N°131

Le dossier : Les sentiers de la dignité

Du projet audiovisuel participatif

Engagements, images et éthique d’une recherche anthropologique avec des migrants

par Maureen BURNOT, Pascale-Marie MILAN

L’intensification des flux migratoires «  dans (leur) moment néolibéral le plus immédiatement contemporain  » [1], a largement été relayée par les médias en général et les médias télévisuels en particulier. L’actualité médiatique de ces dernières années a ainsi mis en évidence la question migratoire comme un événement sans précédent, faisant rupture ou du moins témoignant «  d’un basculement social, dans les pratiques non moins que dans les représentations  » [2]. En s’emparant du sujet, les médias ont participé de fait d’une mise en scène, souvent dramatique, d’une nouvelle figure de l’altérité, celle du «  migrant  ».
Devant ce constat, nous avons entrepris au sein de l’association Tillandsia [3] un projet participatif visant à interroger les parcours migratoires depuis le point de vue des acteurs même de la migration. Constitué autour d’une dizaine de participants et de diplômées en anthropologie (doctorat et Master) ainsi que d’un doctorant guinéen en droit [4], ce projet a consisté en l’apprentissage de techniques visuelles afin que ces acteurs soient au cœur même du dispositif de production de savoir et d’images sur la migration.
Cet article vise à interroger à la fois les conditions de production de ces savoirs à partir de cette recherche participative et la posture des chercheurs vis-à-vis des participants et de la question migratoire en général. Dans un premier temps, nous restituerons le contexte du projet, en précisant ses prémisses  : qui sont les participants et depuis quel espace public ce projet a-t-il pris forme ? Ensuite nous exposerons le dispositif mis en place et les liens qu’il augure entre image, migration et discours. Nous opérons ainsi un retour réflexif sur notre posture de chercheuses en précisant notre engagement méthodologique et épistémologique.

De bancs en bancs [5], un projet d’anthropologie visuelle participatif

Le projet audiovisuel participatif «  De bancs en bancs  » est la première expérimentation d’une forme de recherche-action qui s’appuie sur l’outil audiovisuel et l’anthropologie filmée, en alliant les méthodes d’enquête des sciences sociales à la formation des adultes en situation de minorité et de marginalité. Il a consisté en une série d’ateliers de formation à l’audiovisuel et à l’écriture cinématographique avec des hommes guinéens âgés de 15 à 50 ans qui ont migré vers la France au cours des dix dernières années. Nous avons organisé une dizaine de séances d’ateliers comprenant des apports théoriques sur le cinéma documentaire et ethnographique, des visionnages de films et des exercices pratiques puis des séances de travail sur l’écriture du film à proprement parler. Le projet a eu pour ambition de produire une mémoire de l’exil mais aussi d’agir sur les représentations, les attitudes, les imaginaires envers les migrants et promouvoir les projets participatifs dans la recherche en anthropologie. Les participants deviennent les passeurs des images et des discours qu’ils ont tenus dans le documentaire que nous avons réalisé ensemble. Un documentaire est en effet un matériau durable, qui permet de conserver une mémoire et qui peut se transmettre au cours de projections-débats.
La place Mazagran, particulièrement connue pour sa fréquentation par des populations migrantes ou issues de l’immigration, a été le point de départ du projet participatif. Située dans le quartier de la Guillotière, connu pour être une «  centralité immigrée  » [6] et un quartier à la commercialité ethnique développée [7], cette place constitue le lieu tangible d’une altérisation des populations migrantes qui s’accentue avec le processus de gentrification en cours dans le quartier. Les différentes populations issues de l’immigration qui fréquentent la place y compris les participants guinéens au projet sont perçus comme indésirables, illégitimes et perturbateurs de l’ordre normatif du quartier par une partie de la population qui fréquente la place ou habite à proximité. La hausse des prix des logements depuis quelques années conditionne en effet l’arrivée de nouvelles populations plus aisées dont l’installation dans le quartier s’accompagne d’un processus d’ordre culturel où les galeries d’art, les cafés «  écolos et tendances  » remplacent les épiceries, les grossistes, les bars populaires qui étaient fréquentés par les populations immigrées. De nouveaux bâtiments ont été construits tout autour de la place faisant venir de nouveaux propriétaires. Ces constructions ont été suivies d’une réfection complète de la place [8] qui peut se lire comme une manière de transformer l’usage des lieux et donc de la place accordée à ces populations migrantes. La place constitue un espace social particulièrement marqué par des frontières [9] entre les différentes populations en présence  : on y observe de nombreuses pratiques d’évitement et de stigmatisation. Très souvent d’ailleurs, le bruit de la musique écoutée par ces «  habitants à la journée  » (comme les désignent les pouvoirs publics) est perçu comme une nuisance sonore par les habitants du quartier. L’image d’usagers de drogues ou de boissons alcoolisées qui leur est accolée, alors que d’autres populations moins stigmatisées usent de substances similaires, est sans doute due aux rixes sporadiques qui étonnent les autres habitués de cette place.
La plupart des participants à ce projet sont originaires de Guinée-Conakry. Les profils sont variés même s’ils se ressemblent. Ils sont arrivés pour la plupart en France après 2015, en empruntant des routes particulièrement dangereuses (le Sahara, les prisons libyennes, la frontière marocaine). Certains sont ainsi «  sans-papiers  » ou en attente de régularisation, quelques-uns ont obtenus des titres de séjour de dix ans, alors que d’autres sont là depuis plusieurs années et ont bénéficié de visas étudiants ou dits de regroupement familial.

Ils se retrouvent sur cette place pour passer le temps, s’entraider et partager des expériences, de la nourriture et bien d’autres choses. Ils viennent «  se récréer, oublier les soucis  » comme nous l’a dit l’un d’entre eux. La «  place du potager  », comme ils la nomment, est pour les nouveaux arrivants un lieu ressource, un centre de rassemblement et de sociabilité. Entre eux, on peut entendre les langues sousou, malinké, peul, soninké, etc. ainsi que le français, langue officielle de la Guinée-Conakry.

Plus que des «  habitants à la journée  », ils sont eux aussi des habitants du quartier. Certains bénéficient de temps en temps de nuitées au 115 ou au foyer Notre-Dame des Sans-Abri, situés à proximité de la place. La précarité de leur situation les amène également parfois à dormir dans les structures des jeux pour enfants situés sur la place lorsque ces lieux d’hébergements sont saturés.

“Quand le poisson sort de l’eau...” [10]

Stigmatisés, marginalisés, les participants sont soumis de manière générale aux représentations misérabilistes portées par les médias, qui les réduisent à un statut de «  réfugié  », de «  migrant  », à partir d’une perspective surplombante, leur donnant ainsi rarement la parole. L’approche anthropologique et audiovisuelle menée de manière participative a proposé une fenêtre pour nuancer ces représentations et remettre en question les présupposés et les idées générales projetées sur les migrants. Les récits incarnés construits par les Guinéens «  Se distinguent des discours politiques produits à propos de la mobilité, de ses motivations et de ses conditions, en Afrique et hors de l’Afrique, en ceci qu’ils font valoir ce qu’occultent invariablement des institutions pressées de contrôler et trier les flux migratoires, politique qui a pour effet premier de contraindre une grande partie des migrants à l’invisibilité et au silence.  » [11]

Le projet que nous avons mené a donc visé à travailler avec des migrants et non pas sur le sujet de la migration. Le terme «  avec  » met ainsi en évidence une rencontre, qui donne la possibilité d’une dynamique de collaboration. L’idée sous-jacente à ce projet a été de montrer comment la mise en partage des dispositifs médiatiques fait évoluer le rapport à l’image et participe à l’évolution des savoirs sur la migration tout en constituant une forme de réappropriation des discours sur la migration par les premiers concernés.

Au début, nous avons réussi à recueillir des bribes de discours sur leurs trajectoires. Puis l’apprentissage des techniques d’enregistrement et de cadrage a été le début d’un partage des outils de la communication, donnant lieu à une libération de la parole. Nous avons alors pu saisir la spécificité du groupe culturel et social qu’ils forment et leurs parcours à partir de la notion de «  carrières migratoires  » [12], afin de saisir leur subjectivité relative à cette expérience, au sens qu’ils attribuent à ces parcours et à leur devenir tout en considérant les effets des institutions qui participent de leurs conditions de vie en France. Nous avons ainsi filmé, à partir d’une méthode d’observation participante, les pratiques de sociabilité sur la place, dans les lieux de vie (chez ceux qui ont un logement, dans les squats, au 115) et leurs rapports aux administrations (préfecture, tribunal administratif, centre de rétention) et aux associations qui viennent en aide aux migrants (Forum Réfugiés, Secours Catholique, etc.).

«  L’éducation à l’image  » et la réappropriation de l’image par l’apprentissage du dispositif filmique, est pour nous une condition de la recherche-action qui permet de se réapproprier les outils par lesquels les représentations sont aujourd’hui véhiculées. Un dispositif de recherche-action vise à combiner trois dimensions  : la participation, la production de connaissances et le changement. D’après Lewin [13], c’est la participation des personnes concernées au processus de recherche qui permet la modification de leurs pratiques. La méthode participative que nous avons choisie est liée à la volonté de créer un changement, de contribuer à une plus grande reconnaissance de ces personnes stigmatisées. Par cette expérience nous ne souhaitions pas uniquement produire des connaissances mais produire des effets concrets, à la fois individuels et collectifs  : améliorer l’estime de soi, mais aussi améliorer le sort et l’image de ces groupes auprès des habitants du quartier et de la société civile.

Travailler avec les migrants en utilisant les outils cinématographiques invite ainsi à revisiter la perspective anthropologique en donnant un moyen de parler de soi. Cette forme de médiation, facilement utilisable, permet aux personnes de construire un discours sur leurs parcours de manière à sortir d’un silence dans lequel ils s’enferment souvent. L’étape de la diffusion du film est une dimension fondamentale du projet pour les participants, puisqu’elle vise à créer des situations de communication avec les «  blancs ou les Français  » qu’ils ne connaissent quasiment que par le rapport de frontière vécu et qu’ils puissent faire entendre leurs voix dans les débats scientifiques ou publics autour de la migration. La première projection du film, qui s’est déroulée fin novembre 2018, a ainsi été l’occasion pour eux de mener le débat et de répondre aux questions du public. Cette situation les a ensuite menés à des interactions de face à face plus informelles avec le public leur donnant un sentiment de réussite et la possibilité de dialoguer à propos de leurs situations.

Les exilés, les immigrés sont rendus invisibles par différents effets structurels des politiques publiques. Ils sont confinés aux frontières de la ville, de la vie sociale  ; ils doivent se cacher pour vivre, mais ils sont aussi inaudibles. Au cours de ce projet nous avons tenté de leur rendre la parole en leur permettant de s’exprimer, via un film sur cette situation. La manière dont nous avons abordé les questions autour de la migration témoigne à la fois d’un contexte particulier de stigmatisation des participants et de leurs difficultés face aux institutions, mais aussi d’une posture épistémologique qui cherche à décoloniser les méthodologies et la construction des savoirs anthropologiques. Cette posture questionne la position du chercheur, pensée encore très récemment comme un mélange de distance et de participation, afin de garantir une objectivité scientifique. L’expérience que nous avons partagée ensemble a pris en considération nos relations d’amitiés et la co-temporalité de la situation. L’intersubjectivité a ainsi été au cœur de notre démarche et a permis de réintroduire avec force non pas l’autorité ethnographique, mais la place de l’ethnographe en relation à ses interlocuteurs comme une praxis essentielle à la démarche anthropologique [14].
Par ailleurs, nous considérons qu’il est de notre responsabilité de chercheur et de citoyen de contribuer à ce que les migrants puissent s’exprimer et que leur parole soit entendue en dehors du cirque médiatique dominant qui façonne les imaginaires de la peur et du rejet à leur égard. Comme le souligne Irène Dos Santos [15] : «  Le domaine de recherche de la migration étant plus que jamais marqué par les interférences avec le champ politique, un tel engagement n’apparaît guère problématique lorsqu’il s’agit de s’opposer, dans un contexte français et européen, à la montée des extrêmes droites, à l’instrumentalisation politique de la «  crise migratoire  » et de dénoncer l’attitude honteuse de nos sociétés face à l’afflux de migrants – «  l’accord sordide de l’Union européenne et Ankara  ».
Le choix que nous avons fait de travailler avec l’image et dans une démarche participative relève clairement d’un ethos et d’une conduite militante à l’égard du monde et des enjeux de la société à laquelle nous appartenons. La présence de ces migrants contestée par certains, que ce soit en France ou sur la place, a conditionné l’ambition de notre projet  : agir sur les représentations pour les changer à partir d’un engagement politique. Si l’actualité particulièrement préoccupante du sort réservé aux migrants dans notre pays influence notre posture, celle-ci nous semble devoir s’appliquer à tous les objets qui intéressent l’anthropologue.

Agir sur les images pour changer nos perceptions du monde social

Nous n’envisageons pas de faire de l’anthropologie sans, en même temps, nous impliquer politiquement et concrètement dans les situations sociales que nous ethnographions. Nous ne souhaitons pas seulement analyser des contextes d’injustice sociale, il nous semble de notre devoir d’essayer à notre échelle de les infléchir, et de produire des transformations de ces réalités. L’outil audiovisuel est en ce sens un allié précieux  : le cinéma n’est pas là pour apporter des réponses sur le monde social mais pour provoquer des confrontations, des réflexions, de la curiosité, des débats. Les diffusions du film seront ainsi entreprises dans les milieux scientifiques comme publics, mais toujours en présence des premiers concernés ayant participé au projet, car le cinéma permet de faire se rencontrer des mondes, de fusionner des imaginaires. L’image a le pouvoir de susciter des émotions et permet de faire percevoir derrière le mot-valise, anonymisant et impersonnel de «  migrants  », des réalités humaines individuelles, sensibles. Comme le dit François Laplantine, le cinéma «  est susceptible de revivifier notre rapport à la réalité, de créer de la pensée  » [16]. C’est bien dans cet objectif que nous avons élaboré cette recherche filmée.

[1Fariba Adelkhah et Jean-François Bayart, 2007, Voyages du développement  : Émigration, commerce, exil, Paris, Karthala, p. 5.

[2Alban Bensa et Eric Fassin, 2002, «  Les sciences sociales face à l’événement  », Terrain, n° 38, pp. 5-20.

[3Tillandsia est une association lyonnaise qui réunit des professionnels et des amateurs du cinéma, de l’audiovisuel et de l’anthropologie. Créée en 2011, Tillandsia se fixe pour but d’articuler pratiques de cinéma, travaux de recherche et transmission de savoirs. https://tillandsia-video.com

[4Le projet a été piloté par Marie Ayasse, Ella Bordai, Maureen Burnot, Clémence Guillin, Pascale-Marie Milan et Moussa N’Diaye.

[5Nom que nous avions donné (les chercheurs) au départ au projet. Il témoigne de la mise en place du projet et de la manière dont les participants occupent la place.

[6Sur la question de la «  centralitée immigrée  »  : Jean-Claude Toubon, K., Messamah, Centralité immigrée, le quartier de la Goutte d’Or à Paris, Paris L’Harmattan-CIEMI, 1991  ; Michèle Guillon, IsabelleTaboada-Leonetti, Le triangle de Choisy, un quartier chinois à Paris, L’Harmattan-CIEMI, 1986. Sur le quartier de la Guillotière à Lyon, voire Alain Battegay, «  les recompositions d’une centralité commerçante immigrée, espaces et monde. Le cas de la place du Pont à Lyon  », Revue européenne des migrations internationales, 2003, vol.19, pp.9-22.

[7Michel Rautenberg, «  Formes et pratiques du commerce ethnique autour de la place du Pont à Lyon  », Le monde alpin et Rhodanien, pp. 109-112, 1989  ; Abdelkader Belbahri, «  Réseaux sociaux, centralités urbaines et stratégies d’implantation commerciale, La place du Pont à Lyon  », Rapport pour le plan urbain, 1988.

[8Réfection à laquelle des habitants historiques du quartier s’opposaient notamment parce que le projet visait à transformer radicalement le lieu où se situe l’emblématique “potager” de l’îlot d’Amaranthe.

[9Alain Battegay, «  Les frontières de la place du Pont, «  centralité immigrée  » de l’agglomération lyonnaise et lieu de ressource de ritualités minoritaires », dans, Battegay A., Barou J., Gegerly A. La ville ses cultures, ses frontières, Paris, L’Harmattan, 2004, pp. 167-165.

[10«  ... c’est qu’en bas, il fait chaud  »  : proverbe guinéen expliquant à la fois l’implication des participants au projet puisqu’il s’agit du titre qu’ils ont choisi au film  ; et les motivations des participants pour leur exil. Il rend ainsi compte du rapport participatif au projet.

[11Cécile Canut et Alioune Sow, «  Les voix de la migration. Discours, récits et productions artistiques  », Cahiers d’études africaines, n°213-214, 2014, p.9.

[12Marco Martiniello et Andrea Rea, «  Des flux migratoires aux carrières migratoires  », Sociologies, Dossiers, Migrations, pluralisation, ethnicisation des sociétés contemporaines, 2011, consulté sur internet. URL  : http://journals.openedition.org/sociologies/3694

[13Kurt Lewin, «  Action Research and Minority Problems  ». Journal of Social Issues, vol. 2 , 1946, p. 34-36.

[14Johannes Fabian, « Le temps et les autres. Comment l’anthropologie construit son objet. » Toulouse, Anacharsis, [1983] 2006.

[15Irène Dos Santos, «  Postures du chercheur dans les processus mémoriels et patrimoniaux des migrations. Réflexivité revisitée  », Communications, 2017/1 (n° 100), p. 57-71.

[16François Laplantine, Leçon de cinéma pour notre époque. Politique du sensible. Téraèdre / revue Murmure, 2007.