
Marie Mathias, avant de nous arrêter sur votre travail, pouvez-vous nous dire deux mots sur votre parcours de sculptrice ?
Marie Mathias : Pour résumer, je dirais que je n’ai pas vraiment fréquenté d’écoles. Mais, dans les années 65, il y avait des ateliers libres aux Beaux-Arts, à l’École du Louvre et j’en ai bénéficié, ainsi que du soutien d’une professeure : Colette Lamarque. Par la suite, j’ai construit mon chemin librement, en travaillant beaucoup. J’ai aussi donné des cours, notamment aux enfants, ce qui est très enrichissant.
La passion pour la sculpture, ça vous vient d’où ?
M M : J’ai commencé toute petite à travailler la terre du jardin de mes parents. J’étais dans le Nord à l’époque, à Lille. Il y a beaucoup de terre glaise là-bas. J’ai modelé cette glaise. Pourquoi ? Mystère. Peut-être pour exprimer ce que je ne parvenais pas à dire. Une chose est sûre, j’ai toujours eu une préférence pour le travail de la terre. J’ai fait beaucoup de peinture pendant quinze ans, mais le travail de la terre est pour moi primordial : j’essaie de dire mon rapport à cette matière dans un texte intitulé « L’Acte créateur » (il est sur mon site). Cela dit, je reviens actuellement au dessin et à la couleur. J’aime beaucoup la couleur. Je travaille depuis l’hiver dernier sur une série de dessins qui a pour thème les migrants. Car c’est vraiment l’humain qui me touche et me parle. Et, en ce moment, cet humain crie, dans les drames des déplacements de populations.
Vous ne travaillez pas que la terre. Vous travaillez aussi le bronze et d’autres matériaux.
M M : Oui. Je réalise des sculptures en petits, moyens ou grands formats, qui font parfois trois mètres. Elles peuvent être en polystyrène très dense, recouvert de différentes couches de résine pour la solidité. Ou en bronze effectivement, ainsi qu’en plâtre polyester. Mais j’ai une prédilection pour la terre. C’est un matériau magique en ce sens que, comme le bois, la terre « travaille », et avant tout il y a cette proximité naturelle et comme d’origine avec cette minéralité que j’appréhende comme « vivante ».
Vous avez écrit quelque part que la sculpture est un hymne à la vie. Vous avez également sculpté toute une scène intitulée « Humanité ».
M M : Oui, c’est un ensemble de vingt-cinq bustes, tous différents, que je présente à même le sol. Ces portraits figurent les diverses émotions humaines. Émotions qui expriment notre humanité. Un humain sans émotion, si cela est possible – et certains endoctrinements montrent que ce n’est pas totalement impossible – est un être dangereux à mon avis. Il devient incapable de compassion pour ses semblables qu’il ne reconnaît plus, apparemment, comme tels d’ailleurs. Il ne faut pas mépriser les émotions, même si, bien sûr, il faut les raisonner.
J’ai également des sculptures plus symboliques (« Métamorphoses », « Harmonie », « Fraternité ») et d’autres qui représentent la vie quotidienne (« Les Ramasseurs de pommes de terre ») ou bien qui illustrent une idée politique en lien avec les questions d’humanité (« Mur des réfugiés »), par exemple. Car tout mon travail dépend de ce qu’il se passe dans notre monde, de ce que je ressens et de comment je peux le représenter.

Ce lien justement avec le politique…
M M : Eh bien, c’est cette question d’humanité : que signifie, pour chacun d’entre nous, être un humain, se comporter de manière digne de notre humanité ? C’est une tâche de chaque jour. J’ai travaillé, par exemple, sur une grande scène de huit personnages qui évoque la guerre - qui est en contradiction totale avec ce devoir d’humanité - elle s’intitule « Silence ». J’ai aussi traité de ce que l’on appelle Le Printemps arabe par l’œuvre intitulée « L’Oppression ». Je pense aussi à la sculpture « Le Passeur » que j’ai offerte à un ami militant, Jean-Jacques Kirkyacharian, auquel je rends hommage sur mon site. Et, en ce moment, ce sont les personnes humaines que l’on qualifie de « SDF », les déracinés, les migrants, qui retiennent mon attention. Je travaille actuellement, outre mes dessins, un ensemble de personnages « Les Déracinés ». Ce sont des sculptures en polystyrène et résine d’assez grand format. Tous ces points concernent notre responsabilité.
Et cette sensibilité justement, elle vient d’où ?
M M : C’est peut-être le fait que j’ai la chance d’être privilégiée. J’ai un toit avec tout le nécessaire, je fais le métier que j’aime, etc. C’est peut-être aussi parce que je suis née après la guerre... Donc, à travers mes sculptures, ce que j’exprime ce sont mes interrogations sur le monde, sur l’humain. Une manière d’aller plus loin que mon petit univers personnel. Essayer en tout cas. Bien sûr, ça part de moi. A travers ce que je fais, je m’interroge sur le sens de ce qui arrive dans ce monde. Comment pouvons-nous supporter un tel monde – certes magnifique en certains domaines – mais désastreux en d’autres ?
Il y a des éléments qui reviennent dans vos sculptures et vos dessins, ce sont les visages, les mains, les silhouettes parfois filiformes. C’est un style qui prend l’humain à la fois concrètement et au niveau de ce qui l’exprime le mieux. L’humain, c’est le visage de l’autre, la couleur de ses mains…
M M : C’est la diversité. Et elle est belle, elle exprime les variations de la nature, de la matière, de l’être. Il n’y a aucune uniformité dans l’unité humaine. On confond souvent malheureusement différent et inégal, égal et identique, ce n’est pourtant pas pareil. Nous sommes tous égaux et différents, c’est cela qui est fascinant, mais différent ne veut pas dire inégal. Les humains devraient s’entraider grâce à leurs différences au lieu de se perdre dans de prétendues inégalités. Je trouve qu’il y a quelque chose d’extraordinaire dans cette variation sur un même thème : notre humanité commune. C’est cette magie que j’essaye d’exprimer dans mon travail. Matérialiser dans la terre, le dessin, la couleur l’idée que nous sommes cette diversité et que nous devons la vivre avec bonheur, même si c’est difficile, surtout si c’est difficile. Et c’est là que le politique et l’éthique se conjuguent. Le visage et les mains sont nos signes d’humanité, nos lieux d’accueil.
Vous avez d’ailleurs une belle sculpture qui s’appelle « L’Accueillance », et d’autres qui expriment cette idée de l’accueil et notamment par rapport à des catégories de personnes qui sont en manque d’accueil d’une certaine façon dans ce monde.
M M : Oui. Notre première réaction face à l’autre, surtout s’il paraît très différent de nous (malade, atteint d’un handicap, malpropre car errant, pauvre, etc.), est souvent de l’ordre de la peur, du refus. Ne pas voir, ne pas être en contact. Et la haine, tant à la mode actuellement, s’installe très vite. Avec le sentiment d’être supérieur à l’autre, et de pouvoir le dominer. C’est pour cela que « L’Accueillance » est une sculpture qui a six bras ouverts et six mains offertes. C’est l’idée d’une générosité dans l’accueil. Et aussi trois faces. Quand nous accueillons les autres, nous nous accueillons nous-mêmes : il y a celui qui accueille, celui qui est accueilli et l’accueil de ce qu’ils symbolisent : notre humanité.
Et le nom : « L’Accueillance », vous l’avez trouvé comment ?
M M : Il s’est imposé à moi comme une évidence : il ne s’agit pas de tolérer mais d’accueillir. Comme quoi, travailler la matière, c’est sans doute aussi travailler les mots… On pourrait dire que c’est un mot sculpté ! D’autre part, je cherche toujours des titres sobres qui permettent à la personne qui regarde d’aller au-delà de l’œuvre, vers sa propre interprétation. J’essaye de créer en quelque sorte des univers qui invitent à la méditation, et pas seulement de beaux objets.
Et, à travers ces univers que vous créez autour de l’idée de l’humain, quel est votre regard à vous sur le monde actuel, c’est un monde qui se déshumanise ?
M M : C’est un monde en souffrance que je vois, comme à l’abandon. Une souffrance monumentale. Mais je n’emploierais pas le mot « déshumanisé » car malheureusement la mauvaiseté est en nous. Et il nous faut la reconnaître pour la combattre. Il y a d’énormes déséquilibres entre les différentes parties de notre monde, ici et ailleurs. Elles sont de plus en plus en contact, avec une violence croissante, présente partout. Et cette violence me choque.
Mais vous la traitez également en appui sur la mémoire. Vous avez fait tout un travail cette année avec la Maison d’Izieu.
M M : C’est en fait un travail qui a débuté avec la professeure de philosophie, Dominique Perroud, élève de Jean-Jacques Kirkyacharian, notre ami commun, et ses élèves de la Terminale L du Lycée Pablo Neruda à Saint-Martin-d’Hères, depuis de nombreuses années. Nous formons un tandem philo’art en quelque sorte. Elle travaille le programme de philosophie par détours en traitant, selon les années, les questions du racisme, de l’antisémitisme, de l’exclusion, de la paix, de la laïcité, de l’altérité, etc. et nous avons collaboré avec la Maison d’Izieu plusieurs années, ou encore avec le Musée de l’Ancien Évêché. L’an dernier, les élèves ont réalisé une fresque qui est exposée à la Maison d’Izieu et dans leur établissement. D’autres ont élaboré un livret, Silences, avec des textes portant sur la notion de crime contre l’humanité. Des élèves ont créé leurs dessins dans mon atelier, pour le Musée de l’Ancien Évêché ou la Maison d’Izieu. C’était une expérience très intéressante car ce n’est pas courant de travailler avec les élèves de cette manière. C’est une façon pluridisciplinaire (car des professeurs de langues, d’histoire, de sciences s’associent à nous) de faire accéder des jeunes à des questions sur lesquelles ils sont souvent mal informés, confus. Il y a vraiment un énorme travail à faire. Nous préparons un nouveau projet intitulé Nos préjugés à l’épreuve de l’altérité découverte de cultures dites aborigènes d’Australie…
La question de l’intergénérationnel est très présente dans votre œuvre également. Le visage et le regard de l’enfant, son innocence face à la vie, sa dépendance à l’égard de l’adulte…
M M : Oui, c’est important, nous sommes tous des héritiers et nous avons tous à transmettre à notre tour, pour le meilleur, car l’état de l’humanité en dépend. La pièce « Mains libres » met en scène des enfants présentant leurs mains innocentes. Nous savons tous que les enfants peuvent pâtir des erreurs ou des fautes des adultes. C’est pour cette raison que j’ai travaillé la sculpture « Le Joueur de flûte ». Elle évoque le joueur de flûte de Hamelin. Ce flûtiste emmène des enfants à la mort parce que des adultes n’ont pas tenu leur parole. On ne se rend pas assez compte de la fragilité de l’enfant et de l’impact des paroles et des actes des adultes sur lui.
A ce sujet, il se trouve que votre atelier est attenant à une association qui accueille justement ceux qu’on appelle les « mineurs non accompagnés », ce ne sont pas des enfants mais pas non plus encore des adultes. Mais des jeunes qui vivent des conditions puis des parcours extrêmement durs. Et, au-delà, cela nous dit quelque chose de la transformation de notre monde et de la façon dont nous léguons ce monde aux générations arrivantes.
M M : Oui. Le monde vit un grand malaise. Je les vois effectivement arriver tous les jours et je devine un peu ce qu’ils ont traversé. Je discute avec certains d’entre eux. C’est terrible. Et en plus il faut qu’ils réagissent vite, qu’ils s’insèrent rapidement dans notre société. Et c’est bien difficile de les aider. Mais ils réclament leur part de vie dans ce monde. Et c’est compréhensible. Ils ont tellement de difficultés dans leurs pays et ils n’ont peut-être pas d’autres solutions que de fuir.
Vous avez exposé un peu partout en France, mais aussi en Suisse et en Allemagne.
C’est important pour vous d’exposer ?
M M : Oui. Quand on fait un travail créatif comme la sculpture, on a le désir qu’il soit vu, discuté. Personnellement je suis plus heureuse dans mon atelier, bien sûr, car je ne suis pas très causante, je suis plus à l’aise avec la terre silencieuse ou à l’écrit, mais il est important de vivre avec d’autres ce qui a été réalisé. Ce que je fais m’appartient pendant que je le fais, après, il doit appartenir aussi aux autres. Moi-même, une fois l’œuvre finie, je la regarde autrement, comme si j’étais une personne extérieure. Donc, oui c’est important. Mais c’est difficile actuellement et surtout avec les grandes pièces. Il faut de l’espace, il faut prendre soin de l’œuvre, il faut un temps relativement important pour exposer…
Propos recueillis par Abdellatif Chaouite