
Si l’immigration est depuis longtemps un sujet de préoccupation pour le Maroc, elle devient particulièrement sensible et omniprésente dans le discours des citoyens comme dans la réalité politique à la fin des années 90.
En effet, le Maroc voit progressivement se sédentariser et croître sur son sol la population de migrants subsahariens qui tente le passage entre l’Afrique et l’Europe ne pouvant pas avoir une vie digne dans son pays d’origine. Ainsi, le Maroc se confronte-t-il à une nouvelle situation, un phénomène migratoire grandissant, sans être doté de dispositifs pour prendre en charge ces migrants subsahariens qui « courent le monde » et « prennent des risques en traversant déserts et mers, et s’exposant à toutes les agressions et exploitations possibles ».
Dans ce contexte, de nombreuses initiatives émergent, portées par des associations qui considèrent la libre-circulation comme un droit fondamental et l’immigration comme un facteur de richesse pour la société. La valeur principale guidant leur action est celle de la solidarité, basée sur une logique inter-individus, en faveur d’une population qui survit dans des conditions matérielles déplorables.
Partant, nous nous attachons d’abord au contexte de l’immigration au Maroc mettant en lumière une « nouvelle réalité », avant de réduire notre focale sur les « Mineurs non accompagnés » d’origine subsaharienne, accueillis à Caritas au Maroc. Nous appréhendons les mouvements solidaires en faveur de ces jeunes qui, blessés par les conflits et leur parcours migratoire, doivent être soutenus dans l’accès à l’école publique marocaine mais aussi encouragés à s’impliquer dans l’environnement local. Enfin, nous livrons un récit d’expériences recueillies sur le terrain et qui attestent d’un engagement collectif face à ce « nouveau phénomène durable dont il faut projeter les modalités d’intégration ».
Le Maroc devenu pays d’installation
Le phénomène de l’immigration vers le Maroc a considérablement évolué ces dernières années. Longtemps considéré comme un pays « producteur » de migration nationale vers l’Europe, le Maroc est devenu un lieu de passage, une étape temporaire pour la population migrante d’origine subsaharienne. Actuellement, il se présente davantage comme un point d’aboutissement, un pays d’installation pour un nombre croissant de ces migrants.
A l’appui de plusieurs rapports d’études (Fondation KAS, AMERM, IPPR, Tamkine-migrants) [1], nous retenons que cette population se compose de personnes circulant avec un visa, mais également de demandeurs d’asile et de réfugiés qui fuient les conflits et la répression de leur pays d’origine. Très majoritairement hommes, les migrants subsahariens sont généralement jeunes. La quasi-totalité (94,63%) est constituée des tranches d’âge où le potentiel d’activité est optimal (15-44 ans). Les mineurs âgés de 15 à 17 ans représentent une proportion minime. concernant cette population, il n’y a pas de statistiques officielles exactes sur le nombre de migrants subsahariens en situation administrative irrégulière au Maroc. Pour autant, le statut « irrégulier » [2] est celui de la plupart de ces migrants. Des estimations variables de l’OIM [3] et du Ministère de l’intérieur indiquent que la population subsaharienne en situation irrégulière se situerait entre 15000 et 20000 personnes.
Cette nouvelle réalité migratoire se conjugue avec l’annonce en automne 2013 [4], par le Roi Mohammed VI, de la mise en place d’une politique radicalement nouvelle, plus libérale, reposant sur « une approche humanitaire conforme aux engagements internationaux du Maroc et respectueuse des droits et de la dignité des immigrés ». Elle s’adosse aux recommandations du rapport du Conseil National des Droits de l’Homme (CNDH) intitulé « Etrangers et droits de l’Homme au Maroc : pour une politique d’asile et d’immigration radicalement nouvelle ».
L’ampleur du phénomène pose de nouveaux défis liés à la présence et à l’installation des migrants subsahariens sur le territoire marocain et pousse conjointement le pays à plus de solidarité. En effet, le migrant subsaharien constitue une nouvelle figure d’altérité dans le paysage social marocain, situé au cœur de la jonction entre une logique de contrôle, de répression et de signalements médiatiques [5] dont cette catégorie fait l’objet et la logique de solidarité dont elle peut également bénéficier. Il interpelle les principes universels des droits de l’homme et convoque progressivement l’ensemble des acteurs à se mobiliser. Ainsi, face à cette présence durable dont il faut projeter les modalités d’intégration, une nouvelle forme de solidarité se crée, alimentée par des valeurs et des considérations où prédomine le sentiment de responsabilité et d’attention mutuelle entre plusieurs personnes. Retenons ici que ce type de solidarité relève d’un « engagement unilatéral » [6] dont on ne peut réclamer de réciprocité. Au risque de s’éloigner du sens communément admis, il s’agit d’un mouvement d’entraide sans contractualisation formelle et dont « le moteur est l’obligation que chacun se fait à lui-même de porter secours à l’autre ». Certains le nommeront « solidarité universaliste » renvoyant à des « solidarités dans lesquelles ce qui fait socle commun est compris comme un universel ». Cette solidarité fonctionne sur un même principe, celui de « soulager la souffrance – ou à tout le moins les difficultés – de l’autre que l’on reconnaît comme un semblable ».
L’ambition est d’intégrer convenablement dans la société cette population que tout le monde peut voir quotidiennement au Maroc, à condition de bien vouloir la regarder, et qui s’inscrit de façon durable dans la société marocaine : « éducation, qualification et emploi doivent être assurés pour que ces personnes puissent évoluer comme des citoyens marocains », estiment les autorités concernées.

« Les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts »
[7]
La circulaire ministérielle du 9 octobre 2013 implique l’applicabilité aux enfants étrangers du principe d’accès universel au système scolaire public. En revanche, de nombreuses études et expériences conduites sur le terrain pointent les murs péniblement franchissables que cette population rencontre pour accéder à l’école marocaine. Les difficultés sont liées, en majorité, à la langue d’enseignement (l’arabe), à l’éducation islamique et à des actes racistes au sein de l’école.
Dans ce contexte, nous appréhendons un type d’entraide sociale à l’œuvre par l’intervention des professionnels issus de Caritas au Maroc [8] qui agissent en faveur spécifiquement des jeunes migrants subsahariens afin de diminuer la vulnérabilité dont ils font l’objet. Par la description de cette expérience locale, nous percevons comment les mutations contextuelles et la transformation de la figure de la personne migrante ont été intégrées par Caritas au Maroc , qui s’inscrit activement dans la nouvelle politique migratoire marocaine et s’efforce d’ajuster son action pour répondre aux nouveaux besoins de ce public vulnérable.
Caritas [9] est une association directement liée au diocèse de Rabat, installée au Maroc depuis 1958. Elle est l’institution de l’Eglise catholique, porteuse de son action sociale. Présente dans plus de 160 pays, Caritas au Maroc est considérée comme le plus actif organisme d’assistance aux migrants. En 2005, Caritas au Maroc propose un espace dédié à cette population vulnérable avec l’ouverture du Centre Accueil Migrants (CAM) à Rabat. Caritas supervise désormais deux autres centres en plus du CAM (Tanger Accueil Migrants et Service Accueil Migrants à Casablanca) et étend son activité sur les villes de Fès et Meknès, dans le cadre du programme triennal « promotion du respect des droits des migrants subsahariens au Maroc » [10].
Le CAM a pour mission d’apporter des réponses sociales, de santé, d’éducation et de support psycho-social aux difficultés que rencontrent ces populations. Conscient que l’intégration des jeunes migrants subsahariens [11] dans le système scolaire marocain ne peut pas reposer sur une action isolée et unilatérale, le CAM construit des ponts reliant plusieurs acteurs de la société marocaine, le Ministère de l’Éducation nationale et, en particulier, les associations de l’éducation non formelle. Sensibles à cette nouvelle réalité migratoire, ces nombreux acteurs (salariés et bénévoles) se mobilisent par un engagement volontaire pour faire face à un manque évident de ressources. Ils s’appliquent à renforcer les compétences linguistiques des élèves subsahariens qui n’ont jamais été scolarisés dans le système scolaire marocain et dont l’insuffisante maîtrise de la langue empêche de suivre leur parcours scolaire dans les classes ordinaires.
Ainsi, tissant un réseau solidaire avec ces acteurs, le CAM œuvre en faveur de la « promotion du plein exercice des droits humains des migrants au Maroc, à travers les services de droit commun et les initiatives de la société civile » [12]. Il fait bouger les lignes de démarcation dans un système complexe reliant une variété d’acteurs (institutions, structures privées, société civile) autour d’activités éducatives dont la finalité est de préparer les enfants concernés à intégrer l’école publique, facteur de stabilité sur le territoire marocain.
Chemin faisant, en assurant l’accès au système public d’éducation, le CAM contribue de manière pérenne à diminuer les causes profondes d’exclusion sociale et économique des bénéficiaires. Il permet à ces jeunes de renforcer la résilience, de rétablir l’estime de soi et d’envisager des perspectives à plus long terme grâce à leur inscription dans le système scolaire marocain.
Sur le chemin de l’école après avoir franchi les barbelés frontaliers
Laissons désormais la parole aux bénéficiaires, jeunes migrants subsahariens au Maroc, qui éprouvent soudainement que « l’être humain est à l’étroit dans son être, dans son être humain, (…) alors que son esprit lui promet d’autres horizons, lui fait entrevoir des ouvertures possibles » [13]. Au CAM, ils ont trouvé des personnes-ressources qui les aident à s’insérer dans le système éducatif marocain, après être devenus extrêmement vulnérables, car « quand tu deviens clandestin, c’est comme si tu tombais du dos de ta mère », disait Ismaël.
Il ne s’agit pas de récits romanesques d’une « galère odysséenne » mais de témoignages authentiques de jeunes migrants ayant bénéficié d’un accompagnement spécifique conduit par le CAM.
Contraints à l’exil par les conflits ravageant leurs communautés, par les persécutions politiques et les injustices ethniques dont ils ont été victimes, ou par l’espoir de garantir leur survie, ils ont fui leur pays dans l’idée de rejoindre l’Europe ou de trouver un endroit pour vivre en paix. Après un périple de plusieurs mois semé d’embûches et chargé de violence, trois d’entre eux nous racontent comment ils ont pu retrouver le chemin de l’école grâce aux dispositifs de renforcement, mis en place par le CAM, ainsi que les ateliers d’appui linguistique en faveur de l’apprentissage de la langue arabe et la préparation à intégrer le système scolaire marocain.
Déterminés à fuir les impedimentas de leur pays avant d’être illusionnés par l’attractivité de l’ailleurs, ils nous relatent leur parcours jusqu’au CAM.
• M. est un mineur non accompagné de nationalité guinéenne arrivé au Maroc en 2015, à l’âge de 13 ans, suite à d’importants problèmes familiaux. Il a été à l’école comme n’importe quel enfant de son âge jusqu’au décès de sa mère en 2011. Ensuite, il a dû partir avec son père dans un autre village où il a été forcé d’arrêter sa scolarité par manque de structure. C’est dans ce contexte que tout a basculé. Maltraité, en perte de repères, privé d’un de ses parents, il choisit de partir pour tenter sa chance ailleurs avec l’espoir d’une vie meilleure. Si le voyage a été très compliqué, M. finit par arriver au Maroc en passant par l’Algérie.
« Inspiré par d’autres qui ont fait ce choix avant moi, j’ai quitté la Guinée pour le Mali. Les passeurs m’ont aidé pour me rendre en Algérie. Arrivé au Maroc, je n’avais rien. Pas d’argent. Un marocain m’a donné 200 MAD pour manger et payer le billet de bus. J’ai poursuivi mon chemin jusqu’à Rabat. Des personnes m’ont accompagné jusqu’à la Caritas. C’est la Caritas qui m’a amené à l’école, m’a donné à manger, m’a logé… et me donne tout ce que j’ai besoin. Actuellement, je ne pense pas à la Guinée et je n’ai plus l’idée de rentrer en Europe. C’est fini. Je me sens bien ici. Mes amis marocains me traitent comme eux ».
• F. est une fille âgée de 15 ans de nationalité congolaise (République Démocratique du Congo). Sur fond de chaos politique en 2009, toute la famille, mère, frères et sœurs, ont fui dans l’espoir d’assurer leur sécurité et leur avenir. Arrivée au Maroc, la jeune fille peut reprendre sa scolarité par l’intermédiaire du CAM avant d’intégrer les bancs de l’éducation non formelle. Elle suit un programme permettant de renforcer la langue arabe avec la perspective de bénéficier d’une scolarisation ordinaire au sein d’une école publique marocaine.
« J’ai quitté le pays parce qu’il y avait beaucoup de problèmes. Notre mère pensait qu’on ne pouvait pas continuer et grandir comme ça. Elle a donc voulu améliorer notre avenir en nous incitant à rejoindre le Maroc. A mon arrivée, j’ai été inscrite à la Caritas qui m’a permis d’être scolarisée normalement. Aujourd’hui, je suis à l’école et prépare mon passage au collège. Je suis très fière de moi quand je vois d’où je viens et comment j’ai passé les étapes. Je n’imaginais pas retourner à l’école. Je ne pensais pas qu’un jour je saurais lire, écrire et parler en arabe. Maintenant je suis en école primaire, 6e niveau, et je prépare mon passage au collège. »
• J. est âgé de 14 ans. Ce jeune ivoirien vit au Maroc depuis 5 ans. Suite à la crise politique de 2010, il a quitté son pays alors qu’il n’avait que 7 ans. Après avoir traversé Gana-Togo-Benin-Niger-Algérie et ainsi effectué un long et dangereux trajet, J. est arrivé au Maroc. Au Maroc, il a été reçu par le service éducation de la Caritas. Ainsi, après un an d’apprentissage dans une association de l’éducation non formelle, le jeune garçon a gagné les bancs de l’école formelle.
« Etre scolarisé au Maroc m’a fait beaucoup de bien. C’était une chance après tout ce que j’ai subi. J’ai quitté mon pays, la Côte d’Ivoire, à l’âge de 7 ans. Après avoir traversé de nombreux pays, et vécu plusieurs galères, je suis arrivé au Maroc. La Caritas m’a aidé à intégrer une école dans laquelle j’appends beaucoup. Ca m’aide à vivre en société et à bien parler l’arabe. Je suis fier parce que ça me permet d’apprendre une autre langue et d’être cultivé. Je me suis fait des amis, plein d’amis. Ici tout le monde me respecte et je respecte tout le monde. C’est la Caritas qui m’a permis que cela soit possible. Elle m’a donné l’espoir d’intégrer l’école. Aujourd’hui je souhaite devenir architecte ».
In fine, ce n’est pas l’intensification ou la diminution du phénomène, ni même l’origine des migrants qui a changé, mais c’est le rôle et le positionnement des acteurs concernés. Si le mouvement solidaire initié par le CAM pourrait être assimilé à un saupoudrage visant à colmater les brèches d’un nouveau phénomène en panne de réponse, il a néanmoins le mérite d’illustrer une mobilisation certaine en faveur de la situation des jeunes migrants subsahariens progressivement considérés non plus comme des migrants en transit mais comme des migrants installés sur le territoire marocain. Ce n’est plus d’où ils viennent ni où ils vont qui importe à ces jeunes migrants subsahariens mais bien plus l’espoir d’un avenir possible à l’intérieur de la société marocaine.