De Calais au « Château » ou comment ne pas oublier le passage ?
« Un lieu sans histoires… ? »
Ce jeudi 23 février 2017, bien que l’accès au parc où se trouvait le château de Semaye [1] fut ouvert, l’entrée du bâtiment restait fermée. Seuls quelques agents communaux s’affairaient à l’intérieur à ranger, trier et jeter pour remettre en ordre cette imposante bâtisse. Autant d’opérations qui finirent par rendre impossible de savoir ce qui s’était passé dans ce lieu. On n’entendait plus le son des discussions, des percussions des claviers des ordinateurs et des imprimantes, ni le vacarme lointain de casseroles et des ustensiles de cuisine au fond du couloir, ni l’écho à peine audible des joueurs de football, des sonorités de langues d’ailleurs, des bribes de quelques vidéos traquées sur les téléphones portables, ni les grincements des marches d’escalier lors des innombrables montées et descentes. Le lendemain, des agents communaux tirèrent les volets, fermèrent les fenêtres et quittèrent le château en verrouillant les portes d’entrée. Plus de présence dans ce lieu, seules quelques inscriptions sur les murs des dortoirs témoigneront pendant quelques jours du passage de leurs auteurs :
« ተስፋ ኣይቖርጽን’የ፡ ምኽንያቱስ ኣብ ዝከድክዎ ኣምላክ ኣሎ ምሳይ »
« ካብ ኣዴካን ዓድኻን ተፈሊኻ ዝንበር ናብራ ኣይነበር »
« ኣንሕና ሃገርና ኣብ ሰማይ’ዩ » [2]
Les rouleaux de peinture ont depuis recouvert ces traces. Qui peut imaginer qu’Arki [ami] et soixante-cinq personnes y ont séjourné pendant quatre mois en attendant une réponse à leur souhait de rejoindre l’Angleterre ? Plus rien ne laisse deviner ce à quoi était dédié ce lieu dont la fermeture fut anticipée par rapport à ce qui était initialement prévu fin mars 2017.
Fawad partit le dernier. L’avant-veille de la fermeture, ils n’étaient plus qu’une dizaine. Plusieurs départs s’étaient succédés après le passage au centre des autorités britanniques fin novembre 2016.

Expulser les migrants, injonction d’héberger et malaise dans l’accueillir
Le Ministre de l’Intérieur de l’époque affirmait son intention de démanteler des campements pour « désengorger Calais » en créant des places d’hébergement sur l’ensemble du territoire [3]. La métaphore organique utilisée visait l’espace de la ville qui devait faire face à l’encombrement dû à la forte présence des personnes exilées. L’accent était mis davantage sur « l’état » de la ville que sur les conditions de vie, d’installation et d’accueil des personnes, comme l’indique aussi l’expression « Jungle de Calais ». Cette sémantique, très médiatisée ces dernières années, participait à la stigmatisation de ce qui est devenu un lieu emblématique d’une implantation temporaire des personnes exilées et présenté comme un point d’achoppement et de tensions entre les autorités françaises et britanniques, chacune voulant négocier la responsabilité de la gestion sociale, sanitaire et statutaire de ces personnes.
Les préfectures furent alors mandatées pour identifier/recenser rapidement des locaux disponibles susceptibles de devenir des lieux d’hébergement [4]. Les pouvoirs publics ont ainsi converti les modes de présence des personnes exilées en un problème de gestion en termes d’hébergement provisoire et instauré de manière régalienne et dans une logique quasi-arithmétique une répartition à l’échelle du territoire national. C’est ainsi, que dans une commune rurale située à plusieurs centaines de kilomètres au sud de Calais, le maire s’est vu contraint d’informer les habitants du village que le centre de vacances serait mis à la disposition de l’État pour une durée de cinq mois dans le cadre du « plan migrants ». Dans ce courrier le maire n’a pas manqué de signaler l’absence de concertation et le caractère sans appel de cette décision d’affectation :
« Notre commune se voit donc plongée au cœur de l’actualité nationale et internationale et de la question brûlante de l’afflux de migrants. (…) Il ne s’agira normalement pas de familles et dans tous les cas il n’y aura pas de scolarisation. (…) Les gens ne doivent quitter le site que pour accomplir des formalités nécessaires et dans le cadre de déplacements organisés. Le contact avec la population locale est limité à du volontariat pour des actions d’alphabétisation ou d’aide humanitaire. (…) Je sais que cette nouvelle ne réjouira personne, que tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut faire quelque chose, mais pas chez soi. (…) Face à cette épreuve que nous n’avons pas choisie et qui ne doit pas entamer la cohésion de notre village, nous devons faire corps. Il n’y a de la place ni pour un angélisme naïf et béat, ni pour une peur et un rejet irrationnels. Nous devons au contraire faire preuve de sang-froid, de vigilance, de responsabilité, de dignité, comme d’ailleurs d’autres l’ont vécu et subi avant nous. » [5]
Les termes employés visent à rassurer face à ce qui pourrait être considéré comme un risque voire une menace pour la cohésion du village. Les adjectifs possessifs utilisés (« notre commune », « notre village »), contribuent à faire exister une entité collective mise à l’épreuve par la future arrivée de quelques dizaines de personnes dont l’on précise certaines caractéristiques (a priori pas de familles, pas de scolarisation) et des modalités de séjour (obligation à rester sur le site, contact limité avec la population locale), afin de souligner le caractère temporaire de cet hébergement et d’éviter toute crainte de pérennisation de cette présence. L’appel au sang-froid, à la vigilance, à la responsabilité, à la dignité, en somme à une grammaire de discernement, participe également à une propédeutique de la gestion des attitudes et des émotions qu’il conviendrait d’adopter face à une situation supposée source d’inquiétudes.
Cette annonce fut relayée par la presse locale qui surenchérit sur les tensions susceptibles de surgir et, par la suite, fit également l’objet d’une émission régionale où le maire vint s’expliquer sur « la crainte, les angoisses et la gestion de cet événement pour sa commune » [6]. La réunion publique prévue quelques jours plus tard fut particulièrement tendue selon les témoignages de quelques habitants de la commune présents à cette rencontre. Les explications sur les conditions du choix de ce centre de vacances et les informations sur les caractéristiques des personnes concernées, exclusivement des mineurs, ne suffiront pas pour apaiser le malaise. Deux semaines après, au début du mois d’octobre 2016, un double rassemblement eut lieu sur la place centrale du village. Une banderole suspendue à la façade d’un immeuble attenant à la route principale portait des propos haineux : « Des migrants dans nos campagnes, pour violer nos compagnes, ici ce n’est pas la jungle ». Plus loin, quelques dizaines de personnes qui répondaient à l’appel de l’extrême-droite, brandissaient des drapeaux tricolores et d’autres écriteaux pré-imprimés avec des slogans typiques de ce parti : « Nos communes, sans migrants », « Pas de clandestins dans nos campagnes », « Schengen ça suffit. Stopper l’immigration massive ». En face de ce rassemblement, une petite dizaine de personnes affichaient des banderoles écrites à la main pour exprimer au contraire leur soutien : « Welcome Refugees », « Salut à toi », « France Terre d’Accueil, Bienvenue ».
Au cours de ce même mois d’octobre, les élus municipaux ont proposé la création d’un « comité-citoyen » afin de réfléchir sur les conditions d’organisation de ce centre d’accueil [7]. La dernière semaine de ce mois fut marquée par une série d’opérations de démantèlement par les forces de l’ordre des campements situés à l’ouest de la lande de Calais. Environ sept mille personnes recensées furent transportées vers des centres d’accueil et d’orientation (CAO) réquisitionnés en amont de ces actions de démantèlement. L’objectif des pouvoirs publics d’évider Calais reposa sur une double stratégie concernant à la fois la mise à disposition des différents lieux d’hébergement sur plusieurs départements et l’ouverture d’une procédure d’examen des demandes d’accès en Angleterre. Cependant, l’absence d’information sur les lieux de destination et la durée de ce nouveau périple furent considérées par les personnes comme une nouvelle épreuve d’épuisement et d’inquiétude comme en témoigne l’un de ces exilés :
« L’assistante sociale de la jungle nous a demandé si on était mineurs. Si tu es moins de 18 ans, il y a un ‘process’ pour aller en Angleterre, et tout le monde a dit, ‘moi, je suis moins de 18 ans’, parce que tout le monde veut aller en Angleterre, tout le monde veut passer. Et il y avait un camp, comme des containers, sur la jungle de Calais, prévus que pour les mineurs. On est restés pendant une semaine, on était beaucoup. Il fallait donner son nom, son âge, dire si tu as de la famille en Angleterre. On avait un petit sac c’est tout. La police, ils ont brûlé nos affaires, les jackets, les couvertures. Après il y a eu des bus qui sont arrivés. Il y avait la police et l’assistante sociale de la jungle pour monter dans le bus. Tu choisis comme tu veux, tu vas avec tes amis, avec les copains. Il faut partir c’est tout. On était des amis, à peu près quinze. On habitait dans une tente, du coup, on était ensemble. On va prendre un bus pour nous, parce qu’on ne peut pas se séparer et ils ont dit okay. Il y avait que des Erythréens dans le bus. On savait pas où on allait, juste tu montes dans un bus pour aller dans un camp pour le process. Dans le bus, il y avait un Français et un Erythréen qui vient d’Angleterre et il a traduit pour nous. Ils expliquent qu’il faut attendre dans un camp pour le process pour l’Angleterre. On est partis à 5h de l’après-midi de Calais et on est arrivés dans la nuit dans un autre camp, je ne connais pas où c’était. On est restés là pendant une semaine, après ils disent ‘vous allez dans un autre camp, c’est fini ici’, mais on savait pas pourquoi. Il faut aller dans un autre camp à 1h30 de Lyon. Au début on était d’accord d’aller dans un camp, on était fatigués et c’était long. Là c’était encore plus loin de Calais, on avait peur que peut-être il n’y a pas de process, on savait pas. » (Suori).
Ces propos mettent en évidence la perception d’un mode d’organisation de l’action publique : répertorier et répartir selon l’âge, selon les attaches familiales en Angleterre, selon les affinités et les appartenances ethniques. Le terme de « camp », si fréquent dans le discours de l’expérience migratoire de ces exilés, désigne un lieu d’hébergement au caractère nécessairement éphémère d’un futur séjour et de sa raison d’être à savoir la mise en œuvre du « process » pour aller en Angleterre. Les expressions employées donnent à voir une nouvelle temporalité, celle d’une attente peuplée d’incertitudes par rapport à l’horizon « exilaire » d’accès au territoire anglais et désormais conditionné par la nouvelle catégorisation administrative proposée, celle de « mineur ».
Quand la gestion du centre d’accueil suspend le droit commun
Un document rédigé par les agents du ministère de l’Intérieur précisait les règles de fonctionnement des CAOMI. Le texte définissant le caractère et la fonction de ces centres fut diffusé quelques heures ou quelques jours seulement avant leur ouverture. La présentation des règles de fonctionnement est introduite par un paragraphe qui met l’accent sur l’exceptionnalité du cadre d’intervention de l’État :
« Les Centres d’Accueil et d’Orientation de Mineurs non accompagnés (CAOMI) sont des structures de mise à l’abri pour les personnes se déclarant mineures non accompagnées et qui sont en provenance du centre d’accueil provisoire (CAP) de Calais à la suite de l’opération exceptionnelle de démantèlement de la Lande ainsi que de la fermeture des structures du CAP et Jules Ferry. Ce contexte justifie un cadre spécifique et exceptionnel d’intervention de l’État que le présent document entend préciser. » [8]
Avant de préciser sur quoi repose le caractère exceptionnel de ce cadre, cherchons à thématiser pareille correspondance : que veut dire le fait de tenir ensemble « opération exceptionnelle de démantèlement et cadre spécifique et exceptionnel d’intervention » ? Il s’agit d’ouvrir ces centres avant de démanteler, donc de passer d’une situation locale problématique à une solution territoriale à l’échelle nationale. Qualifier d’exceptionnels l’opération et le cadre d’intervention vise à « performer » l’autorité de l’État qui reprend en main un problème local et lui donne une dimension nationale. Cependant, l’enjeu de cette « alliage sémantique » ne fait pas que réaffirmer son autorité sur un territoire, encore faut-il comprendre sur quoi porte cette exceptionnalité. Dans l’opération de démantèlement, ce qui est désigné comme exceptionnel recouvre implicitement l’envergure et les moyens mis en œuvre pour la destruction des différents habitats de fortune. En revanche, le second registre concerne le travail de cadrage réglementaire et juridique du fonctionnement et des missions des centres d’accueil et d’orientation pour mineurs où ce sont les dispositions réglementaires qui deviennent exceptionnelles. En d’autres termes, c’est la place du droit et plus précisément, du droit commun qui est mise en suspens dans ces centres. Drôle de paradoxe dans la mesure où les pouvoirs publics mettent en place une action de démantèlement de « la jungle de Calais » jugée comme une zone de non-droit, pour créer temporairement des centres d’accueil qui ne relèvent pas du droit commun ! En effet, il est précisé dans la circulaire que « ces centres, créés pour faire face à une situation exceptionnelle et d’urgence, connaissent des règles de fonctionnement dérogatoires aux règles de droit commun de l’accueil des mineurs non accompagnés. (…) Du fait des circonstances exceptionnelles, il s’agit donc d’un dispositif dérogatoire et temporaire qui se rapproche de l’hébergement d’urgence. Il ne s’agit en conséquence pas de centres relevant de l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) ; ils ne répondent donc pas aux normes d’accueil, de fonctionnement et d’encadrement de ceux-ci. Le centre ne sera pas davantage autorisé selon le régime figurant au code de l’action sociale et des familles. » [9]
Dans ce cadre qualifié de « spécifique », les autorités britanniques se sont engagées à se rendre sur les différents centres mis en place afin d’examiner la demande des mineurs pour rejoindre le Royaume-Uni en faisant valoir le principe de rapprochement familial (cf. règlement européen « Dublin III »). [10]. Quatre critères furent ainsi fixés par le Home Office [11] qui sont néanmoins particulièrement restrictifs au regard de l’hétérogénéité des caractéristiques du public concerné [12].
La gestion du centre de vacances sur la commune, devenu désormais CAOMI, fut confiée à une association connue pour son expérience depuis de nombreuses années dans l’accueil et l’accompagnement des demandeurs d’asile [13]. L’équipe gestionnaire s’attellera les derniers jours à créer des espaces de travail équipés des ordinateurs et des imprimantes, à munir les dortoirs du nécessaire pour les literies et aménager un coin bibliothèque, tout ce que l’on présupposait nécessaire pour recevoir les futurs usagers qui ne tardèrent pas à arriver et à découvrir ce nouvel espace d’hébergement tout en se préoccupant de l’effectivité de la suite de la procédure comme dans l’extrait suivant :
« On est arrivés le matin. Moi, j’ai vu le Castel, c’était très gros, c’est très bien. Il y a la petite piscine, la petite bibliothèque, le foot mais j’étais un peu stressé, on avait un peu peur pour le process. On a posé le sac dans la chambre. Ils disent qu‘il y a quatre lits ici, tu te mets comme tu veux’, ils ne disaient pas ‘pas toi, toi et toi’, c’était comme tu veux. J’étais avec Seasit [danseur], Sheksu [coquet], et Kola [enfant], tous les trois sont en Grande Bretagne aujourd’hui. Après on est allé manger et on est retournés dans la chambre, on était fatigués. Après on a visité le castel, le parc. Le premier soir on a juste discuté, on marchait dans le parc, on parlait de tout, du process, du château, de la jungle. On a pas trop dormi avec le stress. Le lendemain, on nous a réveillés pour le petit déjeuner et on est retournés dans la chambre. On a demandé des vêtements, une jacket parce que c’était froid à ce moment. Après on restait dans la chambre, on discutait encore du process, de Calais mais on sortait pas trop, on était fatigués. » (Suori)
Il est intéressant de comprendre à quel point l’angle de pertinence et la trame narrative de cet extrait sont étroitement agencés pour donner avec insistance la place centrale au « process ». Il ne s’agit pas seulement d’une déclaration sur la préoccupation majeure, faisant de ces « jeunes exilés » des êtres de passage, c’est aussi la perspective selon laquelle vont être interprétées les relations avec les autres acteurs. Autrement dit, nous avons affaire à un double cadrage qui fait tenir ensemble l’horizon du projet migratoire et la promesse de sa gestion par le dispositif socio-administratif.
L’écriture antéchronologique que nous avons adoptée dans cette partie introductive vise à assumer une dimension sensible impliquée dans un régime de mémorialité. Elle cherche à rendre perceptible les traces de ceux qui ont résidé dans ce lieu en contrepoint de leur effacement et de leur mise en oubli. Ce parti-pris invite à réfléchir aux conditions à partir desquelles le passage des personnes exilées devenu un problème public se trouve sans cesse confronté à la trace de sa politicité, à savoir comment il est censé nous intéresser et nous interpeller par son caractère politique, nous y reviendrons. L’écriture en chronique inversée consiste enfin à se déprendre d’une conception de l’histoire comme enchaînement linéaire de situations, pour davantage explorer leur enchevêtrement comme horizon pour penser autrement ce que l’accueil de jeunes exilés fait au « commun ». Envisager leur présence par les effets produits, permettrait ainsi davantage de problématiser ce que fait la pluralisation des expériences relationnelles face à une seule conception gestionnaire de l’accueil.
HABITER LE LIEU, TRAITER LES DEMANDES D’ACCES ET EXPOSITION PUBLIQUE
Écarts, frictions et mésentente
Explorons à présent comment l’organisation et la gestion de ce dispositif d’accueil renvoient à autant d’épreuves que les acteurs doivent surmonter pour assurer l’espace d’interactions et le cadrage des expériences. Un des temps forts fut la rencontre inaugurale entre la direction de ce centre et les jeunes usagers comme le précise le témoignage ci-dessous :
« Nous arrivons, Anne (une bénévole) et moi sur le site vers 14h. Les ‘jeunes migrants’ sont là depuis deux jours. Quelques-uns sont en train de jouer sur le terrain de foot et sur le porche du château, une personne nous accueille. Elle nous explique que le directeur est présent aujourd’hui et qu’une réunion est prévue à 14h30. Nous sommes conviés à cette réunion. Les résidents arrivent par petits groupes. Une trentaine de minutes plus tard, l’équipe de professionnels décide de commencer la réunion malgré l’absence de près de la moitié des personnes attendues. L’équipe est debout devant une trentaine de résidents assis. Quelqu’un demande le calme et rappelle la ponctualité, la réunion aurait dû commencer une bonne demi-heure plus tôt.
Le directeur prend la parole et évoque le démantèlement des campements à Calais ainsi que le dispositif mis en place par l’État. Il y a beaucoup de bruits et des chuchotements. Le directeur continue « C’est votre vie, c’est votre avenir, alors écoutez-moi, c’est important ! ». Entre-temps, un autre groupe de résidents arrive et s’installe. Le directeur poursuit : « il y a deux possibilités. La première, je l’espère pour vous, partir en Grande-Bretagne. La seconde, c’est le refus de la Grande-Bretagne, automatiquement, tout de suite, vous êtes sous la loi française. En France, une personne de moins de 18 ans, sans ses parents, c’est le Conseil Général qui les remplace. Dès que le juge pour enfants prend votre dossier, il y a une orientation en foyer pour ados. Pour ceux qui auraient 18 ans, à Calais vous avez normalement dit être mineur, vous pouvez encore être orientés sur des centres pour adultes où vous pourrez faire une demande d’asile. À partir de votre dossier, les éducateurs vérifient deux choses : un, vérifier votre isolement. Deux, plus complexe, vérifier votre âge. Et bien sûr votre capacité d’intégration, c’est la mission de l’établissement ici. Toutes les sociétés, villages, villes vivent avec des règles. C’est l’observation de ces règles qui permet de vivre ensemble. Je n’ai rien dit jusqu’ici, à partir de maintenant je vais commencer à dire les choses. Il y a des moments de la vie ici qui ne sont pas normaux. Vous ne vivez pas une journée comme le vivent d’autres enfants de votre âge. Il y a des choses impolies que je vois ici : ne pas écouter, pas respecter les horaires, la façon de manger. Si vous regardez dehors, il y a n’importe quoi par terre, nourritures, papiers, le centre n’est pas propre. Tous ceux que je vois bailler à 15h30, ce n’est pas normal ».
Il poursuit : « une loi importante en France, c’est celle de l’âge et surtout l’âge de 16 ans. À moins de 16 ans, vous êtes obligés d’aller à l’école. Les règles de vie seront donc différentes entre les moins de 16 ans et les plus de 16 ans. Aujourd’hui, il y a un fonctionnement communautaire, Erythréens et Soudanais séparés, or avec l’âge, la question de la nationalité n’a plus lieu ».
Beaucoup de bruits et d’agitations envahissent à nouveau la salle lorsque l’interprète traduit. Des attitudes d’énervement et d’agacement s’expriment. Le directeur s’emporte également et dit : « ce n’est pas un centre de vacances ni une prison ici. Si vous n’êtes pas d’accord, vous partez. Vous ne faites pas ce que vous voulez ! Si vous ne pouvez pas respecter une règle, comment allez-vous respecter une loi ? N’attendez pas que je dise du bien de vous si vous ne respectez pas les consignes ».
L’un des résidents se lève et explique que tout le monde ne comprend pas l’anglais et l’arabe. Le directeur répond de manière agacée à l’interprète : « c’est leur problème s’ils n’ont pas compris mais pour moi ce que je viens de dire a commencé ! » Dans une ambiance tendue, il poursuit la présentation du cadre de fonctionnement : « les moins de 16 ans iront dans un bâtiment et les plus de 16 dans un autre. Les règles seront différentes pour chaque groupe ». L’agitation reprend dans la salle, la traductrice tente de ramener le calme en disant en arabe « il faut que vous compreniez que votre attitude est impolie ». Certaines personnes mettent de la musique sur leur portable tandis que l’un d’entre eux filme avec son téléphone. Le directeur le signale à l’équipe et quitte la salle de réunion.
Après que le calme soit revenu, un des résidents se lève et prend la parole. Il explique que tout le monde ne comprend pas. Alors que l’interprète propose d’expliquer à tous ceux qui n’avaient pas compris, il réagit de manière quelque peu virulente en disant « on n’attend absolument rien de vous, en France, on veut aller en Grande-Bretagne ! » Après cet échange, la réunion se termine et les résidents repartent à l’extérieur.
Le directeur revient dans la salle et propose de faire le point. Il explique la nécessité de mettre en place un autre mode de fonctionnement sinon les « jeunes vont prendre le dessus ». Il considère que les problèmes de compréhension sont plutôt des stratégies liées à des clans à l’intérieur de communautés présentes (érythréenne et soudanaise). En parlant de la question de l’âge, il évoque l’idée d’une ‘omerta à l’africaine’ qui ne permet pas de savoir qui sont les majeurs. Il conclut en rappelant que « le CAOMI est un dispositif périphérique qui ne dépend pas encore du droit commun ; c’est une mesure dérogatoire’ dit-il, et il souligne que des difficultés risquent de surgir dans la gestion du ‘groupe’ après le passage des Anglais. » (Charles, bénévole)
Les procédures et l’attente de l’examen par les autorités britanniques, rappelées dans le propos du directeur du centre, soulignent la manière d’envisager le public concerné. En mobilisant le registre réglementaire et les procédures administratives et juridiques, il circonscrit la catégorisation de référence : « être mineur ». Il s’agit là d’une catégorie de procédure liée à l’exploration de plusieurs aspects qui la caractérisent (la vérification de l’âge, l’isolement familial, avoir moins/plus de seize ans). Cependant, cette qualification en termes de procédure rejoint dans le discours du directeur celle du « jeune usager » et des attentes normatives qui lui sont associées (être poli, respecter son environnement, les règles de vie commune, le sommeil). Il s’agit d’une double catégorisation, celle du « migrant-mineur » d’un côté et de son projet d’aller en Grande-Bretagne et celle du « jeune-usager » de l’autre. Si le premier est procédural, le second devient normatif eu égard à l’appréciation de la conformité au règlement du centre et sous cet angle, il devient potentiellement discriminant (ne pas être poli, ne pas respecter son environnement, les règles de la vie commune, le sommeil).
Cependant, l’argument mobilisé par l’un des jeunes exilés durant la réunion en évoquant l’incompréhension au nom de l’absence de maîtrise de l’anglais et de l’arabe, prend une tout autre signification. Il rappelle que le collectif, rassemblé à partir de la catégorie de « migrant-mineur », est hétérogène du point de vue de la langue. Le référentiel linguistique devient un autre mode de différenciation (« on ne parle pas tous l’anglais et l’arabe ») qui met à mal un mode de communication standard et unifié. La réaction devient dès lors synonyme d’un écart pour souligner l’incommunicabilité due à la barrière de la langue et au-delà, d’un horizon sans attente mutuelle.
Le problème ne se pose plus en termes de comportements normés selon les règlements posés par ceux qui hébergent, mais comment arriver à se (bien) comprendre ? Le caractère exemplaire de cette scène repose sur la place accordée à la langue dans des situations de communication entre étrangers. Il s’agit de réintroduire un autre ordre de grandeur qui est l’étrangéité, l’étranger comme un être de langue, à la place de celui désigné par la normalisation administrative et institutionnelle. Loin d’être un prétexte pour faire semblant de ne pas avoir compris, le propos rappelle l’épreuve des formes de réciprocité entre locuteurs, dont l’échec pourrait donner lieu à de l’indifférence, de l’embarras voire de la montée en conflit. L’incompréhension devient alors une forme de mésentente qui signale le refus d’attendre quelque chose de l’interaction et, plus généralement, de la rencontre. D’un côté, la direction augure en permanence les intentions des mineurs « qui cherchent à prendre le dessus », leur manière d’être ensemble « il y a des clans » et l’absence de transparence « il y a une omerta à l’africaine » produisant ainsi des formes de suspicion et de méfiance. De l’autre, la barrière linguistique « certains ne comprennent pas » comme une réaction pour ne pas avoir à répondre de leur présence sur le centre et de surcroît sur le territoire national « on n’attend rien de la France, on veut aller en Angleterre ». Cette réaction offensante qui donne lieu à de la tension et du blocage n’est-elle pas une réponse à ce qui est à l’origine du trouble ? Catégorisés sous l’angle réglementaire et procédural par rapport au projet migratoire, qualifiés sous un registre normatif par rapport à l’hébergement, que reste-t-il à ces jeunes exilés lorsqu’ils font valoir un défaut de compréhension au risque de devenir synonyme de l’idée de ne pas être entendus !
Quand les « autorités anglaises » deviennent de bien mauvais messagers…
L’activité du centre d’accueil fut entièrement consacrée à l’organisation des entretiens individualisés avec l’arrivée de quatre représentants du Home Office britannique durant la dernière semaine de novembre 2016. Ils vont, pendant cinq jours, examiner l’ensemble des demandes d’accès afin de rejoindre le Royaume-Uni. L’un des bénévoles raconte la transformation de la salle de vie commune en salle d’attente et en « guichet » d’administration : « J’arrive un samedi, c’était le jour où il y avait les Anglais. C’était assez fort comme image. Tu avais dans le hall une rangée de chaises, une bonne dizaine. Les jeunes étaient assis en attendant leur heure de passage dans la salle où ils avaient l’habitude de passer du temps. Tu avais le staff anglais avec des interprètes et les jeunes se présentaient un par un... » (Patrick)
Trois semaines plus tard, le Préfet se déplaça au château de Semaye pour annoncer officiellement le résultat des décisions. Une personne qui travaillait au centre comme veilleuse sociale, témoigne avec indignation du déroulement de cette réunion :
« Ils étaient tous installés dans la salle de vie commune. Le Préfet a fait un discours et il a clairement dit ‘je vais en appeler douze, les douze que j’appelle, vous suivez les veilleurs dans le réfectoire, vous irez préparer vos valises et vous partez en Angleterre’. Et, il a commencé à donner les noms, à chaque nom donné, c’était horrible. Le déroulement de la réunion était horrible. Je pense que ça aurait été mieux de faire une réunion pour les douze plutôt que de faire venir tout le monde devant le Préfet. C’était la loterie quoi ! Le Préfet a ensuite fait un discours pour les autres, en leur disant qu’ils étaient les bienvenus en France et qu’ils pouvaient aussi faire un recours s’il y avait des documents manquants, qu’ils pouvaient compléter leur dossier. (…) Moi, je faisais passer dans une autre salle tous ceux qui étaient acceptés. Il y avait quelqu’un qui s’occupait de les faire patienter. Quand les douze ont été appelés, j’ai suivi le dernier dans la pièce, on a sauté de joie, on s’est tous serrés dans les bras, c’était génial ! Ils étaient vraiment heureux. On leur a expliqué qu’ils devaient récupérer rapidement leurs affaires car l’avion était à 14h. Donc tout est allé vite. Ils ont préparé leurs affaires, dit au-revoir aux copains, fait quelques photos et on est partis à l’aéroport. En arrivant à l’aéroport, il y avait quelques associations mais surtout des fonctionnaires anglais qui les attendaient pour leur donner leur billet d’avion. Les jeunes nous ont dit au-revoir, le contrôle de bagages a commencé, tout est allé très vite… ». (Laura)
Les qualifications mobilisées dans la description de cette scène (« joie pour les uns, horrible pour les autres ») mettent en évidence la tension vécue. Elles soulignent, sous un angle évaluatif, le caractère (moralement) insupportable de l’annonce publique synonyme de l’absence de déférence à l’égard de ceux dont la demande d’accès fut refusée. Nous constatons à quel point ce témoignage convoque des appréciations normatives et morales sur ce qu’il aurait convenu de faire face à une situation jugée inacceptable. Ce discours montre la manière dont raconter une expérience est étroitement intriqué par des jugements moraux dans la manière de rendre compte et de la rendre compréhensible et partageable à d’autres.
Quelques jours après le départ des douze « jeunes exilés », une trentaine parmi ceux qui restaient organisèrent une manifestation en réaction à ces admissions restrictives qu’ils jugeaient inacceptables. L’un des « jeunes exilés » rapporte les motifs mis en avant par ceux qui ont manifesté :
« Ils ont discuté un petit peu et ils ont décidé d’aller au village voisin parce que l’on connaissait et c’est un peu plus grand. Ils sont partis sur la route, il y avait environ une trentaine de personnes, avec des banderoles. C’était une manifestation pour changer quelque chose. Le message était « On veut aller en Angleterre, on ne veut pas rester en France, faites quelque chose pour nous, aidez-nous pour faire le process ». À la Jungle, on pensait qu’on allait rester peut-être un mois au centre avant d’aller en Angleterre. Si tu as une famille en Angleterre c’est sûr tu vas y aller mais ça ne s’est pas passé comme ça. Ils disent ça juste pour finir la Jungle parce que quand ils nous ont dit il y a un process, on s’est dit super. C’est plus facile parce que c’était dangereux pour faire Calais-Angleterre. On a pensé qu’après les douze c’était fini, mais ils ne disent pas que c’est fini, donc on reste, on reste sans rien savoir. On était fâchés, très fâchés, en colère ». (Suori).
Ces propos portent un éclairage particulièrement intéressant sur la manière dont ce « jeune exilé » rend compte de la manifestation en s’appuyant sur les motifs de son organisation. Ainsi, la revendication centrale mobilisée (« aller en Angleterre ») naturalise la manifestation comme une réponse à une situation cruelle et intolérable et elle vise à rendre légitime la réaction face à ce qui avait été vécu comme une duperie et un manque d’information. L’argumentation contribue dès lors à promouvoir le migrant non seulement à travers l’idée de la circulation mais surtout comme une figure vouée à l’indétermination de l’action publique et exposée aux contradictions, voire aux injustices imputées aux procédures juridico-administratives.
La presse locale décrivit l’événement sous l’intitulé « Défilé de migrants pour l’Angleterre » en commentant : « Plus d’une trentaine de réfugiés ont bruyamment fait part de leur désarroi de ne pas être acceptés par l’Angleterre, en manifestant sur les voies de circulation. Inlassablement, ils ont répété les mêmes slogans : « We want to go to UK » (« nous voulons aller au Royaume-Uni ») et « We are minors, respect our rights » (« Nous sommes mineurs, respectez nos droits »). » [14]
L’expression « We want to go to UK » représente, si l’on paraphrase le vocabulaire goffmanien, un « slogan sûr » [15] en tant qu’elle thématise un sujet collectif et un projet migratoire commun. Le verbe « vouloir », conjugué au présent de l’indicatif prétend ainsi à la reconnaissance du seul motif de circulation en réaffirmant dans le même temps le caractère provisoire de la place de ces « jeunes exilés » dans ce village. Cette première banderole réitère dans une constance nominale et temporaire l’horizon d’attente qui compte pour ces « jeunes exilés » et désormais compromis depuis les réponses des autorités britanniques. La seconde banderole, en mettant l’accent sur la catégorie de « mineur » et des droits qui lui sont associés, relève d’un autre registre. Il ne s’agit pas seulement de se référer à la catégorie institutionnellement assignée, mais surtout de faire valoir un « Nous » comme un mode de subjectivation politique [16] : « Nous sommes [tous] mineurs ». Loin d’être réduit à l’appartenance à une catégorie administrative et juridique dont le sort dépendrait des dispositifs de vérification de l’âge [17], le sujet de l’action concernerait davantage un « sans-part » en mettant l’accent sur le tort lié à l’absence des droits et à un traitement injuste.
« Être là et ne pas être part » comme l’écrit S.Bordreuil dans un très beau texte qui documente la dimension politique dans l’itinérance intellectuelle d’Isaac Joseph [18]. Cette sémantique qui recouvre la figure de celui qui réside dans une société dont il ne fait pas partie (l’étranger, le pauvre ou le sans domicile) porte une tension qui est au cœur du politique. Elle porte l’injonction à élargir la « communauté des égaux », à faire irruption au partage du sensible pour reprendre l’expression de Jacques Rancière et, à mettre à l’épreuve ce qui est déjà pensé comme commun.
COMPETENCES CRITIQUES,
ATTACHEMENTS ET EPREUVES DE COMMUN
Examinons dans les paragraphes qui vont suivre ce que produisent l’embarras et les troubles liés à la mise en place de cet espace d’accueil et d’orientation.
La réaction du maire telle qu’elle s’est exprimée dans le courrier municipal met en avant l’absence de concertation dans cette affaire et l’imposition par les services de l’État de la transformation du centre de vacances en CAOMI. Le caractère exceptionnel n’est pas lié seulement à la suspension des procédures habituelles dans la prise en charge de « mineurs », mais aussi et surtout à l’absence de conditions qui font de l’accueil une question qui compte et qui nécessite de faire l’objet d’un débat public.
A défaut d’en faire un problème public et d’en débattre pour générer une dynamique d’expérimentation et de recherche d’une solution, l’accueil est ainsi réduit à une procédure gestionnaire imposée par l’État pour compenser le démantèlement des campements de Calais. Au lieu de considérer la commune, le village, comme un actant collectif porteur d’une expérimentation de ce que l’accueil d’exilés mineurs peut faire, l’accent a été mis davantage sur la gestion de l’hébergement dans le cadre de l’exercice de l’autorité de la puissance publique.
Ce mode de problématisation – « Nous, commune de S… et sa population, sommes contraints par l’État d’héberger exceptionnellement (au double sens du terme) des jeunes migrants » –, traduit-il un certain trouble dans les conditions de formation d’un problème public et des expériences qu’elles génèrent ?
Cette première interrogation d’ordre épistémologique en entraîne une autre : quel regard porté sur l’expérience de l’hébergement et de l’accueil ? Cela concerne les réactions critiques souvent exprimées par des acteurs bénévoles de ce centre. Cette critique « endogène » porte sur l’organisation et le fonctionnement des activités proposées (cours de langues, loisirs, restauration) à partir du vécu de ces acteurs. Sous un angle sociologique, elle permet de comprendre et d’analyser le répertoire mobilisé par des formes d’indignation et de dénonciation. Qu’est-ce qui se joue alors dans l’expérience vécue des acteurs sous l’angle de ce répertoire critique ? Et quels problèmes méthodologiques l’analyse sociologique doit surmonter ?
La force de ces critiques pousserait spontanément les sociologues à prolonger la critique des acteurs et dénoncer à leur tour les fondements de la naturalisation de l’inacceptable. Cependant, en adoptant une perspective pragmatiste, le parti pris méthodologique consiste à envisager « ces critiques » comme autant de ressources mobilisées par les acteurs bénévoles pour donner du sens à l’espace de relation avec le public concerné et par là, rendre compte et documenter les motifs de leur implication et/ou de leur engagement. Cet horizon nous incite à interroger la question de l’accueil aux bords, ou mieux faudrait-il dire débordé par la pluralité des façons de penser la « relation » avec les jeunes exilés [19]. Notre propos se situe ainsi vers les marges voire les débordements du fonctionnement de ce dispositif, présentés par des acteurs comme des « réactions critiques » face à ce qui est supposé porter préjudice à ce qu’il convient de faire, et vécu comme un risque d’un traitement dégradant et déshumanisant.
Dans cette optique analytique, l’une des occurrences dans les critiques exprimées par les acteurs-bénévoles, porte sur les comportements et les attitudes de l’équipe professionnelle. Les discours de ces acteurs à travers des expressions différenciées (« nous, les bénévoles », « eux, les professionnels »), mettent en évidence des modes de qualification des faits permettant de comprendre les présupposés normatifs inhérents aux activités des bénévoles, et plus précisément, au niveau des cours de français, comme l’on peut constater dans l’extrait qui suit :
« C’était difficile de nous écarter parce que l’une des raisons d’être de ces centres, c’était aussi cette dimension éducative. Ils ont limité nos venues à deux bénévoles désignés par eux, selon des critères aléatoires, qui pouvaient désigner deux autres bénévoles de leur choix, c’est-à-dire quatre bénévoles en tout qui ne pouvaient venir que deux jours par semaine avec un horaire qui avait aussi changé. (…) Ce qui veut dire qu’en terme d’acquisition, deux heures par semaine au lieu de quatorze ! Ce qui veut dire que les jeunes n’ont plus eu de cours de français. Ils se sont sentis abandonnés entre mi-décembre et début janvier. (…) Il y avait vraiment la volonté d’interdire à ces jeunes d’acquérir la maîtrise d’une langue. (…) Et je me suis fait quand même un peu remonter les bretelles, quand on nous a annoncé officiellement que l’on avait plus que deux cours par semaine, j’ai pris la parole pour dire que pour les jeunes c’était quand même bien gênant. Le maire a d’ailleurs soutenu l’association mandatée parce que si l’équipe éducative avait décidé quelque chose, c’était forcément pour le bien des jeunes, et eux connaissaient puisqu’ils étaient des professionnels. Nous, on était que des bénévoles. On n’avait rien à dire, et ça c’est vraiment insupportable. C’est insupportable d’autant qu’à ce stade on les connaissait tous par leur prénom, enfin, ceux qui sont passés nous voir dans les cours. Il y en a eu quand même quarante sur l’ensemble qui sont passés nous voir plus ou moins assidûment en cours, je trouve que c’est quand même un exploit vu tous les bâtons que l’on avait dans les roues. » (Brigitte).
Le discours consiste à déconstruire que la réduction du temps de présence des bénévoles porte atteinte à l’effectivité des modes d’apprentissage et de leur efficience. Ce qui se dégage également c’est l’accent mis sur la forme de rapprochement et de familiarité en mettant en avant les marqueurs de reconnaissance mutuelle (se saluer, connaître le prénom,…), manière de souligner pour cette intervenante la considération portée aux personnes en opposition à un traitement collectif et anonyme supposé synonyme d’indifférence voire de stigmatisation comme le précise un autre extrait :
« La première fois que je suis allée à la vie quotidienne j’ai eu au moins 3 animateurs qui se sont succédés au contrôle des jeunes, mais attention c’était aussi un contrôle des bénévoles. Et chaque fois que je suis venue en vie quotidienne et que j’ai accueilli un jeune avec son plateau, je lui disais toujours bonjour un tel, bonjour un tel. Déjà parce que je les connaissais, et parce que je trouve que c’est humanisant de s’adresser à quelqu’un par son prénom et parce que je trouvais qu’il y avait peu d’occasion de les humaniser, de les différencier, tu vois. Côté stigmatisation, c’était un groupe, un lot et moi j’ai toujours essayé de dire ce sont des individualités et donc de tout faire pour les traiter en tant qu’individus et non pas le lot de migrants. Et donc les 3 animateurs me regardaient comme ça et me disaient « mais comment ça se fait que tu connais leur prénom ? Nous on n’arrive pas à retenir ces prénoms-là… Et bien je leur ai dit « je m’intéresse à eux, c’est tout » ! » (Monique).
D’autres propos viendront documenter ce répertoire critique porté par les acteurs bénévoles, comme autant d’éléments qui valorisent les divergences dans la prise en compte du public concerné. Ces critiques sont transportées par une manière de raconter des expériences en les présentant comme des réactions « normales » face à ce qui est jugé comme injuste. Cette activité de jugement à l’œuvre est indissociablement liée à la manière de « motiver » sa présence en tant que bénévole, comme le souligne l’extrait ci-dessous :
« Nous, en tant que bénévoles, nous avons subi des violences psychologiques, le fait de nous écarter, de refuser de voir le travail fait par les bénévoles, c’est une forme de malveillance. Et pour les jeunes c’est pareil. Au début, certains bénévoles participaient à ce qui se passait en cuisine, ils ont été écartés sans aucun motif. La cuisine était fermée à clé, on comptait les tranches de pain qu’on leur donnait. Si la nourriture qui leur été proposée ne leur convenait pas, beaucoup d’entre eux n’aimaient pas les tomates, ils avaient des tomates quasi à tous les repas ! Je trouve que de les limiter en pain, c’était malveillant. Ils avaient le droit à cette nourriture, elle était donnée soit par l’aide alimentaire soit il y avait un budget pour ça. (…) La seule fois où je suis allée en cuisine, j’ai fait quelque chose de complètement illégal. Un jeune m’a vu en train de couper du pain, il m’en a demandé. Alors, je lui ai donné le pain entier. Si j’avais été vue, j’aurais été exclue définitivement du centre ! C’est effarant des choses comme ça. A devoir donner du pain en cachette à des jeunes qui ont faim et qui savent ce que c’est la faim… » (Brigitte).
Nous constatons à quel point les discours critiques deviennent partie prenante d’une opération de conversion puisqu’il s’agit de remplacer l’indifférence, l’impolitesse, le manque de reconnaissance par leur contraire. Dans cette redistribution oppositionnelle, ils portent des grandeurs de reconsidération de la relation et de sa valeur, comme le documente un autre extrait :
« Même s’il y avait quelquefois des choses à recadrer bien sûr, cela n’empêche pas qu’on a été maltraités par la direction, les manières de nous parler, une méfiance, une défiance et un mépris incroyable vis-à-vis de nous les bénévoles et surtout aussi vis-à-vis des jeunes ! Aucune empathie. Mais pendant tout ce temps, pendant toutes ces tensions, je me suis toujours dit que la priorité c’était les jeunes. Ils ont tellement besoin d’aide. On a créé un petit noyau de bénévoles et les jeunes savaient qu’ils pouvaient compter sur nous. (…) Les pros disaient que c’était juste un temps de passage, qu’on ne pouvait rien changer dans leur vie, c’était juste un temps d’attente. C’est des mots qui sont utilisés comme ça, moi ça me choque parce que ces jeunes ils ont déjà perdu suffisamment de temps avec tout leur voyage et les choses horribles qu’ils ont vécues et on va encore les faire attendre pendant quatre mois sans rien leur apporter de plus sous prétexte que c’est un temps de passage. Et bien nous, on a fait tout le contraire, on a essayé de leur apporter quelque chose, qu’ils s’installent là ou ailleurs, ils auront besoin du français, de l’anglais... » (Monique)
Si les déclarations critiques structurent la narration en mettant l’accent sur la valeur accordée à ces relations, elles sont en contrepoids aux recommandations du discours institutionnel et officiel qui suggérait « de ne pas s’attacher avec les migrants ». En effet, le maire du village, par le biais d’un interview accordée à un journal local, recommandait aux bénévoles de : « (…) rester dans la mesure. Il faut penser avant tout à l’intérêt de ces jeunes, et surtout ne pas créer des liens trop forts, ni pour eux, ni pour les gens d’ici, car ils ne sont pas amenés à rester. On doit être vraiment dans le service et dans le désintéressement, sur tous les plans. Il faut savoir se protéger de ça car s’il y a un attachement, cela va être très compliqué. » [20]
Mettre en avant la proximité, l’empathie, l’infraction comme ce qui contredit l’indifférence et le désintéressement, vient à documenter des manières d’agir comme des « prises de position » pour faire face à des formes de dégradation, qui se (re)présentent, pour reprendre la belle formule d’Isaac Joseph [21], comme une tentative de « réchauffement d’un monde » pétrifié par des logiques gestionnaires, bureaucratiques et leurs rituels de domination.
Émotion quand tu nous lie… Travail émotionnel et recadrage du concernement
La consigne pour éviter de « créer des liens trop forts » comme mode de régulation de la relation pourrait à bien des égards se rapprocher d’un modèle marchand, des transactions courtoises et aimables entre acteurs, d’autant plus courtoises qu’elles signalent une forme de distance, voire d’indifférence des uns par rapport aux autres. On ne se doit rien, rien d’autre que le caractère furtif de la transaction, « si bien que ce dont se prive ce monde, écrit Samuel Bordreuil, c’est la force du lien dans la mesure où cette force suppose de laisser prise à l’autre au contraire en se déprenant de soi. » [22]
Dans la dernière partie de cet article, nous proposons d’interroger la place des émotions et des affects tels qu’ils ont été rapportés par les acteurs bénévoles. En effet, les discours de ces acteurs ne manquent pas de mettre l’accent sur les contacts sensibles et les sentiments éprouvés. L’une des bénévoles impliquée pour donner des cours de français décrit ses liens avec les « jeunes exilés » :
« Il y avait tout un groupe qui avait rencontré les jeunes, qui était porté par l’euphorie des contacts. On était contents de ces contacts très chaleureux parce qu’ils nous serraient la main, et pendant les cours, il m’est arrivé de prendre un par l’épaule, on s’est tapé dans la main comme des copains, on avait un contact comment dire, normal, d’humain à humain. (…) Tant que l’on est là, les jeunes font un peu de français, un peu d’anglais et surtout ces jeunes ont un peu d’amour, enfin c’est dans le lien relationnel que ça se joue. Il nous a semblé que c’était plus important de conserver ce lien jusqu’au bout, de ne pas les abandonner, même si l’équipe éducative voulait absolument couper ce lien. » (Brigitte).
Une autre bénévole qui organisait des entraînements de basket évoque son expérience en mettant l’accent sur le gradient de sensibilité :
« Mon lien avec les Soudanais c’était fort, j’étais attachée mais je n’avais pas beaucoup de recul quoi. Ce n’était pas pareil, j’aurais fait ma petite expérience, ça aurait été très enrichissant, mais ça n’aurait pas complètement changé ma vie. C’est parce que je suis tombée sur un groupe de personnes particulières qui sont vraiment devenues mes potes. Et du coup, c’est vraiment ça qui a été chamboulant. À chaque départ, j’étais dévastée. Je gardais des contacts avec eux, je les ai tout le temps au téléphone, même celui qui est parti au bout de trois semaines, on s’écrit régulièrement. C’est incroyable quand même, je me suis vraiment attachée à certains. C’est mes amis pour la vie quoi. Donc en fait, à la fin j’allais voir mes potes, je n’avais plus ce rôle de bénévole où je me disais bon je vais aider à faire telle ou telle chose. Ça c’était mon rôle avec certains quand même, mais pour d’autres c’était comme si j’allais voir mes potes du village. Vu leur histoire ça me tenait beaucoup plus à cœur de passer du temps avec eux qu’avec mes amis d’ici, mes amis normaux. Même quand j’étais avec mes amis de longue date, je pensais tout le temps à eux. Quand j’ai un pote érythréen qui est au château et qui m’appelle, ça ne me fait pas le même truc que lorsque c’est un pote d’ici qui m’appelle… » (Juliette).
Une dimension intéressante se dégage dans ces deux extraits puisqu’ils qualifient un lien qui ne se présente pas sous l’angle interpersonnel. Il est surtout usage du pronom personnel à la troisième personne du pluriel « eux », de qualificatif « les Soudanais » faisant état d’une catégorisation en termes de groupe ethnique. Que signifie donc de parler de « pote érythréen » pour reprendre le terme employé au lieu simplement de « mon pote » ? Ce mode de généralisation pourrait surprendre et se situer à l’opposé des discours précédemment analysés. Néanmoins, le propos ne sous-entend-il pas une manière de rendre présente une figuration de la dimension migratoire en tant qu’elle deviendrait attachante ?
Le raisonnement mobilisé pour qualifier l’espace de relation avec le « migrant » se déploie sur un registre comparatif par rapport aux « amis d’ici ». Ce mode de comparaison introduit un écart en termes de « plus-value sensible » qui met l’accent sur une différenciation par l’histoire migratoire supposée marquante, voire douloureuse. En fait, le surgissement ou l’effacement de la catégorisation ethnique et migratoire (tantôt « jeunes », tantôt « soudanais » ou « érythréens »), opère une manière d’accentuer ce que comporte l’expérience migratoire comme lot d’épreuves et de souffrance dont seuls sont dépositaires ces « jeunes exilés ». C’est sur ce registre que se loge la dimension émotionnelle qui, dans les deux extraits qui vont suivre, contribue à rendre hommage au souvenir d’un lien qui compte.
Le premier, en évoquant l’absence, accentue par le biais de la comparaison une asymétrie de condition qui dramatise le sort de ceux qui sont partis :
« J’ai soixante-un ans, je sais gérer ce genre de choses même si j’étais très touchée par certaines de ces confidences, ça ne m’a pas ennuyé psychologiquement. En revanche, maintenant qu’ils sont partis, qu’ils sont à la rue avec toutes les difficultés, je n’arrive plus à rester dans mon lit, c’est insupportable pour moi d’avoir un lit, d’être en sécurité dans une maison, d’avoir une bonne couette chaude. J’ai vraiment beaucoup de mal à dormir en ce moment, je fais des grosses insomnies. Maintenant ça me travaille beaucoup plus que lorsque j’étais dans l’action. Qu’est-ce que tu veux, on nous avait tellement dit de ne mettre aucun affect… Moi, j’ai mis beaucoup d’affects (rires). Si on m’avait dit ‘mais madame vous mettez beaucoup trop d’affects’, j’aurais dit ‘moi je mets zéro affect mais beaucoup d’empathie’ (rires) » (Michèle).
Quant au second extrait, le propos témoigne du moment de la séparation sous un angle particulièrement dramatique :
« Le lendemain matin, je me suis levée à 5h30, ce qui ne m’arrive pas souvent. J’avais une grosse boule au ventre, j’étais lourde d’émotions. J’ai pris ma voiture, je suis partie en pyjama et une paire de baskets au pied. Je prends aussi le chiot avec moi parce que M. l’adorait. Et là, j’arrive à l’arrêt de bus et ils n’étaient pas quatre mais cinq. Il faisait froid et nuit, ils avaient tous des capuches et des manteaux. Quand je suis arrivée, je n’ai pas distingué où était M. Quand ils m’ont vu arriver, il y en a un qui s’est levé, j’ai su direct que c’était M. Je me suis juste jetée dans ses bras, on n’a pas parlé, on s’est rien dit. On a fait un câlin qui a duré dix minutes. On a pleuré ensemble, c’était horrible ! Je ne sais pas si c’est sain, enfin si pour moi ça l’est mais je ne me rends pas compte de l’incidence que ça peut avoir pour eux. J’ai attendu le bus avec eux, j’ai serré aussi les autres dans mes bras. Le bus est arrivé, il était là, il me regardait par la vitre, c’était horrible … Hier, j’y suis passée, je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, quand je le fais à chaque fois je le regrette. Et quand je passe devant, à chaque fois, je me dis, « ne regarde pas », je revois trop cette scène. Je sais qu’il ne faut pas que je passe devant parce que ça me fait du mal, mais j’y passe quand même, et à chaque fois que j’y passe, je me dis « regarde pas alors » et à chaque fois, je regarde. Ça me fait un sacré pincement, c’est horrible. J’ai vraiment cette sensation que je peux toujours passer devant cet arrêt de bus, ce stade, ce château, ils ne reviendront pas quoi. » (Juliette).
Le mode de dramatisation en jeu dans ces deux extraits, permet de comprendre les manières dont les acteurs apparient des situations et des émotions faisant ainsi apparaître les conventions sociales et morales qui y sont associées. En suivant les réflexions de Patricia Paperman, il s’agit de prendre au sérieux les modes d’attribution des émotions à des situations permettant de comprendre comment l’on cherche à rendre partageable les traits d’une situation et de son évaluation morale [23]. Dans cette perspective, les acteurs remplacent la « retenue » et la « réserve », officiellement recommandées, par un régime d’attachement qui rend communicable les épreuves sensibles et affectives. Requalifiant par la proximité les formes de relation, ils accomplissent un travail émotionnel, pour reprendre la catégorie d’Arlie Hochschild qui pointe le décalage entre le cadrage institutionnel et ce que ressentent les personnes [24]. Les émotions exprimées par les acteurs bénévoles sont donc à considérer comme engagement en tant que formes de jugements moraux ordinaires, qui s’inscrivent en porte à faux et en dissonance avec le cadrage d’un lien distancié officiellement attendu. L’appariement entre situation et émotion dans les expériences racontées par ces acteurs comme des opérations pour promouvoir une autre manière de rendre et de se rendre sensible au devenir de ces êtres de passage.
En guise de conclusion
Nous aimerions commencer par partager un dernier extrait d’entretien avec l’un des jeunes exilés qui répondait à notre question concernant la manifestation organisée après les réponses données par les autorités britanniques. Il a évoqué de manière tout à fait déconcertante le lien qu’il faisait avec une autre expérience vécue :
« C’était comme quand on était au Sahara il y a deux ans. On a fait une manifestation mais c’était drôle, c’était au Sahara, il n’y avait rien ! On était là depuis plus d’une semaine pour attendre des gens et partir. Au Sahara il n’y a rien, pas beaucoup d’eau et c’est beaucoup une semaine. On a fait une manifestation mais c’était pour rien, il n’y avait personne, juste deux Soudanais qui regardaient… C’était pour dire qu’on peut pas rester ici c’est dangereux, il n’y a pas d’eau à boire, pas à manger. » [25]
L’expérience racontée surprend par son caractère dérisoire, sinon absurde car comprise en termes conventionnels : à quoi bon, se demandera-t-on, se rendre visible dans un espace dépourvu de spectateurs ? A quoi bon, en l’absence d’auditeurs, crier qu’on ne peut rester ? Pourtant, le souvenir de notre interlocuteur serait cocasse et susciterait simplement l’amusement s’il ne devenait pas en même temps une redoutable fabulation métonymique de ce que politiser une présence pourrait recouvrir. Un sourire amer inviterait désormais à comprendre l’association entre ces deux situations, à faire entendre que l’exposition de soi comporte une forme d’appel à un jugement et pour ce qui nous intéresse dans cet écrit, de savoir ce que recouvre accueillir dans des situations de circulation et de passage ? Comment accueillir, en effet, celui qui ne veut pas rester, qui n’exprime qu’un droit de mobilité, dimension si fréquente dans la figure du touriste, mais considérée comme subie, voire insupportable et problématique dans celle de l’exilé ?
L’ouverture de ce centre d’accueil, que nous avons cherché à documenter à travers les épreuves, les offenses et les justifications déployées, renseigne sur la vulnérabilité du cadre d’expérience synonyme d’une désorganisation sociale de l’intérieur lorsque l’altérité frappe à la porte. Les épreuves du lien thématisent l’expérience du concernement non seulement comme une propédeutique à l’engagement, mais surtout comme condition pour questionner l’ordre civil qui se joue dans un monde de passages. La mise en place des centres temporaires, situation qui ne cesse de se reproduire jusqu’au moment de la rédaction du présent article [26], témoigne d’une incapacité à prendre en compte les conséquences inattendues lorsque plusieurs dizaines de milliers de personnes se trouvent dans des situations d’errance et exclues des procédures. Comment inscrire dès lors l’expérience du discrédit au centre de l’attention politique ? Comment prendre en considération pour les exilés d’aujourd’hui la question du « sans-compte », de l’accès aux droits et de l’égalité ?
Cette interrogation nous rapproche de l’idée défendue par Samuel Bordreuil lorsqu’il définit la vertu de la sociologie goffmanienne comme celle qui se tient à côté du sociétal, sur ses bords, pour s’en tenir au plus près de situations qui, pour reprendre sa formulation incisive, « aussi ramassées soient-elles, n’en demeurent pas moins plus grandes que les sociétés susceptibles de les héberger » [27]. Retenons la sémantique « des situations plus grandes que les sociétés » pour avancer l’idée que l’enjeu consiste en l’élargissement de notre conception et de votre vision en prêtant attention au commun qui vient [28]. Loin de voir dans cet élargissement un geste moralisateur, il suppose d’explorer par l’expérimentation collective comment le fait d’accueillir conduit, comme l’écrit E.Hache, à la constitution de règles communes et d’un monde commun qui repose sur l’égalité entre les êtres [29]. Ce commun n’est pas donné a priori, il est ce à quoi on doit continuellement travailler.
L’expérience de la mise en place d’un centre d’accueil pour « mineurs exilés » montre à quel point des questions n’ont pas été formulées lorsqu’il a fallu composer avec ceux qui ne demandent qu’un droit de circulation et de passage. Le matériau empirique, les propos recueillis font sans cesse état de la distinction entre « eux » et « nous », sans laisser apparaître aucune possibilité pour pouvoir envisager un autre « commun ». Cette perspective maintient ainsi l’autre dans une position de dette et le prive de toute forme d’égalité qui lui permettrait de prendre part dans le traitement de ce que fait-faire-accueillir. En ce sens, il ne s’agit pas tellement d’une prise en compte du « malheureux migrant » qui renverrait à une politique de bienveillance et/ou intégrative, mais surtout de l’épreuve que représente le fait de chercher à composer avec l’autre, y compris dans un espace-temps limité, lui permettant de prendre part à ce que vivre en commun implique [30].
La manifestation au Sahara éclaire sur l’absence du public et métaphorise la situation où le centre d’accueil temporaire devient synonyme d’étroitesse et de retrait du politique. Elle relance sur ce qui interroge la valeur de savoir à qui l’on s’adresse et qui est concerné. Enfin, elle signale le débordement lorsque les « situations s’avèrent plus grandes » en obligeant par l’égalité à ouvrir l’enquête à l’ensemble de parts concernées, susceptible de fournir les connaissances qui rendent possible les jugements publics sur ce qui est et sur ce qu’il convient de faire avec la présence des personnes exilées, devenue depuis quelques années le nœud gordien de l’action publique et politique.