Une présence mise « hors du commun »
Les « roms » provoquent une forme de curiosité et de stupeur. Ils participent d’un imaginaire commun fait d’amalgames, d’a priori et d’ignorance. On se demande si leur présence dans les bidonvilles est le fait de leur « culture » et si leur installation présente est dans la continuité de leur passé. L’histoire des roms est aussi peu connue qu’elle peut être évocatrice de la curiosité et de l’angoisse que le passage et la présence des roms ont de tout temps provoquées. Questionner exclusivement les roms en bidonvilles aujourd’hui, c’est écarter cette histoire et cette présence hors du commun, littéralement, et renvoyer les bidonvilles à une démarche spécifique.
Par l’effet de cette insistante interrogation, les bidonvilles deviennent ainsi l’expression singulière d’une population en particulier, dans toute son étrangeté. Les bidonvilles deviennent un problème spécifique autant que la population qui s’y abrite. Ils sont le fruit d’une démarche propre à cette population qui, par ailleurs, est déjà marquée d’une image toute singulière, et en particulier une image de « nomade ». Si bien qu’au moment de caractériser cette « migration » des roms, cette mobilité interpelle doublement. D’abord parce qu’elle est une migration « de l’intérieur », depuis le territoire européen. Si les migrations ont généralement une image d’ailleurs lointain, la mobilité des roms, en particulier roumains et bulgares, semble perdre de ses « caractéristiques » habituelles. Les roms sont moins étrangers (lointains) qu’étranges (différents). Ensuite justement parce que cette mobilité semble directement liée aux caractéristiques qu’on veut bien prêter aux roms, celle d’une mobilité « en soi », « culturelle », décontextualisée. Il n’existe aucune autre raison à leur mobilité que leur propre volonté ou leur habitude irrépressible, incorrigible.
Un troisième facteur vient encore troubler le constat : on parle à un moment donné de « migrations pendulaires » [5] pour caractériser la mobilité des roms, traversant un territoire désormais sans « frontières », du moins ces frontières ne représentent plus nécessairement des obstacles infranchissables (murs, mers, déserts, interdictions réglementaires) mais font plutôt office de point de contrôle, qui est la caractéristique première de ce nouveau mode de limites moins territoriales qu’administratives. La proximité et la « porosité » de ces limites permettent les « allers-retours », autant que ces allées et venues semblent être la clef de cette migration : utilitaire, « économique », intéressée, cupide ! Les allers-retours semblent faire montre d’un manque de sérieux, défont les « bonnes raisons » de la migration (guerres, famines, persécutions) et mettent le doute sur la rationalité de la démarche en continuant ainsi à l’arracher à tout contexte explicatif. Le statut de « ressortissant européen », gagné par les Roumains et les Bulgares en 2007, déclenche d’ailleurs une série de questions sur la « volonté d’intégration » de ces nouveaux ressortissants, car le rapprochement des territoires et la « liberté de circulation » imposent plus encore de s’expliquer sur les raisons de sa présence – nécessaire « activité » ou « ressources suffisantes » – pour ne pas devenir une « charge déraisonnable » (termes de l’article de loi), motif unique et exclusif pour lequel on « éloigne » de France les roms européens en bidonvilles.
Des réponses au problème des bidonvilles vont être, elles aussi, exclusives à cette population, à l’instar des « villages d’insertion » [6] ou les différents dispositifs publics d’intégration pour les habitants de bidonvilles, parfois même basés sur des mesures dérogatoires au droit commun [7], pour contourner (mais non pas annuler) les limitations administratives pour l’accès à l’aide sociale et aux ressources qui conditionnent ensuite l’accès au logement notamment. Les mesures prises par les pouvoirs publics sur le problème spécifique des bidonvilles de roms sont tâtonnantes autant qu’elles s’élaborent par expérimentations successives qui ne donnent pas nécessairement les résultats escomptés. Au plus fort de l’agitation médiatique et politique, entre 2009 et 2012, cette situation n’a pas encore un mode sûr pour sa résolution. La réponse des pouvoirs publics se traduit pour l’essentiel en termes stricts de gestion de l’ordre public et l’évacuation massive des sites d’occupation [8], souvent à renfort de mesures d’éloignement [9], puis l’intervention des services de l’OFII (Office français de l’immigration et de l’intégration) dont la politique des retours volontaires sera un échec [10].
Dans le même temps, ici et là, sur quelques territoires innovants, se développent des solutions alternatives et expérimentales de mise à l’abri, de dispositifs d’insertion locaux ou de coopération décentralisée avec le pays d’origine. Mais hormis les démarches expérimentales locales sur des territoires volontaires, la situation des roms en bidonville n’est pas vue comme une situation sociale critique qu’il s’agit de résoudre. Le phénomène des bidonvilles est tenu isolé d’autres formes d’habitat précaire [11]. La situation n’est pas non plus considérée comme un problème ordinaire, touchant par ailleurs d’autres publics et pouvant par exemple alimenter la réflexion sur les réponses à donner ou encore faire évoluer l’offre et les capacités des dispositifs d’aide [12]. A l’inverse, les dispositifs de droit commun ne sont pas vraiment sollicités (Services sociaux municipaux ou départementaux, missions locales, etc.) ou bien sont rapidement saturés (comme les services du 115 ou les Services intégrés d’accueil et d’orientation - SIAO). Les moyens ne sont pas non plus donnés pour la connaissance des besoins des personnes [13].
Postures et tensions d’engagement des acteurs
Les acteurs sur ce terrain sont par ailleurs nombreux, en particulier les collectifs de soutien (associatifs ou non), voisins [14] ou parents d’élèves, les associations militantes ou professionnelles, caritatives, humanitaires, d’aide social, dans des domaines assez divers, santé, accès au logement, soutien juridique, scolarisation. Cet ensemble, de manière plus ou moins coordonnée, intervient auprès des occupants des bidonvilles, dans des registres d’action qui vont de l’indignation citoyenne face aux conditions de vie à l’analyse jurisprudentielle experte des décisions des tribunaux ou du droit des étrangers. Les modalités d’intervention sont également diverses : certaines associations pallient l’absence des pouvoirs publics, d’autres associations deviennent, elles, opératrices de la commande publique pour des interventions ciblées. L’enjeu, progressivement, pour ces différents acteurs issus de la société civile, sera de mettre en cohérence les discours sur la situation des roms en bidonvilles et de s’accorder sur une posture commune, coordonner les interventions sur le terrain et les interpellations auprès des pouvoirs publics.
Cette construction de posture va justement suivre un chemin inverse du positionnement de l’action publique et d’une partie de « l’opinion publique », en buttant toutefois, au cours de sa progressive harmonisation, au croisement d’une posture « spécialiste » ou, au contraire, « généraliste ». Les « spécialistes » s’attachent à la situation des roms et poursuivent la distinction, en dénonçant les discriminations, défendant les roms comme minorité en danger, luttant contre toutes les formes de haine, de ségrégation et de rejet. Les « généralistes » vont développer une posture plus « transversale » et s’attacher à défaire le cloisonnement dans lequel se trouve le sujet des roms en bidonvilles. De cette manière, il va s’agir de déconstruire la spécificité par laquelle est vue la situation des bidonvilles et de construire des correspondances entre cette situation et d’autres situations de précarité et de pauvreté. Cette posture « technicienne » s’appuie sur le droit commun, dénonce les manquements au droit, favorise l’accès à ce droit pour toutes personnes qui en sont éloignées, et enfin propose des évolutions de ce droit qui puissent bénéficier à un ensemble de personnes, tant que le domaine du droit qui les concerne traverse leur situation et celle de tant d’autres. C’est cette recherche de transversalité qui caractérise également les travaux de nombreux chercheurs qui ont par ailleurs, de manière souvent mêlé, participé à cette harmonisation qui est aussi une vaste entreprise de clarification et de discernement.
Les questions qui traversent la situation des bidonvilles de roms font également l’objet d’un certain nombre de travaux qui subissent eux-mêmes la même dispersion initiale des objets de recherche sans toutefois représenter une divergence dans les postures, qui a été progressivement exploitée et clarifiée. Qu’il s’agisse des roms comme population singulière, de bidonvilles comme problématique urbaine, des politiques publiques comme constructions institutionnelles, etc., les travaux issus de la recherche vont tenter « d’objectiver » cette situation, c’est-à-dire de se défaire de la singularité d’un sujet pour définir un objet qui va pouvoir être mis en perspective avec différentes autres situations décrites avec le même objet.
Ainsi, d’un côté les associations et collectifs vont consolider et professionnaliser leur action, en se structurant notamment autour d’un collectif national [15], sans que cette démarche soit d’ailleurs tout-à-fait étrangère, dans un antagonisme constructif, à la structuration là aussi de l’action des pouvoirs publiques qui, dans le même temps, vont s’organiser autour d’une délégation interministérielle [16] et deux circulaires gouvernementales. Ce collectif, en s’appuyant sur ses membres qui interviennent chacun sur leur territoire, sur différents terrains et dans des contextes parfois forts différents, produit de la connaissance qui accompagne, guide et soutient l’action sur le terrain : guides juridiques, capitalisation des pratiques, évaluation de l’impact de différentes solutions, etc. Cette production va participer à défaire les biais qu’introduisaient « l’effet de surprise » à la réapparition des bidonvilles à la fin des années 90 et la découverte curieuse et étonnée des occupants roms. La recherche, en s’articulant à ce mouvement, emprunte la même démarche : défaire l’amalgame, remettre en perspective historique, changer d’échelle (européenne, mondiale) ou encore montrer comment l’action publique produit le problème qu’elle est censée résorber [17].
La structuration des réseaux de la société civile ou la convergence des résultats de la recherche permettent de défaire l’imbroglio qui caractérise la situation des bidonvilles de roms, entre d’une part une question sociale disputée, sans réponse publique précise, dans un déni historique et systémique, et d’autre part une question spécifique à une « population » en particulier, les « roms », minorité en danger, peuple discriminé, tout à la fois objet de curiosité folklorique et énigme historique. L’écart d’identité des occupants des bidonvilles a créé un défaut d’identification pour le phénomène qu’ils subissent et produit de l’indiscernable. D’où l’importance d’un mouvement inverse de déconstruction des manières de dire les migrations pour défaire l’exclusivité liée à l’étrangeté des personnes et leur migration et reconstituer les communs.