famille donne une culture de base, mais ensuite, c’est un mélange de cultures pour tout le monde et il est enrichissant. La greffe se réalise toutes les fois dépassant les particularités : dans la cuisine, la musique, la manière d’éduquer les enfants, la relation à l’école… Et le sentiment partagé du nécessaire respect des immigré.e.s aujourd’hui et de leurs cultures. La culture française n’est pas menacée mais comme toutes les cultures, elle subit une évolution, influencée par les modes de vie contemporains, les courants et aussi par les migrations. Il faut pour chaque immigration trouver un équilibre de vie dans ses relations. C’est la vie qui ouvre la porte aux évolutions.
A leurs yeux, ce sont des évidences, mais il y a dans leur façon de les exprimer comme un effroi au souvenir de ces moments vécus de rejet et d’incompréhension, de cette course d’obstacles pour trouver sa place dans une société pourtant si proche !
Ils ont « choisi » la France et ressentent comme un « honneur » d’apprendre l’histoire et la culture française, et d’en faire partie. En adoptant de manière critique ses valeurs – mesurant l’écart entre celles-ci et les pratiques réelles – ils critiquent en retour celles encore présentes dans leur culture telles l’idolâtrie politique, la vendetta ou les règles du kanun, regrettant que celles-ci deviennent en France des « clichés » ou des traits de culture dans les représentations véhiculées. Des représentations erronées qui donnent lieu à des traitements discriminants. Par exemple la perception de tous les Albanais comme des musulmans alors que les personnes de leur âge ont vécu dans une Albanie où la seule religion était « l’albanitude » (Enver Hoxha), où la cohabitation entre les minorités religieuses n’a jamais été un problème. « Il n’y a que dans les cimetières où on est séparés » ajoute malicieusement Genci.
La langue-mémoire
Edlira et Genci partagent la même conviction quant à la nécessité d’une meilleure connaissance de l’histoire des uns et des autres et de l’histoire des migrations humaines. C’est un moyen important de s’approprier le passé mais aussi le futur pour les générations à venir. Ainsi, Genci m’apprend que la Calabre, région italienne, signifie « cal » (« qui vient ») et « Alberi » (« ancien nom de l’Albanie »), et que, dans cette région, vit encore une importante communauté albanaise qui a ses écoles et qui a maintenu sa langue vivante depuis les premières arrivées en fin du 15e siècle dans cette région. Alors qu’en Grèce, il est au contraire interdit de parler albanais !
Edlira et Genci, de surcroît interprètes, ont une conscience aigüe de l’importance de cette question : « La langue est un outil d’échange, indispensable pour se faire comprendre ». Si on élimine cet outil, on crée des incompréhensions. Cette conscience est soutenue également par leur propre expérience de l’exil et des difficultés rencontrées aujourd’hui par tous les migrants dans leurs parcours. Ils estiment que « La langue est la première porte pour s’intégrer. Elle nous permet de sortir de la notion « d’étrange » car c’est le moyen d’exprimer ce que nous ressentons, d’expliquer notre vie. Il est essentiel que l’immigré ait la possibilité de communiquer ». Edlira ajoute que parler dans sa langue est rassurant pour le migrant primo-arrivant, c’est un facteur qui facilite l’intégration et l’apprentissage d’une autre langue. Elle évoque l’écoute des médecins qui font appel à des interprètes, des enseignants également pour communiquer avec les parents. L’activité de l’interprétariat devrait intégrer de manière plus fondamentale les politiques d’intégration, non seulement parce qu’elle répond à un « besoin » de communication mais parce qu’elle facilite la transition en évitant les complications de situations déjà difficiles en elles-mêmes sur le plan psychologique ou autre. De même d’autres outils comme les cours de FLE [Français Langue Étrangère] ou les 2 jours de formation civique dans le cadre du CAI [Contrat d’Accueil et d’Intégration]. Les rendre obligatoires est une bonne chose, mais c’est loin d’être suffisant sur le plan quantitatif.