N°129

Le dossier : Migrants mineurs

entretien avec Élisabeth DOINEAU

Propos recueillis par Abdellatif Chaouite

Élisabeth Doineau, Sénatrice, a rédigé avec Jean-Pierre Godfroy, Sénateur, le dernier rapport du Sénat sur les Mineurs non accompagnés.

Vous avez rédigé, avec Jean-Pierre Godfroy, un rapport remarqué au Sénat sur les Mineurs non accompagnés . Ce rapport est important aussi bien au niveau de ses constats et critiques qu’au niveau de ses préconisations. Au-delà, il donne également l’impression, comme souvent concernant les mobilités migratoires, que le phénomène « Mineurs non accompagnés » fut un imprévisible pour les politiques et les structures existantes. Ce qui fait que les réponses apportées semblent très vite débordées ou dépassées au niveau des moyens alloués comme au niveau des capacités d’accueil. Quel est votre sentiment là-dessus ?
Élisabeth Doineau : Nous sommes, actuellement, confrontés à une situation exceptionnelle. Si le nombre de MNA [mineurs non accompagnés] augmente régulièrement depuis le début des années 2000, c’est à partir de 2014 que la donne a véritablement changé. Pour de nombreux départements, notamment les départements ruraux, cette question est nouvelle, ce qui les conduit au bord de l’asphyxie financière.
L’État est intervenu en mettant en place un dispositif de répartition géographique selon une clé de répartition nationale. Cette tentative de mettre en place une péréquation entre départements, qui ne tient pas compte des jeunes en cours d’évaluation, a néanmoins vite montré ses limites compte tenu de la saturation que l’ensemble des départements connaissent.
Par ailleurs, il ressort des auditions et déplacements que j’ai effectués avec mon collègue Jean-Pierre Godfroy que l’arrivée de ces jeunes passe bien souvent par des véritables filières, qui connaissent très bien le mode de fonctionnement des services départementaux d’aide sociale à l’enfance et ont une grande faculté d’adaptation.
Contrairement à d’autres politiques sociales dont ils ont la charge, les départements n’ont aucun moyen d’agir en amont sur la question des MNA ni de développer des politiques de prévention. Il revient donc à l’État d’organiser la lutte contre les filières criminelles qui font venir ces jeunes, en lien avec les pays d’origine.

Un des problèmes cruciaux que vous soulevez concerne l’évaluation de la minorité de ces jeunes. Les modalités actuelles ne sont pas satisfaisantes et embarrassent tous les acteurs, notamment associatifs auxquels est parfois déléguée l’émission d’un avis là-dessus. Cependant, c’est un facteur déterminant. Vous pouvez nous rappeler vos préconisations là-dessus, et pourquoi ?
E D : L’évaluation de la minorité est une phase critique pour le jeune migrant puisqu’elle va conditionner toute sa prise en charge sur le sol français.
Au-delà de la question de la responsabilité juridique et financière, on comprend aisément le risque que peut représenter l’hébergement de majeurs dans des structures pour mineurs. Or, on constate qu’un nombre importants de personnes se présentant comme mineurs ne le sont en fait pas, et que plus les départements tentent de fiabiliser leurs évaluations plus cette part est majoritaire.
Cette situation est source de défiance entre les acteurs : des évaluateurs envers les jeunes et réciproquement, mais également des associations envers les départements et même des départements entre eux. Or, il n’existe pas de moyen scientifique de prouver l’âge d’un individu, et les documents d’identité présentés, quand il y en a, ne sont pas fiables. Le recours à des tests de maturité osseuse, dont la fiabilité fait débat, a été fortement encadré par le législateur. Ces tests ne peuvent que constituer un élément d’un faisceau d’indices recueillis par l’évaluateur au cours d’un ou de plusieurs entretiens, avec le concours, le cas échéant, de professionnels d’autres spécialités.
On s’aperçoit que les compétences nécessaires à ces évaluations sortent du champ traditionnel des métiers de la protection de l’enfance et nécessitent des formations spécifiques qu’il faut mettre en place. L’Ofpra [Office français de protection des réfugiés et apatrides], dont les officiers évaluent le récit de personnes demandant l’asile en France pourrait, par exemple, y participer.
Certains départements ont développé de bonnes pratiques qu’il pourrait être intéressant de généraliser. Un référentiel national définissant la formation et l’expérience requise pour les évaluateurs serait nécessaire, ainsi que l’a prévu le décret du 24 juin 2016.
Enfin, pour éviter tout conflit d’intérêt, il est nécessaire que les professionnels chargés de l’évaluation soient distincts de ceux qui sont chargés de l’accueil et de la prise en charge. Et, enfin, la coopération et les échanges d’informations entre départements et entre les départements et les services de l’État doit être renforcée.

Là où les difficultés sont repérées, on constate que c’est une zone grise qui concerne la ligne de distinction entre « mineurs » et « étrangers » : entre les engagements de l’État et les départements, entre la protection de l’enfance et d’autres acteurs (dont la vocation généralement est d’accueillir les étrangers), et au sein même de la protection de l’enfance qui se retrouve avec des publics qui ne ressortent pas des mêmes savoir-faire, entre le statut de mineur et celui de jeune majeur, etc. Est-ce qu’on peut vraiment séparer ces deux dimensions ?
E D : La mission de protection de l’enfance des départements concerne tous les mineurs en situation de danger, quelles que soient leur nationalité ou les conditions de leur arrivée en France. Pour autant, les MNA ont des besoins qui diffèrent de ceux des publics traditionnels de la protection de l’enfance.
Par ailleurs, la problématique des MNA s’inscrit dans un contexte de mouvement migratoire qui met à mal la capacité des États européens – pas seulement de la France – à y organiser un accueil satisfaisant. On ne peut donc pas traiter de la prise en charge des MNA par les départements en faisant abstraction de la question des flux migratoires, qui relève de la compétence de l’État. En outre, il n’est plus acceptable que l’arrivée à la majorité de ces jeunes joue comme une épée de Damoclès, qu’elle mette à mal les actions menées auprès d’eux par les départements. Une réflexion doit être menée sur le droit au séjour et au travail des jeunes qui ont été pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance.

Vous préconisez la création de plate-formes régionales qui pourraient mieux prendre en compte et de manière mieux articulée les différentes dimensions que pose votre rapport. Quel en serait l’apport essentiel et quels pourraient en être la gouvernance ?
E D : La mission d’accueil et d’évaluation des personnes se présentant comme MNA conduit dans les faits les départements à héberger de nombreux majeurs, alors que cette prise en charge devrait incomber à l’État. Le Premier ministre a récemment annoncé que l’État prendrait à sa charge cette période d’accueil et d’évaluation, cela va dans le bon sens.
Notre proposition va toutefois plus loin. Il s’agit de confier la mission de premier accueil à des plate-formes qui pourraient prendre la forme de groupements d’intérêt public (GIP) formés par les différents acteurs concernés (État, départements, acteurs associatifs) et seraient financées par l’État et les collectivités selon des modalités à définir. Les moyens existants, notamment les structures d’hébergement dont disposent les départements, seraient ainsi mutualisés à un niveau qui pourrait par exemple être l’échelon régional.
Cette solution présente, à mes yeux, plusieurs avantages. Premièrement, la centralisation des évaluations permettrait de renforcer leur qualité en facilitant la composition d’équipes pluridisciplinaires comportant notamment des personnes connaissant la réalité des pays d’origine et des interprètes présents physiquement. Ce regroupement faciliterait en outre la coopération avec les services de l’État, et notamment ceux de la PAF, surtout si la plate-forme est située dans la même ville qu’une direction zonale ou départementale de la PAF. Deuxièmement, la mise en place de telles plate-formes permettrait d’assurer une séparation plus nette entre la mission d’évaluation et la mission de prise en charge des jeunes reconnus, dont la confusion peut perturber les professionnels tout en alimentant une certaine suspicion de la part des milieux associatifs, voire des magistrats. Enfin, l’échange d’informations entre un nombre réduit de plate-formes serait facilité et permettrait d’éviter que des personnes ne tentent leur chance dans plusieurs départements successivement.
Une fois la minorité et l’isolement établis, le mineur serait confié à un département et pris en charge de manière classique par la protection de l’enfance.

Propos recueillis par Abdellatif Chaouite