N°129

Le dossier : Migrants mineurs

Bricolages face aux aventures modernes

par Alexandre PARIAT
Makhlouf Boubeker

Du bricolage, c’est l’impression qui s’impose lorsque, au sein des services chargés de l’accueil des Mineurs non accompagnés, on échange entre collègues sur nos activités et nos pratiques. Dans aucun des services rencontrés, à Paris, Lyon, Grenoble, Marseille, n’existent des moyens suffisants, selon les dires des équipes. En effet, au sein de la Protection de l’enfance, un travailleur social doit au maximum suivre 35 jeunes. Au sein des services de MNA, faisant partie de la Protection de l’Enfance, chaque travailleur social suit en moyenne 100 jeunes ou plus.
De même, les dépenses liées à ces services questionnent : 320 000 euros à Lyon par mois pour loger 250 jeunes à l’hôtel qui ne peuvent accéder à des foyers ou familles d’accueil. Des jeunes n’ayant que peu de contacts avec leur référent social. La liste est longue en fait des difficultés des prises en charge des MNA par les acteurs concernés. Cependant et en-deçà du constat de ces difficultés, c’est la non -anticipation de la venue en Europe de ces jeunes migrants qui frappe et interroge, comme si les flux en constante augmentation depuis plusieurs années en étaient une conséquence.

Penser l’Histoire comme Relation

« L’aventure », c’est le mot qu’utilisent souvent les jeunes migrants pour signifier leurs parcours migratoires. Une des définitions que le dictionnaire donne au mot aventure est : « Ce qui arrive d’imprévu, de surprenant ». Or, l’imprévu est une des pires pierres d’achoppement du politico-institutionnel. Il constitue un écart ou un décalage important entre les représentations institutionnelles et les aventures vécues par ces jeunes. Ce décalage suscite autant l’étonnement – la difficulté de se représenter cette aventure – qu’il signifie le manque d’anticipation de la part des institutions. Manque d’anticipation par manque de prise en compte on pourrait dire des effets de la « mondialité » dont les MNA ne sont qu’un des visages en quelque sorte.
« La mondialité » : ce terme utilisé par Édouard Glissant, c’est « Une aventure sans précédent qu’il nous est donné à tous de vivre dans un espace-temps qui, pour la première fois, réellement et de manière foudroyante, se conçoit unique et multiple, et inextricable ». Cette aventure est ce qui arrive donc à tout le monde aujourd’hui, et on peut y prévoir désormais toutes les aventures et tous les imprévisibles !
Mais que nous donne à comprendre concrètement cette aventure des jeunes migrants ?
Une fois en France, la plupart de ces jeunes se rendent à Paris, Lyon, Marseille (ou ailleurs) en fraudant le TGV afin de tenter une prise en charge dans un service d’accueil ou de rejoindre un port pour tenter de traverser la Manche. Pas de contraintes de temps ou d’argent, et pas non plus de risques importants pour se déplacer (comme en traversant le désert ou la Méditerranée ou tel ou tel pays chaotique comme la Lybie).

En Europe continentale, voyager est à présent simple, en raison de l’absence – relative les concernant – de contrôles lors du franchissement des frontières nationales : B. d’origine albanaise a été pris en charge avec ses parents demandeurs d’asile aux Pays Bas pendant 9 mois, puis en tant que MIE en Allemagne pendant 7 mois et, à présent, en France. S. un migrant algérien a mis 3 semaines pour voyager clandestinement de la Grèce en Autriche. Le coût de son voyage s’élevait à 50 euros. Il en est de même en Afrique, où seules les frontières du Maroc et de Libye présentent un risque à traverser. Enfin, en prenant l’avion, le Congo est à 7 heures de distance et l’Algérie à 3 heures et demie.
A ce niveau, l’imprévisible était tout à fait prévisible : les moyens de transport (en accès direct ou par détournement aventureux) génèrent un espace-temps inédit, un espace-temps de circulation totalement nouveau, bien qu’inégalement permis aux uns et aux autres. Mais, les uns et les autres s’y inscrivent n’importe comment ! Ne pas le voir et ne pas le prévoir, c’est en quelque sorte mener une politique de l’autruche !

Cultures partagées

Makhlouf Boubeker

M. m’affirme, au cours d’un entretien d’évaluation, qu’il est venu à Lyon pour jouer au football : son équipe favorite, c’est l’Olympique Lyonnais. Il connaît tous les joueurs et les résultats de l’équipe. Il regardait les matchs en Guinée. Cela m’a rappelé du coup combien nous prenions plaisir chaque semaine à Paris, au sein de la communauté Peul de travailleurs sans-papiers avec qui je demeurais, à regarder tous ensemble les matchs de Catch américain à la télévision grâce au câble. De même, au sein du Grain, avec les Soninké maliens, nous buvions le thé traditionnel, la télé en permanence allumée sur les palpitations du monde. Les moyens télé-technologiques d’aujourd’hui forgent une culture commune, de surcroît quand elle est portée par une langue partagée : le français, langue officielle au Mali, Burkina Faso, Guinée, Congo… Et par la présence (qui, elle, ne pose pas de questions !) des Français en Afrique, les touristes, les expatriés, les militaires : Tchad, Gabon, Niger…
Et c’est aussi Facebook ou What’s app qui permettent aux jeunes arrivés « clandestinement » de se procurer en Côte d’Ivoire ou en Guinée, des extraits d’acte de naissance établis par jugement supplétif. Il leur suffit de contacter un cousin, une tante, une connaissance en chattant par internet et ceux-ci effectuent les démarches et déclarations nécessaires puis transmettent un scan de l’acte réalisé par mail avant de l’envoyer par DHL au service d’accueil MIE de la Protection de l’Enfance.
Enfin, le téléphone. Ce qui permet par exemple au travailleur social, au cours de l’entretien d’évaluation, de joindre les parents de tel jeune afin que ceux-ci confirment son identité et son âge. Et même si les parents n’ont pas le téléphone, il est possible, grâce à Facebook, de retrouver et contacter le voisin qui traversera la cour avec son portable afin de se rendre chez les parents ou sur la place du village pour que la communication ait lieu.
La télévision, l’internet, le téléphone, c’est une langue commune. C’est être en mesure de communiquer, aussi bien oralement que par écrit, instantanément entre la France, l’Afrique, l’Asie ou ailleurs. Facebook est ce lieu qui permet aux jeunes de s’informer, d’être en relation par-delà l’espace et le temps et de se projeter rapidement. D’une certaine façon, ils ont, de leur côté, une longueur d’avance : en terme de capacité à répondre à l’imprévisible qui se présente au cours de leurs aventures. Ils sont dans la culture commune de leur temps (les institutions étant plutôt en retard). Et sans même évoquer ce vieux serpent de mer : la publicité, largement présente en Afrique. Elle offre un accès, une présence au monde tel qu’il s’expose à tous dans sa mythologie moderne, avec ses Dieux et ses héros, véhiculés par les technologies de l’information et de la communication. Partout où se dépose la geste de cette épopée moderne, elle offre les mêmes « rêves ».

Histoire en boucle

A bien y penser donc, c’est bien à un écho à l’idéologie universaliste-coloniale européenne du 18e et 19e siècle que répondent ces flux migratoires du 21e siècle qui ne cessent d’augmenter. D’autant que notre prospérité économique actuelle n’est pas sans lien avec l’exploitation de nos ex-colonies, comme et inversement leurs difficultés actuelles. Nos destins sont ainsi inextricablement liés, du fait de l’histoire comme du fait des technologies de l’information et de la communication aujourd’hui. Tous ces éléments construisent nos subjectivités et conditionnent nos quotidiens inextricablement et irrémédiablement. Les jeunes migrants le savent, c’est pourquoi ils sont là. Mais nous, le savons-nous ou voulons-nous le savoir ?
Face donc au bricolage politique et institutionnel, il se pose une vraie question à tous les acteurs : la compréhension de la « mondialité », qui n’est pas la mondialisation qui impose ses déterminations par le haut, mais la mise en Relation du monde aussi bien par les moyens technologiques de la mondialisation que par la circulation des acteurs pris dans leurs toiles (une mondialisation par le bas en quelque sorte, ou avec les pieds). C’est là où la pensée d’Édouard Glissant nous invite à « penser et agir, dans cet inextricable du monde, sans le réduire à nos propres pulsions ni intérêts, individuels ou collectifs, et surtout, à nos systèmes de pensée ».