N°129

éditorial

par Abdellatif Chaouite

Ce n’est plus ma langue, mon dieu, ma patrie, mon clocher, mes ancêtres qui deviennent le support de la réalisation de soi et du rapport aux autres, c’est l’espace-monde qui maintenant brasse tout cela.
La vieille partition des frontières et des États-nations ne peut résister à cela.
Patrick Chamoiseau

Il est, dans les mutations actuelles du monde [1], des phénomènes imprévisibles mais aux effets bouleversants. Dans le champ migratoire, les dits « Mineurs isolés étrangers » puis, aujourd’hui, « Mineurs non accompagnés » en présentent l’un des visages qui apostrophe : une jeunesse vulnérabilisée, sans référents parentaux ou légaux et acculée, pour diverses raisons, à une migrance supranationale. Elle interpelle de ce fait tous les acteurs sur ce front : politiques, institutionnels, associatifs – professionnels ou militants –, chercheurs, juristes, etc.

En France, ce furent d’abord quelques jeunes étrangers isolés, repérés début des années 1990 à Marseille. Des Roms et quelques Maghrébins fuyant terreur ou misère. On les appela « Mineurs isolés étrangers ». Au regard de ces trois critères, ils étaient exposés à tous les dangers et devaient, de droit, être protégés. Cette mission relève, en France, de la Protection de l’enfance (une prérogative départementale) qui concerne tous les mineurs quelles que soient leurs nationalités ou leurs conditions. Mais, de fait, et en tant qu’« étrangers », ils ont aussi des « besoins spécifiques » (E. Doineau) et relèvent de « l’asile » des étrangers (compétence de l’État). Ce chevauchement empreint d’ambiguïtés le traitement social et politique de cette catégorie de la population. Des circuits exceptionnels s’étaient d’abord mis en place (Jeunes Errants à Marseille, France Terre d’Asile dans son Centre d’accueil et d’orientation pour mineurs isolés demandeurs d’asile, etc.). Au tournant des Années 2000 cependant, l’ampleur prise par le phénomène et sa dissémination deviennent préoccupantes (l’explosion par exemple du nombre des jeunes dans les zones d’attente de Roissy Charles-de-Gaulle) et interrogent (ou embarrassent) bien des acteurs. Le politique comme l’institutionnel patinent dessus, et les associations et d’autres mouvements tentent de pallier aux urgences. En 2003, le « dispositif Versini » a visé à repérer et à mettre à l’abri ces mineurs avant leur prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE).

Le nombre de ces jeunes augmente régulièrement cependant. Arrivant de pays en guerre, en marasme économique ou incapables d’offrir à leurs jeunesses une perspective crédible, ils tentent d’échapper à des conditions de violence et de maltraitance (étude du centre de recherche Impact et ONG Acted [2]) ou à une situation sans espoir. Certains et pour les mêmes raisons étaient déjà « errants » dans leur pays (A. Etiemble). D’autres sont tout simplement en quête de possibilités pour leurs aspirations – les mêmes que pour tout autre jeune en pays nanti. Néanmoins, les mesures de protection de ces mineurs (une obligation) s’avéreraient de plus en plus coûteuses, débordant les capacités des départements et des structures ad hoc. En 2013, une circulaire instaura un dispositif d’évaluation de la minorité, une péréquation sur l’ensemble du territoire et une répartition de la charge financière de l’accueil entre l’État et les départements. Cela ne suffit pas cependant (E. Doineau). En 2015, de nombreux collectifs se constituèrent un peu partout et engagèrent aide et soutien auprès de ces jeunes. Le Défenseur des Droits alerta également sur leurs situations. Le phénomène gagna alors en visibilité.

Aujourd’hui, on estime à plus de 13 000 le nombre de ces jeunes en France (rapport au Sénat 2017), probablement plus de 20000 en fait. Une augmentation exponentielle : 5990 en 2015, 8054 en 2016 (rapport d’activité de la cellule MNA 2016) [3]. Ils-elles sont âgé.e.s en majorité de 16 ou 17 ans. Particulièrement vulnérables : ils-elles ont vécu généralement des parcours ponctués de violence, de harcèlements, d’humiliations, voire de traite d’êtres humains, et cumulent ainsi différents traumatismes (R. Petrouchine et J. Leconte). Contraints à des conditions de traversées parfois extrêmes, et soumis à l’arbitraire des passeurs, beaucoup « disparaissent » (C. Del Biaggio), en mer ou ailleurs.

En miroir, ce phénomène, qui relève moins des logiques des migrations classiques mais d’une « mondialité » (A. Pariat) – non prévue par la « mondialisation » –, semble poser la question des moyens pour les prendre en charge (hébergement, accompagnement, formation, insertion). D’antan et à propos des migrations classiques (d’adultes), d’aucuns se posaient cette même question, en termes de « coûts et profits ». Aujourd’hui, elle semble se re-poser autrement pour les mineurs non accompagnés : en termes de coûts et obligations. Le curseur semble donc changer, les obligations devant déterminer la stratégie de l’accueil et le processus de protection. Cependant, la question du coût (S. Hassid) continue de peser au risque d’inverser la logique (conditionner l’obligation aux moyens). C’est tout le paradoxe des gouvernances actuelles : elles tendent à éliminer les obstacles (les frontières) à la globalisation économique du monde tout en voulant les garder ou les remettre en place – les conditionner – quant à ses effets : le partage de ses lieux prospères à défaut de ses aisances générées. Un cercle vicieux !

Sur le terrain, les mobilisations d’acteurs (professionnels, associatifs, militants, institutionnels, politiques) sont importantes autour des MNA. Mais également sous pressions et tensions permanentes (manques flagrants de moyens, augmentation régulière des nombres d’arrivées, urgence à étendre les possibilités d’accueil et d’hébergement…). La teneur de ce paysage d’aide ressemble en fait à un travail de Sisyphe, ou à une course de vitesse où tout retard rattrapé épuise ses acteurs et diffère d’autant les gains de leurs efforts.

Dans ce cumul de paradoxes, une question se pose : quelle est la vraie urgence ? l’affolement devant ces nouvelles réalités migratoires, ou la nécessité de les comprendre et de leur donner sens ? Comprendre, c’est « prendre avec », ce qui serait ici prendre sa part de la complexité d’un monde qui change. Elle ne se réduit ni uniquement à ses dimensions de coûts, ni seulement à la confrontation des arguments éthiques sur les obligations. Elle est fondamentalement et dans les croisements de toutes ses dimensions une nouvelle « question sociale », transversale et globale : l’exigence d’une solidarité internationale active ; et, devrait-on dire, civilisationnelle : changer de mode d’habiter le monde !

Abdellatif Chaouite

Makhlouf Boubeker, dit Mak, est né en 1947 à Batna (Algérie). Arrivé en France, à Grenoble, en 1952 à l’âge de 5 ans, il développa très tôt une passion pour la photo. Lors des Jeux Olympiques de Grenoble en 1968, une de ses photos fut primée. Il devint photographe d’événements sportifs (Le Progrès, le Dauphiné Libéré, France 3 et Cap Gemini). Son œuvre a été primée dans plusieurs concours internationaux. Aujourd’hui, acteur associatif, il photographie les migrants.

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[1Écarts d’identité, Globalisation et migrations, n° 127, novembre 2016.

[2Le Monde du 27/07/2017.

[3Tous les chiffres avancés concernant la présence de mineurs étrangers non accompagnés sont des estimations qu’il faut prendre, et avec prudence, comme des indications.