N°136

Dossier : exil au feminin

Cannelle et piment

Elles viennent des quatre coins du monde, leurs trajectoires se sont croisées à Vaulx-en-Velin, banlieue lyonnaise emblématique mais aussi terre d’accueil aux mille couleurs. Leur projet commun : « Cannelle et piment » a bientôt 30 ans. Elles le racontent aujourd’hui dans un livre Cannelle et piment, quand la diversité s’invite à votre table, qui est sorti en mai aux Editions REPAS, pour rendre visible la recette de leur succès si exceptionnel.

Les femmes fondatrices : une Chilienne, une Algérienne, une Réunionnaise, une Tunisienne, une Irakienne, une Togolaise… Alors que Vaulx-en-Velin devient tristement connu à la fin des années 80, une agente de développement social du Centre social du Grand Vire, Chimène Seruzier, rassemble les habitants dans un LCR (Local Collectif Résidentiel ) du quartier Ecoin-Thibaude, pour construire ensemble une société plus juste et ne pas se laisser gagner par le fatalisme. Pour cela, elle n’hésite pas à faire du porte-à-porte et ce sont surtout les femmes qui se mobilisent. Elles voient bien comment les fins de mois sont difficiles et sont soucieuses de donner un avenir meilleur à leurs enfants. Un groupe se distingue particulièrement, elles aiment cuisinier, montrer leurs traditions et ont le sens du partage.

Toutes ont appris les recettes de leurs anciens en côtoyant les activités des adultes au quotidien. Elles ont aussi l’habitude de gérer d’importantes quantités soit parce que la maisonnée d’origine rassemble une famille élargie presque clanique, soit parce que les fêtes traditionnelles, les mariages rythment leur vie et que leur réussite fait leur fierté. Leurs parcours sont autant ordinaires qu’ils sont singuliers. Les unes ont rejoint leur mari choisi par les bureaux de recrutement à une époque où les papiers n’étaient même pas demandés, les autres ont bravé mille et un dangers pour échapper aux conflits qui déchirent leur pays et rejoindre l’Europe à la recherche d’un brin de paix. Leur point commun : la dignité. Un pied de nez aux idées reçues sur l’immigration et les banlieues.

Au début des années 90, elles se lancent dans le projet de développer des heures de travail, grâce à leurs savoir-faire jusque-là cachés dans la sphère domestique. Désormais, c’est le Centre Social qui les abrite. Elles commencent à vendre des prestations pour les Assemblées générales des associations locales, les vœux du Maire, une rencontre sportive et se font connaître. Une table d’hôtes mensuelle leur permettra à leurs débuts de payer des activités à leurs enfants ou des sorties en famille. Leur couscous pour aider les jeunes à partir en séjour devient fameux. Leurs familles toutes entières s’impliquent et pas que les filles, les fils et les maris aussi. Victimes de leur succès, en 1997 elles créent une association loi 1901 pour prendre leur autonomie et accéder à des locaux propres, un appartement, cédé par l’OPAC du Rhône, bien content que des mères occupent un pied d’immeuble et le pacifient, alors que la vacance dans le logement est à son paroxysme à Vaulx et que les squats coûtent chers aux bailleurs.

Chacun fait alors jouer ses réseaux pour développer l’activité et les ponts créés entre la banlieue et le centre de Lyon permettent de rencontrer d’autres milieux socio-économiques. Ceux-ci sont invités à découvrir la banlieue pour retirer une commande ou participer à un repas. Les collectivités locales (le Grand Lyon, la Région, la Ville de Lyon) et de grandes institutions sociales lyonnaises contribueront à son essor. Pendant ce temps, les recettes sont négociées entre les femmes. Chacune a sa méthode pour laver le poulet ou préparer une semoule. Les débats vont bon train mais l’échange et la tolérance sont des valeurs essentielles à Cannelle et piment. Il faut dire que la diversité est un bon argument de vente. Jusqu’à aujourd’hui, elle est le seul traiteur multiculturel sur la place lyonnaise.

En vue d’acquérir une vraie cuisine aux normes professionnelles, un comité de pilotage local se met en place. La Direction du travail verrait bien la transformation du projet en entreprise d’insertion. Mais l’association refuse de rentrer dans cette case, qui amènerait les femmes fondatrices à être de passage dans un contrat d’insertion pour une courte durée. Elles veulent poursuivre l’aventure et devenir des cheffes d’entreprise. Il faut tout de même trouver un gestionnaire. Elles le recrutent elles-mêmes au hasard d’une rencontre lors d’une prestation pour une Biennale de la danse. Puis elles auront les moyens des premières embauches des femmes grâce à des contrats aidés, consolidés en CDI en quelques mois seulement et d’un chauffeur-livreur qu’elles rencontrent lors d’un stage. Kurde d’Irak, cet homme, qui parle et lit peu le français, inventera son métier à l’époque sans GPS. Il jouera un rôle indispensable. Lors des réunions d’équipe hebdomadaires et du partage du travail, il recueille la liste des ingrédients dont les dames vont avoir besoin pour confectionner leurs spécialités. Il devient le garant de la bonne gestion des stocks et du temps pour livrer les commandes à l’heure.

En 2000, elles rentrent dans un local de 80 m² créé dans un passage sous immeuble que le projet urbain voulait fermer. Le développement de l’activité se poursuit et finit par s’autofinancer. Plusieurs gestionnaires passent, avec plus ou moins de succès. Les femmes prennent de plus en plus d’assurance et occupent des postes à responsabilité. En 2006, une des doyennes, Fatma, assume la présidence. L’équipe salariée atteint presque 10 personnes. Finalement, il faudra attendre 2012 pour obtenir l’agrément sanitaire, en entrant dans un nouveau local de 200 m² au rez-de-chaussée d’un immeuble qui vit mal. L’équipe passe à une quinzaine de personnes plus des extras et de nombreux stagiaires que les dames prennent sous leurs ailes.

Libres leçons :

Cannelle et piment aura changé le regard de beaucoup de personnes : des gestionnaires aux clients, en passant par leur famille. Tout en diffusant leurs patrimoines culturels, elles sont fières d’appartenir à Vaulx-en-Velin dont elles se font les ambassadrices à chaque passage de Ministres. Elles sont mêmes reconnues comme patrimoine local, lors des Journées du Patrimoine, où elles présentent leurs recettes traditionnelles revisitées façon vaudaise. Elles créent des ponts avec des univers différents du leur, tout en jouant un rôle d’exemplarité aux pieds des tours auxquelles elles sont restées fidèles. Elles bousculent les schémas traditionnels dans lesquels les activités domestiques sont invisibles et où les activités de la reproduction ne sont pas reconnues économiquement. Non seulement elles ont créé leurs emplois et donc leur autonomie financière mais elles ont aussi accédé à des postes de responsables et affirmé leur pouvoir. Là où la majorité des femmes, issues de l’immigration, sans diplôme reconnu en France, accèdent à des emplois indésirés et décalés, à Cannelle et piment elles peuvent combiner tous les temps de la vie. Elles autogèrent leurs horaires tout en étant responsables individuellement et collectivement des contraintes de production et peuvent même s’absenter trois mois pour retourner au pays, comme chez nul autre patron. Cet espace de production en proximité de leur lieu de vie leur permet de jouer un rôle de régulation de la vie sociale locale et de ne pas quitter des yeux leurs propres enfants. En 30 ans elles recevront de nombreux prix et de nombreuses visites y compris d’autres groupes de femmes venus d’ailleurs pour comprendre leur fonctionnement et essayer d’essaimer. Le récit de leur histoire permet enfin de rendre visibles et de partager les ingrédients d’un tel succès.

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