N°129

Le dossier : Migrants mineurs

Le Mineur Non Accompagné

Penser les mots, penser la clinique

par Juliette LECONTE, Roman PÉTROUCHINE
Makhlouf Boubeker

Comment dénommer juridiquement ces jeunes qui ont quitté leur pays d’origine, pour la plupart précipitamment, pour arriver en France après un voyage long et éprouvant ? En s’emparant de cette question au cours de ces deux dernières décennies, les juridictions françaises et européennes se sont croisées et entrelacées. Elles aboutissent à des dénominations et des conceptions multiples du phénomène, non dépourvues de contradictions et de paradoxes.
Le « mineur isolé étranger » n’est pas défini en droit français en tant que tel. Cependant, chacun de ces trois termes, pris séparément, peut être appréhendé dans diverses juridictions françaises. La minorité est définie par l’article 1er de la Convention internationale des Droits de l’Enfant et le Code civil français : « un enfant s’entend de tout être humain âgé de moins de dix-huit ans ». Ce sujet doit également être isolé, c’est-à-dire non seulement dépourvu de représentant légal, mais également de « la protection de sa famille » . Les choses se corsent lorsque les juridictions françaises cherchent à s’aligner sur les juridictions européennes, rendant compte alors du « mineur non accompagné » et du « mineur privé temporairement ou définitivement de la protection de sa famille » .
Aussi le mineur non accompagné est un sujet juridique des plus spécifiques, au croisement de deux législations : la protection de l’enfance d’une part, relevant d’une prérogative départementale tendant à l’inclure sur le territoire, et le droit des étrangers d’autre part, tendant plutôt à l’exclure de celui-ci. Ainsi le système lui donne une place ambigüe : la légitimité de sa présence sur le territoire français est questionnée par une partie du droit alors que la Convention internationale des Droits de l’Enfant, dont la France est signataire, affirme l’ « intérêt supérieur de l’enfant » dans son besoin de protection, quelles que soient sa culture et sa nationalité (Pétrouchine, Konaré, Zeroug-Vial, 2015).
Appréhender le mineur non accompagné sous un angle clinique prend sens dans la mesure où le parcours d’exil, les circonstances du départ, les particularités de l’accueil sur le territoire français sont autant d’événements potentiellement – mais pas forcément - traumatogènes.

Les mineurs non accompagnés : quelle psychopathologie ?

Il nous paraît important de ne pas inférer d’emblée l’existence de troubles psychopathologiques dans ces populations. Les travailleurs sociaux et les professionnels du soin témoignent régulièrement, mais ni systématiquement ni exclusivement, d’une clinique du traumatisme. Les manifestations cliniques sont modulées en fonction de l’âge, de l’appartenance culturelle, de l’histoire singulière des jeunes. Il existe peu de travaux épidémiologiques concernant la santé mentale de ces jeunes. Certaines études comparatives avec les mineurs accompagnés ou non réfugiés montrent une psychopathologie plus élevée chez les mineurs non accompagnés : stress post-traumatique, anxiété, dépression, pathologie borderline et psychose. Cependant, ces résultats relevés à partir des critères internationaux doivent être prudemment pris en compte car ces groupes sont très hétérogènes sur le plan des langues et des cultures : l’évaluation clinique en situation transculturelle comporte un risque important d’erreur diagnostique.

Une clinique du traumatisme
Elle est marquée par une dépressivité voire une dépression, une perte du sens des choses, de son être et de sa présence propre en France. Les différents traumatismes, pertes et deuils sont cumulatifs : ceux qui sont vécus sur le territoire français réactualisent ceux qui ont été subis durant le trajet et dans le pays d’origine.
Le corps s’exprime : les mineurs non accompagnés dorment mal, font des cauchemars, évitent la nourriture, se montrent apathiques, se plaignent de douleurs corporelles. Il peut s’agir aussi d’une preuve de vie : si mon corps souffre, c’est que j’existe. Les jeunes cherchent parfois à se prouver leur existence propre par le corps quand ils ne peuvent se penser psychiquement. Pris dans une dette, dans un mandat ou dans la culpabilité d’un deuil, il leur arrive de dédier leur existence à un autre qu’à eux-même : il s’agit de vivre pour soutenir sa famille, de vivre par procuration : « Je veux garder des douleurs parce que ma famille souffre. Je ne peux pas être guéri si les membres de ma famille ne vont pas bien ».
Enfin, certains jeunes pris dans le processus traumatique restent comme suspendus au voyage et mettent beaucoup de temps à « vivre » la France. Ils n’arrivent pas à penser qu’au pays d’origine, comme en France, la vie continue. Ils vivent avec violence le fait qu’un parent a pu, par exemple, refaire sa vie au pays. La temporalité psychique est écrasée par l’événement traumatique. L’arrivée psychologique effective est réalisée plusieurs mois après l’arrivée réelle. La précarité de la situation et l’urgence perpétuelle font émerger des stratégies de survie qui bloquent tout processus d’élaboration psychique. Elles provoquent une amnésie de la pensée qui empêche le sujet d’anticiper un avenir même proche et de se remémorer son passé. Ainsi toute forme d’élaboration psychique et de processus narratif inscrivant le sujet dans un passé, un présent, un avenir, est bloquée (Leconte, 2010).

Position de survie et nostalgie. Un deuil impossible
Les mineurs non accompagnés sont simultanément pris dans deux problématiques distinctes : celles du deuil et de la nostalgie. Dans le deuil, la personne aimée ou l’objet investi narcissiquement a disparu ; dans la nostalgie, l’objet est absent mais n’a pas disparu. Il existe des points de confusion entre deuil et nostalgie dans la clinique des jeunes, isolés sur le territoire français et séparés de leur famille. Toute séparation, tout départ est traditionnellement entouré des rituels des adieux qui séparent le monde des présents de celui des absents. Le plus souvent, rien d’un tel marquage n’existe pour le mineur isolé étranger (Leconte 2012). Le départ est souvent rapide, précipité, sinon secret. La séparation d’avec les êtres et les choses se fait sous la forme d’un abandon brutal. Les mineurs isolés étrangers rendent très régulièrement compte dans leur parole de la crainte fantasmatique d’être morts pour ceux qui sont restés et, en écho, les absents abandonnés apparaissent comme morts dans leurs rêves et leurs fantasmes.
Accepter un travail de deuil après la perte réelle d’une personne aimée serait une acceptation de la position dépressive. Or, les mineurs isolés étrangers sont pris dans des stratégies de survie, dans des interdits de représentation et dans une injonction à la réussite qui interdisent l’accès à celle-ci. Mieux vaut nier la perte réelle, ou bien confondre la perte et l’absence, plutôt qu’éprouver affectivement la douleur d’un deuil traumatique. La confusion entre deuil et nostalgie interfère avec l’interdit d’accès à une position dépressive.

Des angoisses de séparation
Elles peuvent se lire comme la conséquence des temps de séparation brutale et à répétition qui ont lieu tout le long du voyage d’exil.
Elles se manifestent de plusieurs manières. Souvent, les jeunes manifestent une adhésion extrêmement forte à ce que les adultes désirent pour eux ou leur proposent. Cependant, il arrive qu’à la surprise de tous, un jeune passe à l’acte de manière violente. En conséquence, soit il est exclu de son lieu de vie, soit il part sans prévenir, rompant le lien que les adultes croyaient avoir tissé avec lui, avec ce qui s’était tramé pour lui, mais finalement hors de lui.
Certains jeunes sont en errance depuis de nombreuses années. Angelina Etiemble et Omar Zanna (2013) soulignent que les mineurs non accompagnés pris dans une problématique d’errance sont extrêmement méfiants de toute forme d’institution et sont en ce sens très difficiles à approcher par les professionnels. On retrouve chez eux de graves troubles de l’attachement et de la personnalité, liés à des traumatismes ultra-précoces à répétition vécus pendant les premières années de vie. Les problématiques d’errance dont témoignent les professionnels constituent souvent l’expression des compulsions de séparation, liées à de fortes angoisses de séparation. Le traumatisme a ainsi un impact sur la spatialité subjective du mineur non accompagné : l’errance permet d’éviter de s’arrêter, quand s’arrêter voudrait dire penser, souffrir, faire confiance (Leconte, 2012).

Une clinique des transferts
Les acteurs travaillant au contact des mineurs non accompagnés sont pris dans des enjeux transféro-contre-transférentiels complexes marqués par une difficulté à se représenter le jeune dans sa singularité et une grande ambivalence.
Des acteurs en difficulté pour penser le mineur non accompagné dans sa singularité
Les mineurs isolés étrangers ne font généralement pas parler d’eux dans les foyers. Leur vie sentimentale, leurs désirs professionnels, leurs goûts et leurs loisirs sont parfois mal connus des travailleurs sociaux. Dès les premiers jours de l’arrivée en France, il s’agit d’adopter, parfois de façon caricaturale, l’apparence normative de la jeunesse occidentale. Cherchent-ils de cette manière à s’intégrer ? A éviter de se faire repérer en se « fondant » dans le paysage et éviter ainsi une forme de distinction qui pourrait aboutir à de l’exclusion ? Ce silence des mineurs isolés étrangers dans les lieux de vie constitue-t-il l’expression symptomatique des événements traumatiques dont il faut éviter les reviviscences douloureuses ? Quoi qu’il en soit, les acteurs sont souvent en difficulté pour se représenter ces jeunes dans leur identité propre et leur singularité, tant ceux-ci ne font pas de bruit, prennent peu de place et se ressemblent les uns les autres.
Au-delà d’une dimension contre-transférentielle, on peut aussi lire cet empêchement sous l’angle d’une contrainte institutionnelle objective. Les acteurs sont véritablement submergés par les procédures administratives et juridiques. Complexes, extrêmement mouvantes dans le temps, soumises à des interprétations variables d’un département à l’autre, en contradictions les uns les autres, elles révèlent un espace kafkaïen du système. Comment, dans ces conditions, avoir le temps réel et l’espace psychique pour penser le jeune dans sa singularité, quand
son être-au-monde est sans cesse ramené à
l’imbroglio juridico-administratif dans lequel il est pris (Pétrouchine, Konare, Zeroug-Vial, 2015) ?

L’ambivalence
Les mineurs isolés étrangers induisent des mouvements contre-transférentiels d’emblée massifs, multiples et paradoxaux.
Ce qui construit un professionnel comme sujet politique, institutionnel et culturel interfère dans la relation qu’il établit avec un jeune. Or, il peut être difficile pour ce dernier de différencier les fonctions des différents accompagnants qu’il est amené à rencontrer. Qu’un professionnel soit salarié d’une institution française induit souvent une certaine angoisse chez le jeune qui peut l’assimiler par exemple à un policier. Il peut éprouver une même méfiance lorsqu’il s’adresse à celui qui doit l’évaluer et juger de son statut, et lorsqu’il s’adresse à celui qui l’accompagne au quotidien. Les accompagnants exercent parfois ces différentes fonctions de façon conjointe. La posture professionnelle devient paradoxante et contribue à un effet de confusion dans le transfert.
Du côté des professionnels, le paradigme du soupçon et le « mythe du réfugié menteur » (Rousseau et Foxen, 2006), communément appliqués à l’ensemble des migrants, s’appliquent a fortiori aux mineurs isolés étrangers : est-il vraiment mineur ? Son récit est-il vrai ? Le trait est exacerbé lorsque le professionnel, lors de l’évaluation par exemple, est mis dans la position d’être expert de la vérité ou de la facticité du discours des jeunes. Ceux-ci sont alors pris dans une injonction à se raconter, au risque d’une perversion de l’usage de la parole transformée en un discours lissé qui met de côté les affects liés aux souvenirs traumatiques, et qu’ils présentent de façon univoque à la préfecture comme aux professionnels. La parole vraie serait au risque d’une réactualisation du vécu traumatique. Certains thérapeutes, pour dépasser cette difficulté, préfèrent utiliser des outils de médiation (dessin par exemple) plutôt que l’usage de la parole pour accompagner ces jeunes.
Du côté des jeunes, comment faire confiance de nouveau à des adultes après les traumatismes de la migration ? L’adulte est celui qui a pu aider voire sauver le jeune au cours de son parcours migratoire ou bien au contraire le trahir, le maltraiter et l’abuser. Jamais en tout cas, il ne s’est inscrit dans un lien suffisamment fiable et sécurisant. Cette méfiance se teinte d’ambivalence lorsque les jeunes transfèrent sur les professionnels des imagos parentaux chargés de haine et d’amour. Quel est ce parent à la fois abandonnant et porteur du projet migratoire pour un autre que lui-même ? Les mineurs isolés étrangers oscillent entre agressivité : « mes parents sont coupables de m’avoir abandonné », et culpabilité : « j’ai abandonné et déçu mes parents ». Ces deux sentiments sont projetés sur ceux qui les accompagnent au quotidien.

Conclusion

Si la clinique du mineur non accompagné rejoint celle du traumatisme chez le sujet migrant, elle est modulée par certaines spécificités liées à l’âge, aux circonstances du départ et aux parcours migratoires, à l’absence d’une figure tutélaire familiale sur le territoire français qui, à la problématique du deuil, associe fortement celle de la nostalgie. Les jeunes comme les acteurs sont pris par ailleurs dans des enjeux transféro-contre-transférentiels complexes marqués par une difficulté, pour le professionnel à se représenter le jeune dans sa singularité, et une grande ambivalence.
Une lecture compréhensive de la situation des mineurs isolés étrangers fondée sur une lecture univoque des mouvements transféro-contre-transférentiels ne suffit pas. Les jeunes comme les acteurs sont pris dans des contraintes sociales et institutionnelles qui influent énormément sur leur positionnement et leurs affects. Les accompagnants sont mandatés à de multiples fonctions qui entrent parfois en contradiction les unes avec les autres. L’envahissement de leur activité professionnelle par les tâches juridico-administratives complexes les empêche d’aller dans le sens d’un accompagnement ajusté aux spécificités de chaque jeune. Les jeunes sont pris dans une injonction à l’attentisme dans les procédures d’évaluation de la minorité, suivi d’une urgentification des procédures quand le jeune est enfin déclaré mineur – à l’aube de sa majorité … Les jeunes sont ainsi pris dans un autre deuil : celui d’un accueil digne sur le territoire français.

Etiemble A. et Zanna O.
Actualiser et complexifier la typologie des motifs de départ du pays d’origine des mineurs isolés étrangers présents en France. Synthèse. Convention de recherche N°212.01.09.14, Topik, Mission de Recherche Droit et Justice. 2013.

Leconte J.
Hiwot enfant éthiopienne exilée : entre deuil et reconstruction. Transfaire et Cultures, 2, 2010.

Leconte J.
Le voyage d’exil ; temps hors cadre, temps hors norme. Quelles conséquences pour les mineurs isolés étrangers ? L’Autre, 13(2), 194-204, 2012.

Pétrouchine R., Konaré B. et Zeroug-Vial H.
Les mineurs isolés étrangers : de l’assignation paradoxale comme épreuve de professionnalité.
Enfance et psy, 67, 113 – 124, 2015.

Rousseau C. et Foxen C.
Le mythe du réfugié menteur : un mensonge indispensable ? Evolution Psychiatrique, 71, 33-41, 2007.

UNICEF
Convention Internationale des Droits de l’Enfant, 1990. Repéré à www.humanium.org