N°129

Le dossier : Migrants mineurs

Parcours et expériences migratoires des mineurs isolés étrangers accueillis en France

par Sarah PRZYBYL

Aux débuts des années 1990, les premiers mineurs arrivent sans leur représentant légal sur le territoire français (Etiemble, 2002). Ce qui devait être un épiphénomène dans le paysage de la protection de l’enfance s’est maintenu et confirmé comme une réalité plus durable. En provenance des pays de l’est de l’Europe, le visage de cette migration juvénile a évolué au fil des années pour concerner aujourd’hui les pays d’Afrique de l’ouest et d’Asie (carte 1). Depuis plus de vingt ans, les institutions françaises sont confrontées à ces jeunes venus d’ailleurs et en dépit des 8 054 mineurs reconnus comme non accompagnés en 2016 (Ministère de la justice, 2017), celles-ci semblent encore désarmées. Alors que la multiplication des travaux scientifiques a permis de mieux cerner le profil des mineurs non accompagnés, les contours de leur migration restent flous. Comment les mineurs voyagent-ils ? Quelles routes empruntent-ils pour arriver en France ? Quelles expériences vivent-ils au cours de leur migration ? Sont-ils toujours non-accompagnés ? Les réponses à ces questions tendent à montrer la diversité des profils et des parcours qui se cachent derrière la catégorie de mineur non accompagné [1].

carte 1
carte 1

Des expériences de mobilité antérieures

L’expérience de la migration n’est pas inédite pour tous les jeunes pris en charge. Seuls ou accompagnés de leurs proches, certains ont déjà effectué un premier séjour en Europe avant d’arriver en France. Voyage scolaire, vacances en famille ou première migration, ces expériences de la mobilité dévoilent l’acquisition d’un savoir-migrer à l’origine d’un capital expérientiel propre à chaque mineur. Pour eux, à l’instar du jeune I. dont le voyage est représenté ci-dessus (carte 2), la migration internationale fait déjà partie intégrante de leur parcours de vie.

carte 2
carte 2

I. n’a que onze ans quand il émigre avec des voisins de son quartier pour la Turquie en vue de rejoindre la Grèce. Ce premier voyage est le début de nombreuses circulations dans la vie du jeune. Malgré la durée de son séjour en Grèce, I. dit n’avoir jamais bénéficié d’une protection institutionnelle à Athènes et avoir vécu pendant près de quatre ans dans la clandestinité. Inscrit dans des réseaux de revente de drogue, il s’établit dans une vie d’errance qui semble l’avoir profondément marqué. Quelques mois après son retour en Algérie, I. repart pour l’Europe et se dirige cette fois-ci vers l’Espagne. Confirmant son désir de quitter son pays, il organise seul cette seconde migration. I. a toujours réalisé ses déplacements sans ses représentants légaux et revendique cet isolement lors de nos différentes rencontres comme un symbole de réussite personnelle.

Le critère de la proximité géographique joue un rôle important dans la possibilité de migrer. Les mineurs ayant déclaré une expérience migratoire antérieure en Europe sont tous originaires du Maghreb. Aucun mineur en provenance des pays d’Asie ou de ceux d’Afrique de l’Ouest n’a mentionné l’existence d’expériences migratoires similaires. Cela ne signifie pas pour autant que les jeunes en provenance de ces régions n’ont pas eu d’expériences de la migration. Celles-ci ne se sont tout simplement pas déployées en Europe. Le cas de ces jeunes mobiles ne saurait faire oublier ceux n’ayant jamais eu l’occasion d’expérimenter de déplacements au-delà des mobilités quotidiennes pour aller à l’école ou rencontrer des amis. Pour eux, la migration internationale sera bien la première expérience de mobilité.

Une migration, des voyages

La migration des mineurs est souvent évoquée par le prisme de parcours dramatiques. Pourtant, tous les voyages n’impliquent pas que les jeunes bravent l’impossible pour rejoindre l’Europe. À l’image de l’hétérogénéité des profils de mineurs qui composent cette migration, l’intérêt porté aux parcours migratoires atteste de la pluralité des routes et des expériences vécues par les jeunes.

La voie des airs

Makhlouf Boubeker

Renforçant l’image de vulnérabilité induite par la catégorie de mineur, très peu de récits s’attardent sur les parcours banals qui font la réalité de cette migration juvénile. Lors des enquêtes menées, la majorité des mineurs explique avoir réalisé la plus grande partie de leur parcours en avion. Ce type de voyage se dévoile comme une modalité de déplacement qui concerne les destinations les plus éloignées de l’Europe comme c’est le cas des liaisons entre le Pakistan et l’Italie ou encore celles entre le Congo et la France. Parallèlement aux liaisons directes entre le pays d’origine et d’accueil, d’autres trajectoires de mineurs indiquent pourtant que l’arrivée dans un pays européen n’est pas synonyme d’arrêt de la migration. Le trajet par avion assure ainsi une première séquence de mobilité, celle qui représente la part la plus importante du voyage jusqu’en Europe. Une fois arrivés dans un pays européen, les mineurs continuent leur voyage en bus, en train ou en voiture pour rejoindre la destination visée. Grâce à une réservation effectuée lors de la phase de préparation de leur projet migratoire, les mineurs embarquent dans des avions qui les conduiront en Europe.
Les mineurs rencontrés ayant réalisé ce type de trajet sont pour certains d’entre eux issus de familles aisées dont le capital économique suffit au financement de l’achat du billet. À l’inverse, dans des milieux plus modestes, les familles et les jeunes économisent sur le long terme pour pouvoir payer un billet vers l’Europe. Au-delà de la garantie d’arriver à destination, partir en avion c’est également avoir l’assurance de quitter légalement et sans dangers le territoire d’origine. En effet, un individu mineur peut être inscrit sur le passeport d’un adulte désigné tuteur par les représentants légaux du jeune. Ainsi, de nombreux mineurs ont voyagé aux côtés d’un oncle ou d’une tante, ou encore de passeurs chargés de faire le voyage avec le jeune. Une fois le voyage réalisé, ces accompagnateurs abandonnent le plus souvent les mineurs. Livrés à eux-mêmes dans les terminaux des aéroports, les papiers d’identité avec lesquels ils voyageaient ont quant à eux bien souvent été détruits. En dehors des mineurs issus de familles aisées ou de celles qui ont capitalisé assez d’argent pour financer un tel voyage, les parcours réalisés par avion concernent aussi les jeunes les plus susceptibles d’être en danger au cours de l’entreprise migratoire (filles ou mineurs en bas âge).
Dans le cas des enquêtés ayant migré par avion, le contenu des échanges révèle que ces jeunes ne relatent que peu d’éléments sur ce temps du voyage vers l’Europe. La vitesse avec laquelle se fait la migration est proportionnelle à la place occupée par ce moment dans les entretiens. Cette forme de contraction de l’espace-temps se retrouve dans le peu de souvenirs des jeunes pour ce voyage. En effet, en quelques heures ou en l’espace d’une nuit, ces derniers sont passés d’un continent à un autre sans réaliser l’importance des distances parcourues. Lors des échanges, les mineurs rencontrent une certaine difficulté à dire les lieux de leur migration et à situer les étapes de leur voyage vers l’Europe. Pour les pédopsychiatres Rahmeth Radjack et al. (2012 : 56), la migration participe à une perte des repères pour les jeunes dont la construction identitaire repose sur une certaine constance des environnements qui les entourent. Avec les mineurs ayant migré par avion, cette perte des repères est redoublée par l’immédiateté de leur voyage. En outre, ceux ayant été accompagnés par un adulte apparaissent avoir été trimbalés, conduits d’un point à un autre sans réellement savoir ce qui se passait.
Une migration par relais
Les parcours migratoires d’autres mineurs enquêtés dessinent des itinéraires plus sinueux. À l’inverse des jeunes ayant voyagé par avion, la migration par relais se caractérise par la combinaison de différents moyens de transport afin de pouvoir traverser les frontières des multiples pays. Ces trajectoires sont ponctuées de rencontres et d’étapes qui garantissent la poursuite du parcours migratoire jusqu’à l’arrivée des jeunes à un point de chute. De ville en ville, de pays en pays, de continent en continent, les mineurs suivent un itinéraire précis fait d’étapes négociées lors de la phase de préparation du départ. Loin d’être construits au fil de la route, les parcours des jeunes font l’objet d’une organisation méthodique dans le pays d’origine grâce à l’implication de la famille et des proches. Ces voyages ont des coûts variables en fonction des distances parcourues et des conditions négociées pour le trajet. Ils restent un investissement obligeant les familles à vendre leurs biens ou contracter un crédit auprès du passeur.
D’autres ne paient qu’une partie du voyage et ne versent le complément qu’après que le jeune soit arrivé à destination.
Les parcours de ces mineurs dessinent des trajectoires migratoires plus longues, caractérisées par une succession d’arrêts liée aux impératifs de la route connue des passeurs qui s’arrêtent dans des lieux ressources. Ces haltes visent à ce que les mineurs puissent recevoir de nouveaux faux papiers en vue du passage d’une frontière. Parfois, cette rapide escale est aussi synonyme d’un changement de mode de transport. Elles peuvent aussi être liées à un arrêt temporaire programmé chez un des membres de la famille. C’est également près de frontières étatiques que des temps d’arrêt parfois plus longs s’imposent aux mineurs. Qualifiée de migration par relais, ces parcours pourraient être comparés à une sorte de piste où les jeunes suivent un itinéraire précis guidé par des instructions qui garantissent le succès de l’entreprise migratoire. L’idée de piste implique l’idée d’une irruption possible, d’une déviation du trajet initial et d’un ralentissement de la progression.
Les témoignages des mineurs dévoilent quant à eux une expérience séquencée de la migration. Le premier temps correspond à toute la phase réalisée avec le passeur. Ce moment demeure flou et peu détaillé par les mineurs. La discrétion observée à l’égard de cette étape du voyage peut émaner de consignes données par le passeur aux jeunes lors du trajet. Dans les entretiens, toute la période organisée par le passeur est résumée à une énumération de pays et/ou de villes traversés. Point commun avec les voyages par avion, l’accompagnement par une tierce personne génère des discours où les mineurs semblent avoir été déplacés d’un point à un autre au milieu d’autres migrants sans véritablement pouvoir infléchir sur le cours du voyage.
Le deuxième temps du parcours se réalise alors que les jeunes se retrouvent seuls. La mission du passeur achevée, c’est après être arrivés en Grèce, en Italie ou en Espagne que les mineurs doivent se débrouiller seuls. Les ressources de la route n’étant plus définies à l’avance, il appartient désormais aux jeunes de poursuivre ou d’arrêter leur migration vers un autre pays. L’expérience du passage des frontières de manière autonome s’accompagne d’un changement dans la posture du mineur. Dans ce deuxième temps, libérés de toute contractualisation avec un passeur, les jeunes vont être livrés à eux-mêmes jusqu’à ce que leur trajectoire migratoire s’arrête. Un changement qui s’accompagne d’une libération de la parole ; plus prolixes, les mineurs livrent un récit plus fourni et détaillé.

Les routes de la débrouille : entre bricolage et construction

Makhlouf Boubeker

Le dernier type de parcours repéré articule également plusieurs moyens de transport pour passer les frontières. Toutefois, les différentes haltes qui jalonnent le parcours de jeunes sont plus longues. Entre le point de départ et celui d’arrivée, ces pauses qui rythment les déplacements peuvent durer quelques mois, voire parfois même quelques années. Le manque de ressources justifie la nécessité de stopper régulièrement la route. À l’inverse des mineurs dont les itinéraires sont négociés en amont de leur départ, les parcours de ces jeunes se construisent et se préparent au fil de la route, pendant que leur migration se réalise. Aussi, parmi les différents arrêts, une majeure partie d’entre eux sont dédiés à la nécessité de travailler pour capitaliser des fonds et poursuivre la route vers l’Europe.
À l’inverse des deux types de trajectoires mentionnées précédemment, cette émigration ne fait pas l’objet d’une longue anticipation et se présente davantage comme une improvisation de dernière minute. Une des raisons de cette précipitation du départ est liée au manque de ressources. Issus de familles modestes ou pauvres, les jeunes ne disposent d’aucune ressource financière pour acheter un billet d’avion pour l’Europe ou avoir recours à un passeur. D’autres ont tout simplement tout perdu suite au déclenchement d’un conflit et se sont retrouvés totalement démunis au moment de quitter leur pays. Sans ressources, l’émigration apparaît dans les mots des enquêtés comme une opportunité saisie plus qu’une réelle construction programmée. Le temps de la préparation du projet migratoire laisse place à celui de l’improvisation du départ.
À travers ces étapes, les jeunes élaborent les conditions de la réalisation de leur migration. Derrière l’image d’une débrouille apparente se dévoile celle d’une réelle construction du parcours où les jeunes font des arrêts imposés de véritables opportunités pour relancer leur parcours. Les arrêts initialement contraints deviennent des opportunités à mesure que les mineurs obtiennent les ressources (matérielles ou immatérielles) nécessaires à la poursuite de leur trajet. Ces mineurs se débrouillent seuls, bricolent et construisent les conditions de leur mobilité avec les moyens à leur disposition. Leurs parcours donnent à voir les difficultés d’un voyage où les jeunes sont les seuls garants de la réalisation de leur voyage vers l’Europe et où les phases d’immobilité font partie de la migration internationale vers l’Europe.
La singularité de ces parcours réside dans l’immédiateté avec laquelle ils se retrouvent positionnés comme les seuls responsables. Indice d’un degré d’implication totale dans leur projet migratoire, les discours des mineurs sont marqués par l’emploi de la première personne. Dans les moments dédiés aux phases décisionnelles majeures de leur parcours, les mineurs s’expriment en leur nom. Ils affirment leur capacité à être les chefs de file du mouvement qu’ils empruntent et la débrouille se révèle être alors un processus de construction. Plus qu’un itinéraire, le voyage que ces jeunes construisent jour après jour, pays après pays jusqu’à leur lieu d’arrivée se présente comme un ouvrage, fruit d’un engagement et d’une élaboration laborieuse. Loin de partir insouciants en quête d’aventure, les jeunes qui émigrent seuls témoignent d’un degré d’engagement proportionnel aux enjeux de leur migration.

Conclusion

La migration par avion, celle par relais ou encore les trajectoires chaotiques révèlent la diversité des parcours migratoires qui conduisent les jeunes vers la France. Loin d’être uniforme, ce phénomène migratoire est également caractérisé par l’hétérogénéité des expériences vécues et la pluralité des modes de restitution de celles-ci. Cette richesse des parcours ne doit pourtant pas occulter la nécessaire protection dont tous ces mineurs en situation d’isolement devraient bénéficier une fois arrivés en France en tant qu’enfants en danger.

[1Cet article repose sur les données récoltées auprès de 118 mineurs pris en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance et accueillis dans des institutions spécialisées. Issues de dossiers de suivi, d’entretiens semi-directifs et/ou d’observations, la démarche méthodologique qualitative est détaillée dans la thèse intitulée Territoires de la migration, territoires de la protection. Parcours et expériences des mineurs isolés étrangers accueillis en France (Przybyl, 2016).