
Gérard Roblès, vous êtes travailleur social à Grenoble et musicien-chanteur. Vous pouvez nous situer d’abord votre parcours ?
Gérard Roblès : Oui, je suis né en 1964. J’ai un parcours de travailleur social et une vocation d’artiste-musicien. J’ai mené les deux depuis 1986. Et je fais comme ça des allers-retours entre le travail social et la musique, et notamment la chanson d’écriture française.
Est-ce que ce sont deux champs parallèles pour vous ou est-ce que l’un nourrit l’autre et de quelle manière ?
G R : L’un nourrit l’autre évidemment. Je l’ai écrit « Je l’avoue, je me nourris du champ social comme de la boue ». C’est-à-dire que le champ social, c’est le lieu où je prends mon inspiration, parce que c’est là où les gens vivent, essayent de faire des choses et je me suis toujours inspiré de ce quotidien, en essayant de vérifier que le champ social était un lieu de partage et de rencontre. Donc, j’ai toujours fait ce lien-là, et surtout je pense que le travail social m’a toujours donné du courage à écrire et l’écriture m’a donné du courage à affronter le travail social.
Vous êtes aussi si l’on peut dire un enfant de l’Éducation populaire. On le sent dans votre écriture depuis votre premier album.
G R : Oui, je suis un enfant de l’Éducation populaire. Sans doute aussi parce que je suis un enfant de Pieds-noirs, petit-fils d’immigrés espagnols qui avaient émigré en Algérie, puis mes parents sont devenus français et sont arrivés en France. On connaît cette histoire, mais on sait moins qu’à un moment donné, certains de ces gens-là étaient devenus apatrides, parce qu’on leur a demandé, au début des années soixante, ce qu’ils voulaient être, c’est-à-dire qu’ils choisissent entre la France, l’Algérie et l’Espagne. Mais parents m’ont parfois expliqué ce dilemme. Ce qui était extrêmement bizarre en fait. Et mes parents m’ont toujours dit qu’à ce moment-là, ils ont choisi la France et sont « rentrés » donc en France comme ils disaient, mais en fait dans un pays qu’ils ne connaissaient pas ! Ce qui m’a permis de revisiter cette histoire et de re-puiser dedans. J’ai eu besoin de replonger dans cette histoire et dans sa culture. Et j’ai rencontré dans cette recherche le BAFA ! [Brevet d’aptitude aux fonctions d’animateur]. Et comme j’étais un peu perdu dans mes études , mais un jour, j’ai rencontré le BAFA. Et cela m’a permis de découvrir un monde qui m’a fabriqué. En un mot, cette expérience
se résume en une leçon : deviens ce que tu es !
Le BAFA, c’était ce que je voulais faire, c’est-à-dire une guitare, des chansons, des études. En fin de compte, le BAFA m’a construit totalement, en tout cas m’a donné un élan qui me manquait quand j’avais 17-18 ans.
Et, sur le plan artistique, vous en êtes aujourd’hui donc à votre septième album.
G R : Oui, c’est-à-dire qu’à force d’avancer dans l’écriture et dans les concerts, j’ai découvert que cette activité me faisait du bien, me soignait, me permettait d’aller à la rencontre des autres… Et même si la rencontre est toujours une épreuve, elle m’a permis de continuer et dans mon travail de travailleur social et dans mon activité musicale. C’est souvent un équilibre à trouver, parfois difficile, mais en tout cas, c’est ce qui m’a fait continuer dans ce chemin.
Ce que j’ai découvert dans ce chemin, et par le biais donc également du BAFA, c’est de dire : il est possible de faire quelque chose que tu aimes ! Parce qu’en fait, je suis d’une génération où les parents avaient cette impression d’être toujours dominés. C’était des ouvriers, enfants d’ouvriers agricoles, des los jornaleros, on les appelait les journaliers. C’est-à-dire qu’ils vendaient leurs bras en Algérie pour ramasser les olives. Et quand ils sont arrivés en France, ils ont subi plein de moqueries, de racisme de la part de qu’on appelle maintenant les « français de souche » (bien que je ne sache pas ce que cela veut dire exactement)., j’avais le sentiment qu’il était possible au contraire de faire ce qu’on aimait ou ce qu’on désirait faire ou être. Donc, quand tu décides un jour, de faire le choix entre les valeurs transmises et tes propres valeurs , tu construis un chemin qui t’appartient.
Parfois tu t’affrontes à tes parents, tu t’affrontes à tes racines, tu t’affrontes à tes frères, mais c’est le meilleur chemin, peut-être le plus difficile mais c’est celui que j’ai pris.
Même en vieillissant, c’est toujours ce chemin-là que je fréquente, je garde le même cap et la même capacité d’affronter les obstacles qui se présentent.
Vos textes sont souvent nourris de cette mémoire. La mémoire des migrations de manière générale et en même temps, des textes plus ciblés par exemple sur l’Andalousie…
G R : Ce n’est pas vraiment un choix de ma part, mais c’est ce qui me touche souvent dans la réalité sociale. Sans doute le fait d’être un enfant de Pieds-noirs. Mon père me disait que quand il était arrivé en France, à un moment il mangeait seul à l’écart , car il n’était pas accepté et que les français lui disaient « toi le bougnoule, tu manges dehors ! ». Quand il me le racontait, il pleurait. Et moi, je me disais « mais qu’est-ce que c’est qu’un bougnoule ! ».
Mon père m’expliqua que c’était une insulte. Ce sont des choses qui marquent !
Ça paraît incroyable de dire ça, mais il disait aussi qu’à ce moment-là, il y avait des équipes où il n’y avait que les Algériens et les Pieds-noirs qui jouaient ensemble, peut-être avaient-ils la même branche à prendre, les mêmes douleurs et souvenirs à partager. Ce qui les réunissait, c’était le sport et le chant ! Je trouve ça extraordinaire, moi.
Donc, c’est quand j’y repense, j’écris là-dessus. Souvent j’écris sur le voyage en fait. Je crois que les gens qui quittent leur pays sans l’avoir choisi, c’est une des épreuves les plus difficiles dans la vie. Il faut savoir faire entendre ce que ça peut être. C’est une souffrance. Je fais très attention à ne pas être que dans la nostalgie ou dans le pathos.
Avec quand même une ouverture dans vos textes sur des horizons plus larges. Je pense à la mélodie « On est d’ici, on est de là » et à d’autres textes qui sont en fait déconnectés de celui de l’immigration au sens classique. Cela fait référence à un monde qui est devenu un monde de déplacement pour tout le monde, ou devrait l’être en tout cas…
G R : Oui. Mais ce qui me paraît le plus difficile, c’est le fait qu’on a du mal à l’intégrer et l’accepter. Dans certains concerts, quand j’essaye d’expliquer, la difficulté c’est de se rendre compte que c’est inéluctable, nous devons accueillir l’autre.. Moi, je le pense en tout cas. On est dans un monde où tout le monde se déplace déjà. Même si on interdit à certains de se déplacer, tout le monde est appelé à se déplacer. La vraie difficulté c’est d’accepter cela.
Mon prochain album qui va paraître en 2018, va parler aussi de ça. Notamment un morceau que j’ai appelé « Accrochez-vous ». Je crois qu’il va falloir vraiment s’accrocher les uns aux autres, parce que sinon on va finir par se perdre tous dans une déshumanisation catastrophique. Donc, j’écris « restez humains » parce qu’on a une obligation de continuer à ne pas oublier que nous sommes des êtres vivants de passage seulement sur cette terre. Et, en ce moment, il y a des gens qui ont besoin de nous dans ce sens. Ma technique à moi dans le champ du travail social comme dans celui de la musique, c’est d’essayer de montrer qu’on est encore ensemble et qu’on l’obligation de le rester.
Comment vous traduisez concrètement cette « technique », par quels types d’actions par exemple ou d’accompagnement dans lesquelles vous avez pu apporter votre expérience musicale dans les pratiques sociales ?
G R : Je viens de passer quelques années dans le quartier de Mistral à Grenoble comme responsable de structure. Et je me suis aperçu que les gens avaient besoin de se frôler et de se sentir. Donc, on a mis en place des soirées où on chantait ensemble. Et chanter ensemble avec des gens turcs, maghrébins, polonais, russes, c’est une façon de jeter des passerelles entre les êtres. Ce que vous dites là dans votre langue que je ne connais pas, je le comprends quand je peux le chanter. Je crois que la musique, c’est un vrai pont.
Quels que soient les univers, les gens chantent, dansent et poétisent. Il suffit d’y mettre un stylo, une guitare, une derbouka et un micro et savoir accueillir.
On a enregistré et produit des séances comme ça. Et cette production avait un sens éducatif. En disant aux gens, on va vous faire cadeau à chacun d’un CD de ce qu’on a écrit et chanté ensemble dans plusieurs langues pour que vous les écoutiez ensemble avec vos enfants. A tous les niveaux, cela permet un partage. C’est aussi ce que permettent les moyens modernes. Ce n’est pas difficile à faire, il suffit de vouloir le faire. Avec les jeunes, on a utilisé aussi la musique. Dans certains lieux, le slam, le rap, les ateliers d’écriture, c’est simple à valoriser et c’est valorisant. On peut utiliser ce genre d’écriture pour dire ce que l’on est.
Si j’arrive à dire ce que je suis, je suis un peu plus à l’aise avec moi-même et avec les autres. C’est aussi ce que mon expérience propre m’a appris. En ce moment je viens de finir un cycle dans une prison en Isère. Les gens qui sont en prison, ils écrivent et ils disent. Quand tu dis quelque chose avec tes tripes, il me semble qu’on vit un peu mieux. C’est ce qui m’a permis moi de ne pas rester enfermé dans mes souffrances. Je dis souvent aux jeunes, écrire, c’est pour dire et dire, c’est toujours faire quelque chose de soi et avec ceux qui écoutent.
D’une certaine façon, il ne s’agit plus seulement de l’accès à la Culture, avec un grand C, dont on nous rebat un peu les oreilles, mais de l’usage ou de l’appropriation de cette culture. Et donc de la culture comme possible d’un vivre ensemble construit par les apports de chacun, une manière qui permet à la fois d’écouter, de se faire entendre et donc de partager.
G R : Je crois que ça l’a toujours été. Tous les collègues artistes, musiciens, travailleurs sociaux cherchent régulièrement des nouvelles pratiques. Les pratiques artistiques sont toujours au goût du jour ; quelles que soient ces pratiques, la danse, la musique, la peinture, l’écriture. La vraie difficulté, c’est la rencontre avec les médias.
Aujourd’hui, on est dans un système où on a l’impression que les formes de culture sont éloignées et les groupes qu’on encadre, il faut rapprocher les jeunes de toutes formes de culture.
C’était pareil pour nous : moi, dans le milieu où j’étais, on écoutait des chansons espagnoles et des chansons du Maghreb. Au bout d’un moment, j’étais obligé d’en sortir. L’effort pour le faire, c’est la définition même de la jeunesse.
Il faut que les adultes soient aujourd’hui assez courageux pour aller à la rencontre de cet effort. Même pour dire non, il faut aller à la rencontre. Peut-être qu’il y a plus de violence, plus d’angoisse, plus de craintes, mais la jeunesse est la même, elle a toujours besoin à la fois de dire non et en même temps de demander à l’adulte : « dis-moi où on va mec ! ».
Le travailleur social comme l’artiste doivent être extrêmement courageux aujourd’hui pour répondre à cette demande, même s’il y a une marge de doute. Les travailleurs sociaux doivent être bien formés pour cela. S’ils sont bien formés, ils n’ont rien à craindre. Ils peuvent être un peu bousculés peut-être ou chahutés. Mais on doit être formés pour ça. Personnellement, en 30 ans de pratiques sur le terrain, il ne m’est jamais arrivé quelque chose de grave. Par contre, il faut une bonne formation.

Avec votre expérience justement, est-ce que vous pouvez préciser ce que seraient les besoins nouveaux dans la formation des travailleurs sociaux aujourd’hui ?
G R : Les besoins de formation sont inhérents à une époque. En 2017, il faut être un peu plus clair sur les pratiques religieuses, sur ce qu’on appelle la radicalité, l’art dans la ville, le slam, le rap, la relation aux femmes, la mondialisation, etc. Il faut être clair là-dessus. Il faut que les travailleurs sociaux soient au courant de ces enjeux, il faut qu’ils aient une culture forte. Le travailleur social qui est seulement dans une culture basique, aujourd’hui, ça ne marche pas. Je crois à la transversalité philosophique, économique, sociologique, psychologique, il faut être au courant de ce qui se dit sur tous les fronts. J’ai toujours aimé lire par exemple le philosophe Bernard Stiegler. Il explique bien comment il a toujours tout utilisé pour se former.
On ne peut pas rester juste sur la psychologie dans la formation. Il faut ouvrir dans la formation les portes de la poésie, de la philosophie, de l’économie. Comment comprendre la précarité par exemple sans comprendre la mondialisation aujourd’hui ? Il faut que l’horizon des travailleurs sociaux soit ouvert à 360 degrés sur le monde. Le mot social est complexe, il brasse tout, c’est ce qui nous relie d’une manière générale. Le champ social est vaste, il comprend toutes les dimensions. Pour comprendre ce que nous raconte l’autre, il faut savoir comprendre comment situer son propos, sinon ça ne va pas. On ne peut pas imaginer aujourd’hui qu’on ne fasse pas des liens avec le scandale de ce qui se passe dans les comptes offshore. On ne peut pas comprendre les comportements dits radicaux si on n’a pas travaillé sur quelques ouvrages là-dessus et quelques films. On ne peut pas savoir ce que c’est que la domination masculine si on ne met pas le nez dans ce qui se déroule actuellement à travers les réseaux, etc. Il faut former le travailleur social à être extrêmement curieux, sinon il est voué à l’échec.
Est-ce que les formations actuelles des travailleurs sociaux vous semblent répondre à ces exigences, et est-ce que les institutions du travail social vous semblent les intégrer dans leurs modalités de gestion ?
G R : Ce que je constate à mon niveau, au moins dans des centres de formation que je fréquente, c’est qu’il faut avoir un regard vaste, un regard transversal sur les enjeux de cette société. C’est un problème effectivement des instances officielles qui forment les travailleurs sociaux. Les cadres dans lesquels nos parents étaient enfermés : ouvrier, immigré, etc., aujourd’hui, les générations sortent de tous ces cadres-là. Ils sont tellement accros aux réseaux sociaux qu’ils ont compris qu’on peut traverser rapidement ou stagner rapidement et en souffrir. Ils sont en capacité de comprendre ce qui se passe. Il faut que les travailleurs sociaux soient dans la même capacité, non seulement de comprendre mais d’agir en conséquence.
Vous êtes un acteur reconnu de l’Éducation populaire sur place. Comment vous vous saisissez de ces enjeux ?
G R : Je crois que les fédérations de l’Education populaire se sont tellement institutionnalisées à un moment qu’elles ont perdu le cœur même de leur fonction, c’est-à-dire la capacité d’œuvrer avec le dissensus, de ne pas avoir peur de la confrontation.
Ce sont des bagarres nécessaires. Je crois que l’enjeu de l’Éducation populaire est que ses acteurs se situent au-dessus des enjeux immédiats. Je peux dire que l’objectif est que chaque individu soit acteur de sa propre vie.
Le propre de l’Éducation populaire est de garder ce cap, rester acteur de sa vie et pouvoir rebondir d’objectif à objectif. Le pire c’est de ne pas avoir d’objectif atteignable. La difficulté pour beaucoup de jeunes aujourd’hui, c’est qu’ils ont l’impression de ne rien atteindre, aucun objectif, aucune victoire. Moi, je définis souvent avec eux un objectif à gagner, un texte, une chanson ou autre chose. Quand on gagne, on se sent un peu plus valorisé, on est un peu plus fier. Ça fait gagner un peu plus d’estime de soi et de confiance en soi.
Vous êtes, sur le plan artistique, musicien, parolier et chansonnier. Quels ont été de ce côté-là vos influences ?
G R : Mes grands-parents parlaient un mélange d’arabe, d’espagnol et parfois de français, qu’on appelait le pataoete.
Ils nous ont fait découvrir des chansons espagnoles, des chansons algériennes. J’ai découvert et aimé ainsi un certain nombre de chanteurs qui ne sont pas forcément connus.
Je ne comprenais pas les paroles des chansons mais je chantais. Mais il y avait un bon rythme, c’était super ce que faisait ces gens. Beaucoup de ces chansons ont été reprises par des chanteurs d’aujourd’hui. Puis, quand mes parents ont eu un peu plus de moyens, on a écouté la chanson française. Mes parents habitaient dans une cité à Lyon et comme dans tous les quartiers populaires, on écoutait surtout la radio. Je me souviens, il y avait un gars qui passait dans le quartier, il jouait d’un accordéon et distribuait des partitions. C’étaient les premiers karaokés je pense. Il était aveugle, il nous distribuait des partitions et on chantait les chansons avec lui. Ce mec-là, je suis en train de lui faire un hommage. C’était extraordinaire ! Un mec aveugle, qui chantait des chansons françaises en bas des HLM ! Il gagnait sa vie comme ça. C’était magnifique. Donc, voilà comment j’écoutais les chansons populaires françaises de l’époque. Et petit à petit je me suis fait mon petit manuel de chansons à moi. J’ai beaucoup aimé et écouté Léo Ferré que j’ai eu la chance de voir chanter l’année de sa mort. Et puis après j’ai écouté du rock comme tout le monde et je me suis forgé une culture musicale comme ça. Et j’aime bien écouter ce qui se passe en ce moment. Depuis le début du rap et du slam, j’ai suivi cette forme d’expression.
Il y a vraiment des gens qui ont une belle écriture et une belle poésie. Ce que je n’aime pas c’est quand on ne comprend pas ce qui se dit. Je trouve que c’est dommage de se priver de ce qui se dit dans une chanson, parce que les basses sont souvent supérieures à ce qui se dit. Sinon, il y a de belles choses et des vraies inventions.
Et votre prochain album, il s’appellera comment ?
G R : Il n’a pas encore de titre, mais il sortira en 2018. Il y a déjà des scènes prévues. Ce qui est très difficile aujourd’hui, c’est d’avoir des vraies scènes. Elles sont de moins en moins accessibles. C’est devenu une vraie économie et il y a beaucoup de musiciens qui souffrent de ça. Mais moi, je joue partout où je peux jouer. Et comme j’ai d’autres activités, je ne suis pas accro à la scène mais j’ai besoin de faire connaître mes chansons pour que les albums tournent.
Propos recueillis par Farid Righi et Abdellatif Chaouite