N°129

Le dossier : Migrants mineurs

entretien avec Sandrine MARTIN-GRAND

Propos recueillis par Abdellatif Abdellatif Chaouite

Sandrine Martin-Grand est 2e Vice-Présidente du Conseil départemental de l’Isère (troisième département à accueillir le plus de mineurs non accompagnés). Elle est chargée de la famille, de l’enfance et de la santé.

Makhlouf Boubeker

L’afflux des mineurs étrangers non accompagnés est important depuis quelques années. On estime à 25 000 jeunes leurs arrivées en 2017 en France (le double par rapport à 2016). Comment se présente la situation dans le département de l’Isère qui est dans la proximité de la frontière italienne par laquelle passent beaucoup de jeunes ?
Sandrine Martin-Grand : Tout d’abord, nous sommes le troisième département à accueillir le plus de Mineurs non accompagnés. Il y a un historique de ce fait, nous avons toujours accueilli ces mineurs, mais dans des proportions qui n’avaient rien à voir avec celles que nous connaissons aujourd’hui. Nous accueillions à peu près 200 mineurs par an jusqu’à 2015, 700 qui sont arrivés en 2016 et plus de 1100 à ce jour en 2017. Donc, effectivement, nous sommes dans un rythme d’arrivées de 15 mineurs par jour à peu près, voire un peu plus. C’est un rythme plus que soutenu et qui n’est plus soutenable. C’est-à-dire qu’aujourd’hui, nous avons beau mettre des moyens financiers, chercher toutes les solutions à notre niveau et avec les associations partenaires, nous n’arrivons plus à faire face. Les familles d’accueil, nous n’arrivons plus à en recruter suffisamment, nous avons créé de nombreuses places cet été, mais qui ont été saturées un mois après. C’est un rythme qui n’est pas tenable. Lorsque vous êtes sur un rythme de 15 à 20 mineurs qui arrivent par jour, vous ne pouvez pas absorber ce flux. La question que je me pose aujourd’hui, c’est pourquoi les mineurs choisissent de venir à Grenoble ? Même si cela peut s’expliquer en partie parce le fait que dans certains autres départements, il n’y avait pas d’accueil des mineurs isolés. Il y avait une régulation au niveau national avec des départements qui accueillaient parce qu’organisés pour et d’autres non, mais cela n’explique pas tout. J’ai eu l’occasion déjà de dire à un certain nombre d’associations qui sont inquiètes, ce que je peux comprendre, qu’on avait une responsabilité collective et qu’il était de notre responsabilité de ne pas envoyer de message disant « venez à Grenoble, on vous accueille ». Parce que ce n’est pas vrai. Aujourd’hui, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut plus. Nous ne sommes plus en capacité de faire face. Ce message devient donc mensonger, et les jeunes quand ils arrivent sont déçus évidemment. Personne ne peut se satisfaire de ce que nous vivons en ce moment mais il nous appartient de ne pas envoyer de mauvais signaux et de réagir avec un souci de responsabilité.

En tant que mineurs, ces jeunes relèvent de la protection de l’enfance. Ce que vous dites donc, c’est que la capacité d’accueil de l’Aide Sociale à l’Enfance est débordée par cet afflux. Comment concrètement le département fait face à ce débordement ? Comment faire évoluer les capacités d’accueil ?
Est-ce que c’est possible ?

S.M-G : Il est important de ne pas faire l’amalgame et de savoir précisément de quoi on parle. Il y a deux phases, celle avant l’évaluation où nous avons un flux de jeunes qui arrivent, mais on ne peut pas encore dire s’ils sont mineurs ou non. Et quand je dis que nous avons 15 à 20 jeunes qui arrivent par jour, ce ne sont pas forcément tous des mineurs. Il y a une période d’évaluation qui dure un certain temps, non pas parce qu’on souhaite faire durer les choses, mais parce que ce n’est pas si simple d’évaluer l’âge de ces jeunes et qu’on souhaite le faire correctement. Un certain nombre ne parlent pas le français et il faut trouver un interprète dans leur langue, cela peut prendre quelques jours. En attendant cette évaluation, nous avons ce qu’on appelle la mise à l’abri, qui est problématique compte tenu du rythme des arrivées. On n’arrive pas à suivre ce rythme. Quand je disais que nous avions créé des places cet été, c’étaient des places de protection de l’enfance. C’est-à-dire concernant la période après évaluation, lorsque les jeunes ont été évalués mineurs. On considère dans les évaluations au niveau national qu’il y a à peu près 50% de mineurs, et donc 50 % de non mineurs. Sur ces 50 % de mineurs, on est effectivement sur des places de protection de l’enfance. Nous en avons créé 270 cet été. Mais aujourd’hui le dispositif est de nouveau saturé. Nous avions un budget de 2 millions et demi d’euros, nous avons voté un budget supplémentaire en l’augmentant à pratiquement 10 millions d’euros sur ce dispositif. Jusqu’où peut-on aller ? Quand je parle de responsabilité collective, cela passe aussi par cette question-là. Et ce qu’il faut bien comprendre, c’est que quand le dispositif explose, ce n’est pas le dispositif mineurs non accompagnés, c’est le dispositif protection de l’enfance, avec l’ensemble des mineurs placés et confiés au département. Il faut se replacer dans le contexte, puisqu’ un jeune évalué mineur non accompagné rentre dans le dispositif protection de l’enfance. Après, une autre question qui m’interroge, c’est, compte tenu des parcours de vie de ces jeunes et vu ce qu’ils ont vécu jusqu’à Grenoble, est-ce qu’ils ont les mêmes besoins et est-ce qu’on doit avoir la même approche que pour un jeune qui est placé parce que ses parents sont en difficultés éducatives. Est-ce qu’on est sur le même type de problématiques ? Alors, qu’ils relèvent de la protection de l’enfance, oui, parce qu’un enfant seul doit être protégé. Pour autant, est-ce que c’est sur le même dispositif, c’est une question qui se pose, parce que ces jeunes, dès leur majorité, doivent avoir une certaine autonomie. On doit aussi les accompagner dans ce sens, l’objectif n’étant pas de les surprotéger. Lorsqu’ils arrivent entre 16 et 18 ans, ne faut-il pas imaginer des parcours spécifiques pour leur permettre de devenir autonomes et se débrouiller seuls une fois majeurs ?

C’est apparemment ce qui serait sur les rails d’après le discours du Premier Ministre...
S.M-G : C’est le travail engagé effectivement entre les départements et le ministère de l’intérieur.
Mais qui pose quand même une énorme question quant au risque d’une distinction dans le traitement entre mineurs français et mineurs étrangers… Quelles sont par exemple pour vous, comme élue dans le département de l’Isère, les préconisations que vous feriez par rapport à cette projection qui est là à présent, en tout cas, votre position ?
S.M-G : Ma position, c’est qu’il n’est pas question d’un traitement différencié sous le seul prisme d’être étranger ou français. Mais la protection de l’enfance doit répondre à un besoin de l’enfant. Et la question que l’on peut se poser, c’est est-ce que les besoins de ces mineurs qui ont des parcours de vie parfois extrêmement compliqués, que même certains adultes n’ont jamais vécu, ont les mêmes besoins que des mineurs placés dans le dispositif de la protection de l’enfance parce qu’ils sont dans une situation de danger dans leurs cellules familiales ou parce qu’ils ont perdu leurs parents, etc… mais qui n’ont pas vécu le même parcours. Pour moi, la réponse est non. Ces jeunes n’ont pas les mêmes besoins, la réponse et l’accompagnement à leur apporter ne sont forcément pas les mêmes. Et puis l’autre question, c’est qu’un jeune mineur non accompagné, lorsqu’il devient majeur retombe dans le dispositif classique de demandeur d’asile. Ce qui n’est pas le cas d’un jeune isérois placé sous la protection de l’enfance.

Oui, mais il existe également dans le cadre de la protection de l’enfance l’accompagnement des jeunes majeurs…
S.M-G : Oui. Les jeunes majeurs peuvent être accompagnés éventuellement jusqu’à 21 ans. Sauf qu’un mineur non accompagné a un statut et une autorisation de séjour provisoire jusqu’à sa majorité. A sa majorité, il devient un demandeur d’asile. C’est pour ça que les besoins ne sont pas les mêmes. Il y a un besoin de formation, un besoin d’accéder rapidement à un emploi, d’accéder à une autonomie financière. C’est le cas aussi pour les jeunes isérois, mais ils ne se posent pas tout à fait dans les mêmes termes. Un parcours d’études peut être accompagné jusqu’à 21 ans pour un isérois. Même si le dispositif de protection permet d’accompagner jusqu’à 21 ans, il faudra d’abord que le MNA règle, à sa majorité, la question de son statut. C’est pour cela que je rejoins la position du Premier Ministre quand il dit que nous sommes sur une compétence régalienne qui est une conséquence de la politique migratoire.

Vous aviez évoqué au début deux phases, avant et après l’évaluation de la minorité. Pour ce qui concerne l’accueil ou la mise à l’abri avant l’évaluation, le département de l’Isère a opté pour le projet d’une structure associative qui organise un hébergement dans les familles. Quels sont les avantages de ce dispositif pour le département ?
S.M-G : C’est un dispositif mis en place en Isère depuis longtemps, et l’ADATE qui en est l’opérateur est un partenaire historique du département sur les questions d’accueil des étrangers et aujourd’hui sur l’accueil des Mineurs non accompagnés. C’est un choix qui a été fait de mise à l’abri par le biais de familles de parrainage. Il se trouve que les familles d’accueil sont un dispositif qui relève d’un agrément de la protection de l’enfance. Et là, encore une fois, tant que l’évaluation n’est pas faite, le jeune ne peut être placé sous la protection de l’enfance. Le département a donc fait ce choix de mise à l’abri dans des familles d’hébergement. D’autres départements ont fait d’autres choix, notamment des départements qui accueillent depuis beaucoup plus récemment les mineurs non accompagnés. Encore une fois, on est sur quelque chose qui existe depuis longtemps et qui fonctionne bien. Donc, il n’y a pas de raison de changer. Même si il est de plus en plus difficile de recruter des familles de parrainage pour héberger ces mineurs.

C’est un dispositif qui n’est pas comme un autre, c’est une mise en famille et non seulement à l’abri.
S.M-G : Oui. Pour un jeune, je trouve que c’est plutôt intéressant d’être mis à l’abri dans une famille. Dans ce sens-là, c’est un dispositif qui mérite d’être valorisé. Après, nous avons la chance de pouvoir bénéficier de ce dispositif parce qu’il a été mis en place il y longtemps. D’autres départements qui doivent gérer dans l’urgence la mise à l’abri et où les familles de parrainage n’existent pas ont fait d’autres choix. Ici, nous avons la chance d’avoir ce partenariat avec l’ADATE. Si le département devait organiser directement cette mise à l’abri, je ne suis pas sûre qu’il aurait fait ce choix. C’est à la fois l’histoire locale et la structuration de notre dispositif qui ont fait que c’est comme ça, et je pense que c’est une bonne solution parce que ces jeunes sont accueillis au sein de familles. Nous avons la chance d’avoir mis en place ce dispositif à un moment où il n’y avait pas encore une forte pression et c’est ce qui a permis de l’organiser de cette façon-là. D’autres départements n’ont pas forcément le choix parce qu’ils doivent réagir dans l’urgence.

Une dernière question, plus large ou plus globale. Cette migration des jeunes isolés qu’on n’aurait peut-être pas pu imaginer il y a une trentaine d’années, en tout cas avec cette ampleur, qu’est-ce qu’elle inspire à l’élue politique que vous êtes ? Quel regard politique vous portez sur ce phénomène ?
S.M-G : Je crois et je comprends ces jeunes qui viennent d’un certain nombre de pays où il y a une grande précarité, une grande pauvreté, des situations d’insécurité ou de guerre. Mais quand on voit les pays de provenances de ces jeunes, ils ne viennent pas tous de pays en guerre et ne sont pas tous orphelins dans leur pays d’origine. Il existe des filières qui exploitent la vulnérabilité de ces jeunes et de leurs familles, en leur faisant croire à des conditions d’accueil et de séjour en Europe bien éloignées de la réalité. Les pouvoirs publics doivent œuvrer pour mettre un frein à ce phénomène que nous ne sommes déjà plus en capacité d’accueillir dignement.
Et les associations et organisations humanitaires en lien avec ces pays d’origine doivent alerter sur l’utopie de conditions d’accueil et de séjour pour éviter que les familles ne s’appauvrissent pour financer des passeurs pour leurs enfants en imaginant qu’en France, ils auront une vie meilleure. C’est un travail collectif et responsable que nous devons mener pour pouvoir continuer d’être une terre d’asile pour les réfugiés et les mineurs isolés.

Propos recueillis par Abdellatif Chaouite