N°129

Notes de lectures

De rêves et de papiers - 547 jours avec les mineurs isolés étrangers

de Rozenn LE BERRE

par Bruno GUICHARD

ed. La découverte 2017

Durant un an et demi, Rozenn Le Berre a travaillé comme éducatrice dans un service d’accueil pour les jeunes mineurs isolés arrivant en France. De cette expérience, elle a tiré un récit qui mêle témoignage et commentaires entrecoupés par l’histoire de Souley qui nous transporte dans la vie d’un jeune homme qui décide de quitter son pays pour rejoindre la France. Souley est fait de tous les migrants qui arrivent en France aujourd’hui ; il nous dit l’épopée contemporaine de celles et ceux qui parfois partent pour faire plus de 10 000 km sans savoir comment ils vont les faire (à pied, en voiture, en camion, en barque...). Souley qui explique, comme dans un manuel de survie, qu’au contact des passeurs il faut respecter deux règles : « ne pas regarder dans les yeux et obéir... ». Rozenn Le Berre, dans une interview, développe la nécessité devant laquelle elle s’est trouvée de créer ce personnage : « il manquait un squelette, une articulation entre toutes ces histoires. J’ai donc construit ce personnage de Souley ».

C’est un livre rare et précieux qui raconte les difficultés des chemins migratoires. Ces chemins sont une espérance, seule cette dernière explique l’acceptation pour supporter et « faire avec » les souffrances et les violences subies par les migrants. Son récit brise le huis-clos et l’omerta de l’administration française. Il dit également la détresse par le manque de moyens, l’impossibilité de faire correctement son travail pour toutes celles et tous ceux en charge de l’accueil de ceux, mineurs ou pas, qui arrivent en France après des traversées folles et difficiles où la mort, la violence des passeurs, la violence des contrôles policiers furent leur lot quotidien. Il y a aussi la violence de la loi française qui n’est pas toujours respectée et même parfois bafouée.
Nous sommes ici au pays de Kafka, en effet la Loi prévoit que les jeunes soient hébergés pendant la période de cinq jours d’évaluation de leur dossier. Ce n’est pas toujours le cas, pas toujours possible, et des citoyens principalement décident de prendre le relais. Dans ce cas, les citoyens aussi sont dans l’illégalité car il est illégal d’accueillir un mineur chez soi sans le déclarer. Mais c’est aussi illégal de le laisser à la rue !

Rozenn Le Berre a écrit un carnet presque au jour le jour. Elle nous fait découvrir ses enthousiasmes, sa lassitude, ses énervements, la beauté présente dans la relation avec ces jeunes qui veulent vivre normalement. Elle nous fait partager ses découvertes comme par exemple qu’être analphabète rajoute une immense difficulté dans la course à l’Europe, ou qu’il y a trois façons de frapper à la porte de son bureau. La première, des coups forts et répétés, elle sait que c’est la police qui vient avec un migrant qui se déclare mineur, ensuite des petits coups secs et fermes, alors, derrière la porte, il y a un collègue et enfin des coups discrets à peine audible, elle sait qu’elle va retrouver un jeune qui s’excuse presque de la déranger. Rozenn Le Berre nous fait prendre conscience que certains, lentement, redeviennent des enfants, quittent la survie pour espérer vivre de nouveau sans la peur si présente en eux depuis plusieurs mois.
Cinq cent quarante sept jours à accueillir des mineurs isolés, les faire rentrer dans les cases de l’administration avec ces premières questions qui peuvent immédiatement changer leur destin : est-il, est-elle, vraiment mineur celui qui répond à mes questions ? Me dit-il la vérité ? Et il va falloir le justifier pour l’administration. L’enjeu pour l’enfant est d’obtenir le statut de mineur isolé, garantissant hébergement, scolarité, tranquillité jusqu’à la majorité. Un enfant vulnérable et dans la précarité doit prouver qu’il est mineur et sans parent en France ! Car à 18 ans et un jour il est un adulte expulsable. Sévère constat pour Rozenn Le Berre : « on a entre les mains une partie de leur destin. Ce destin qui bascule s’ils ont plus de dix huit ans. Pourtant rien ne permet d’établir de manière fiable l’âge d’une personne ».

Rozenn Le Berre se fait l’écho de ces vies bouleversées. Elle se fait aussi l’écho de ses propres tourments et dilemmes. Dans une interview aux Inrocks, elle nous explique : « On parle beaucoup des migrants et des parcours migratoires, mais beaucoup moins de ce qui se passe une fois qu’ils sont arrivés en France… Un an et demi de matière entre les mains m’ont donné envie de m’en servir pour proposer une autre forme de discours. Je souhaitais simplement ouvrir la porte du huis-clos administratif en témoignant de ce que j’avais vécu à ce moment précis, dans cette administration précise. » (L’aide à l’enfance)

Rozenne Le Berre a quitté ce travail et dédié son livre à tous les travailleurs sociaux en leur demandant surtout « ne lâchez rien » !

Bruno GUICHARD

La compagnie de théâtre 13R3P crée une pièce de théâtre autour du livre de Rozenn Le Berre.