L’impensé de l’évolution sociétale
Premièrement, l’interculturel n’a pas été suffisamment pensé dans l’histoire et dans les évolutions sociétales : la France n’est pas le Canada, n’est pas la Corée, et la France de 1998 n’est pas celle de 2018. Deuxièmement, l’interculturel a trop souvent été pensé de manière statique et rigide, figé dans un dogme ou une directive. Il est préférable de substituer « pluralisme culturel » à « interculturalité » et de le diviser selon 5 modes : le multiculturel qui peint une situation sociale réunissant plusieurs groupes communautaires, l’interculturel qui cerne les dynamiques de rencontre ou de rejet lors du contact entre des communautés différentes, le transculturel qui désigne la mise en commun de formes culturelles, l’hybride qui signe la production d’une entité culturelle née de la rencontre de plusieurs groupes , le métissage qui décrit la possibilité de l’appartenance à plusieurs cultures et/ou identités [1].
Il ne s’agit ni de valoriser, ni de hiérarchiser mais de pouvoir jauger à quel niveau de pluralisme culturel inscrire telle situation communautaire, telle configuration étatique, tel imaginaire social. Par exemple, si l’interculturalité n’est pas à l’œuvre en France actuellement, comme le démontrent amplement les réticences dans l’accueil des migrants, le pays affiche pourtant une multiculturalité indéniable. Ou si l’interculturalité est encore illustrée dans des pays d’Europe de l’Est, elle est loin des métissages qu’ils ont pu connaître auparavant. En somme, le pluralisme culturel – multiculturel, interculturel, transculturel, hybridité, métissage – est une sorte de baromètre à 5 degrés de l’ouverture à l’autre dans les démocraties et, sur ce baromètre, le discours social choisit ses références. Liberté, égalité, Mbappé/fraternité dans la France de 2018. Est-ce un signe vers l’hospitalité, invoquée comme un droit ou un devoir pour répondre au drame migratoire ?

Une fraternité non hospitalière
Si la fraternité peut apparaître au niveau individuel comme un idéal guidant une action vers autrui, et, à ce titre, susciter respect et encouragement, elle doit être soumise à un regard critique lorsqu’elle se présente comme une valeur érigée en principe d’action à un niveau collectif. Exposer à déconstruction des valeurs ou des principes, loin de les détruire, leur redonne une pertinence, car ce travail intellectuel s’opère en regard du réel et de l’actuel, correspondant en somme à un engagement de la pensée dans le présent. Estimer ainsi que la fraternité n’est pas hospitalière puisqu’elle repose sur une appartenance fermée. Aussi flous en seraient les critères, l’individu doit pouvoir s’y plier, s’y conformer pour être admis. Admission car elle dessine une structure close, régie par des normes et des conduites. On peut, à l’opposé, en être exclu – Joseph est vendu par ses frères. Un tel peut vouloir entrer dans une fraternité, sa volonté est vaine sans l’assentiment de ceux qui en font déjà partie, soumis à la même règle d’appartenance. À cet égard, les considérations de Freud sur la fratrie insistent sur sa fondation dans le meurtre en commun du père, c’est-à-dire sur un prix à payer.
La fraternité n’est pas hospitalière car l’hospitalité doit s’exercer gratuitement, sans caution, sans garantie. Le principe d’hospitalité, proclamait Jacques Derrida, doit être absolu et inconditionnel, sans calcul, sans conditions, matérielles ou morales. On lui a reproché de livrer là une pensée abstraite, utopique, qui ne se prêtait pas à une quelconque application. Peut-on, raisonnent ses détracteurs, ouvrir sa porte à n’importe qui, au risque de voir sa maison saccagée ? C’est oublier que le philosophe précisait d’emblée qu’il s’agissait d’une exigence éthique, d’une inspiration destinée à guider l’action et non d’un objectif à réaliser pleinement. Il en va de l’hospitalité comme du cosmopolitisme ou du sans-frontiérisme, des horizons à atteindre tout en sachant que l’horizon, toujours, se dérobe au marcheur. Ce sont des croyances qui, en tant que telles, ignorent l’épreuve du réel : croire en Dieu ou croire en l’égalité des hommes se nourrissent de leur seule force assertive.
L’égalité des hommes, elle, est substantiellement inconditionnelle. Les hommes [2] sont égaux ou ne le sont pas, naître signifie naître égal aux autres. Déclaration de 1789 : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Déclaration de 1848 : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits ». L’égalité, dès lors, est hospitalière car celui qui accueille un étranger dans son lieu le fait parce que l’arrivant est son égal et non en regard d’une norme transcendante. L’espace sera partagé au nom de l’égalité qui vient moduler la propriété, non l’abolir mais en augmenter la jouissance tandis que la fraternité érige la propriété en héritage, en patrimoine intangible, le corps du père.
L’interculturel reçoit un même éclairage, porté par l’égalité et non la fraternité. Celle-ci se contente de l’organique et ne demande pas une relation interculturelle qui émerge de sujets distincts et distants mais égaux dans leur occupation du monde, leur présence sous les cieux de l’histoire. Pareillement, des frères n’ont pas à être solidaires car ils sont fusionnellement liés les uns aux autres – la solidarité demeure un effort, une conscience, un sursaut, un écart, toutes pulsions qu’inspirent la croyance dans l’égalité. Pour l’illustrer, cet étonnant article de France-Info [3] qui, consacré aux « gilets jaunes », rapporte une liste de revendications envoyée aux médias et aux députés dans laquelle, parmi les récriminations et dénonciations relatives à l’essence, aux taxes et aux salaires, figure un point demandant un meilleur traitement des demandeurs d’asile et de meilleures procédures d’intégration. Quelle qu’en soit l’authenticité, le fait qu’elle soit associée aux « gilets jaunes » est intéressant car si les journalistes ont raison de comparer le mouvement aux frondes et jacqueries d’antan ou aux sans-culottes, il rejoint alors ces révoltes dans une lutte pour l’égalité et contre la fraternité des élites.
Sur un terrain de football – pour reprendre l’image initiale –, on n’entre pas avec des raquettes de tennis, et sur un ring de boxe, on ne monte pas avec un ballon de rugby. Les règles du jeu dépendent du cadre qui accueille l’exercice ; il a certes été précédemment déterminé par les exigences de l’activité sportive mais une fois fixé, le cadre ne bouge plus et détermine à son tour ce qui s’y déroule. Il en va de même de l’interculturel qui dépend du cadre sociétal qui l’accueille et ce dernier dépend des orientations politiques qui l’ont dessiné. Si l’interculturel a pu être pratiqué avec aisance dans l’Empire des Habsbourg pendant près de quatre siècles ou dans le Canada de la fin du XXe, c’est que ces entités étatiques le permettaient et le permettaient parce qu’elles en avaient besoin. La France, en revanche, s’est longtemps satisfaite d’un modèle mono-culturel, monolingue et mono-identitaire, contraire à la création d’un espace d’interculturalité. Au nom de l’intégration, soyons frères, oublions d’être égaux !
Et aujourd’hui ? En France ou en Europe, quels sont leurs degrés d’interculturalité, d’hospitalité, de solidarité, d’égalité ? Il est hélas évident que la barre est au plus bas comme le montre le drame migratoire. Or, ce drame va perdurer et, selon de nombreuses projections d’experts, va gagner en intensité notamment en raison de causes environnementales. Dans une urgence presque dépassée, à l’instar de celle du dérèglement climatique, n’est-il pas indispensable de changer les règles du jeu et de l’espace politique qui génèrent ces règles ?
Changer les règles du jeu
Soumettre par exemple à l’examen critique précédemment mentionné les deux valeurs fondatrices et fétichisées au nom desquelles devrait être entreprise l’aide aux migrants, l’engagement humanitaire. Solidarité ? Le radical est explicite : accueillir sur un sol, sur mon sol, c’est-à-dire encore souscrire à une logique territoriale alors que l’ethos exilique défait toute référence territoriale pour être pensé ontologiquement. « Je suis exilé, et non exilé de ». Hospitalité ? Le terme, on le sait, vient d’hostis qui, filtré négativement ou positivement, signifie la figure de l’étranger, celui qui vient d’ailleurs, l’autre. Encore une fois, une logique du propre et de l’autochtone, du sol et de l’ici. Choc des formules : « déni d’humanité » contre « délit de solidarité ». Mais cette dernière doit mener à une hospitalité qui n’est pas une simple mesure d’accommodement ou d’accompagnement, la « bonne action » qui donne « bonne conscience », et qui doit participer à la fondation d’un projet de société incluant de nouveaux sujets, de nouveaux acteurs. En un mot, l’hospitalité, de l’humanitaire, doit passer au politique, préférer l’égalité à la fraternité. Outre que le risque d’un épuisement des forces et des volontés est constant lorsque le bénévolat fournit le gros des acteurs sur le terrain, faire le travail que les gouvernants ne font pas finit aussi par valoir pour une forme de complicité, passive certes, mais non moins pernicieuse en ce sens que cet investissement échappant au jeu républicain des droits et des devoirs soulage la puissance étatique des fonctions qui sont les siennes et la dispense de se justifier aux yeux de sa population. Il est impérieux à cet égard pour les défenseurs des droits des migrants de passer d’une logique de l’humanitaire à une dynamique politique, c’est-à-dire penser la situation en termes politiques et non selon le seul lexique moral, en se déplaçant sur le terrain des gouvernants.
Ce déplacement s’opère lorsqu’est lancée l’initiative d’une liste électorale pour les Européennes de mai 2019, « Pour une Europe migrante et solidaire » [4]. J’en ai pris la décision parce qu’en temps de crise – le nôtre, incontestablement –, le travail intellectuel trahit sa fonction s’il ne déborde pas des espaces de la recherche ou de l’enseignement. Le temps des pétitions et des protestations est nécessaire mais il n’est plus suffisant. Interpellés par l’opinion publique, les gouvernements européens dont celui de Monsieur Macron font la sourde oreille et continuent à bafouer les règles de l’éthique, voire du droit, quant au traitement de la question migratoire.
Il importe d’en prendre acte et de retrouver les dirigeants sur le terrain électoral. Parler des migrants, c’est parler des citoyens européens, parler des inégalités et des souffrances sociales dans les pays européens. Les gouvernements traitent les migrants comme ils traitent leurs propres populations démunies et vulnérables. Contre les replis prônés par les discours fascistes et populistes, cette liste défend une solidarité d’égalité en tant que principe de gouvernance à introduire dans les politiques publiques nationales comme sur le plan intereuropéen et international. Elle doit s’exercer dans quatre domaines liés : la question migratoire, la question des inégalités sociales, la question d’un renouveau démocratique, la question écologique.
La France a gagné, deux fois en 20 ans, la Coupe du monde de football. Et si l’Europe gagnait celle de l’hospitalité ?