N°136

Dossier : exil au feminin

Se soutenir ; Expériences de sororité aux frontières de l’Europe

par Elsa TYSZLER

Peu de travaux se sont intéressés aux formes de solidarités entre femmes en quête de mobilité ou d’exil. Basé sur des enquêtes ethnographiques menées entre 2015 et 2017 à la frontière maroco-espagnole, puis entre 2020 et 2021 à la frontière aérienne française, ce texte fait lumière sur des expériences de soutien entre femmes illégalisées par les ordres migratoires en vigueur. Des amitiés entre femmes émergent dans ces contextes, tel le duo formé par la Sénégalaise Bineta T. et son amie ivoirienne Aby K., rencontrées dans un campement de migrant•e•s situé dans les forêts de la région marocaine de Nador, proche de l’enclave espagnole de Melilla. Dans la zone-frontière, les deux jeunes femmes ne se quittent jamais afin de tenir dans un contexte de répression militarisée, et tenter la traversée vers l’Espagne. De l’autre côté, arrivées ensemble à l’aéroport de Paris Charles-de-Gaulle, la Colombienne Yuliza G. & la Dominicaine Alaysha R. se trouvent bloquées à la frontière aérienne française et font face à leur assignation policière à la catégorie de « risque migratoire ». Enfermées et menacées de refoulement, elles prennent soin l’une de l’autre et dénoncent les atteintes aux droits et à la dignité qui les affectent.
Dans les deux cas, les femmes déploient de multiples formes de puissance d’agir, à la fois individuellement et collectivement, pour tenter de se prémunir des violences découlant des régimes frontaliers s’ancrant dans des ordres sociaux racialisés et genrés. Ce texte s’intéresse ainsi aux formes de sororité – au sens de la solidarité de femmes entre elles pour leur émancipation [1] – qui se développent, se renforcent aux frontières pour résister aux violences et poursuivre le chemin. Former un binôme ou un groupe de femmes est une stratégie pour se sentir/être plus fortes, se défendre et tenter d’avancer. Il s’agit de se donner les moyens de résister ensemble aux multiples entraves mises à leurs projets de mobilité ou d’exil. Les résistances de ces femmes sont ainsi entendues, à la suite de bell hooks [2], comme réfutation d’une définition de la réalité imposée par la violence.

Faire bloc pour se prémunir des multiples violences
à la frontière maroco-espagnole.

Aux frontières de Ceuta et Melilla, les mesures anti-migratoires ciblent particulièrement les ressortissant•e•s d’Afrique centrale et de l’Ouest. L’expression « Subsahariens » révèle la construction d’une catégorie racialisée d’indésirables, associant une couleur de peau – noire – à un statut d’illégalité [3]. La matérialisation des processus de racisation [4] en jeu s’observe à travers : l’existence, depuis des années, de campements auto-construits situés dans les forêts côté marocain, où ne se trouvent que des personnes d’Afrique centrale et de l’Ouest, obligées de se cacher et ainsi « bestialisées » – d’après leurs mots – ; les opérations militaires régulières qui les ciblent et détruisent leurs abris ; ou encore la nécessité de sauter les barrières cernant Ceuta et Melilla en raison de l’impossibilité pour les personnes à la peau noire de s’approcher des portes d’entrée « normales » des enclaves, alors que d’autres personnes en migration/en exil y parviennent. La vulnérabilisation des ressortissant•e•s d’Afrique centrale et de l’Ouest à la frontière maroco-espagnole est clairement racialisée, elle est aussi genrée.

Sans les anéantir, la violence multiforme de la situation de frontières amenuise les solidarités inter-groupes et interindividuelles, et avec elles, les possibilités de résistances collectives. « En forêt c’est chacun pour soi », affirment nombre de mes enquêté•e•s. L’un des campements où j’ai pu me rendre à plusieurs reprises à Nador s’appelle « Bolingo », qui signifie « amour » en lingala. On m’explique que c’est un Congolais qui l’a baptisé ainsi il y a des années de cela. Le Bolingo que j’ai connu est loin d’inspirer la tendresse. Au contraire, c’est l’un des campements les plus redoutés, notamment par les femmes, car les chairmen [5].y sont connus pour faire du chantage sexuel à leurs passagères [6]. En outre, la répression – y compris des violences sexuelles sur les femmes – de la part des militaires, ainsi que de civils qui les accompagnent, est récurrente dans ce campement plus grand, plus peuplé, et donc plus visible que les autres. Des travaux ont qualifié les campements à la frontière de lieux-sûrs voire de refuges pour les « aventuriers », organisés par nationalités [7]. D’après mon enquête, ce type d’analyse magnifie la survie dans ces espaces et est androcentrée, invisibilisant notamment les expériences des femmes [8].
Dans la frontière, de solides amitiés naissent, tel le duo formé par les jeunes sénégalaise et ivoirienne Bineta T. et Aby K. « Vraiment si Aby n’avait pas été là, je ne sais pas comment j’aurais fait pour tenir » lance Bineta lors d’une discussion que nous avons dans un café à Rabat à propos de son expérience à la frontière. Elle explique :
« Avec Aby on se cotisait pour tout, pour manger, se laver, on faisait tout ensemble, on ne se quittait pas. Là-bas y’a tellement d’hommes... Moi c’est pour ça que je ne dormais pas la nuit, je te jure. Parce que j’avais tout le temps peur que quelqu’un nous trouve dans notre bunker tente. Avec cette amie, toute la nuit on restait ensemble, on ne dormait pas. Là-bas je ne portais attention à personne. Je suis là dans mon coin, avec Aby. Parce que quand tu restes là-bas, il y a tout le temps des problèmes. Les gars veulent... les filles. (…) Donc Aby et moi on se lève, on descend et on reste toute la journée au cyber. On ne rentre que la nuit au campement. Le lendemain aussi on fait ça. En tout cas, on ne parlait pas aux hommes. Parce que quand tu leur donnes un peu… C’est comme ça entre chairmen et passagères, il ne faut jamais commencer parce qu’après ils vont te créer des problèmes, tu vois ? Ils ne vont pas t’emmener, ils vont te laisser là-bas. Ils se vengeront parce que tu as refusé leurs avances. »

Les propos de Bineta indiquent que faire duo est une forme d’organisation de la survie au quotidien et une tactique pour se prémunir des risques de violences sexuelles dans les campements, notamment la nuit. Dans le cadre de dispositifs de passage de la frontière contrôlés au masculin, la jeune Sénégalaise explique aussi que « rester entre filles » peut aider à ne pas tomber dans les systèmes de chantage des chairmen qui peuvent faire barrage à leurs tentatives de traversée par la mer. Plus largement, former un binôme est une façon de résister à deux, au quotidien, aux violences plurielles et multiniveaux de l’ordre migratoire en place, et de faire face à la mort qui menace. « S’il m’arrivait quelque chose là-bas, Aby est la seule qui pouvait contacter ma famille (…). Ensemble on avait moins peur. C’est devenu ma sœur ».

Si faire duo semble avoir été la modalité principale de résistance face au régime de violences de la frontière, des mobilisations collectives de ressortissantes d’Afrique centrale et de l’Ouest ont également vu le jour à cette frontière, comme le raconte Bineta :
« La fois dernière, ils nous avaient arrêté•e•s, on a fait 24h dans la gendarmerie, on n’a pas mangé. Il y avait des femmes enceintes, on leur donnait un peu de biscuits mais elles avaient trop faim. Celle qui avait cinq mois de grossesse ça allait, mais celle qui avait neuf mois, elle ne pouvait même plus parler. On demandait aux gendarmes pour elles, mais ils refusaient. Alors, on a manifesté. Nous les filles, on s’est levées on a dit ‘on va sortir d’ici’, que s’ils ne veulent pas donner à manger aux femmes, on va sortir. (…) Ils voyaient qu’on allait partir donc ils ne pouvaient rien faire. C’est pour ça qu’ils sont allés chercher le pain-là. »

Cet extrait illustre d’une autre façon la capacité d’agir des femmes illégalisées face à l’ordre migratoire. Il met aussi en lumière les attentions et pratiques de soin mutuel que peuvent s’apporter les femmes à la frontière. Ces exemples font écho à des pratiques de care [9], des approches sensibles et un sens de la responsabilité, des unes envers les autres, quant aux communes et différentes situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se trouvent à la frontière.

S’épauler et se battre ensemble contre l’impunité policière
à la frontière aérienne française

De l’autre côté de la Méditerranée, plusieurs années plus tard, deux femmes demandeuses d’asile s’épaulent face au régime de la frontière aérienne française. L’une a fui une guérilla, l’autre la violence conjugale. Je rencontre Yuliza G. et Alaysha R. dans un bureau associatif situé dans la « zone d’attente » de Roissy, dans le cadre d’une permanence juridique intervenant dans ce lieu de privation de liberté pour personnes non-admises sur le territoire français, géré par la Police aux Frontières sur le site de l’aéroport Paris CDG. Alors que je leur propose de les recevoir une par une, pour préserver la confidentialité de leurs récits respectifs d’asile, elles me répondent par la négative : « nous sommes venues ensemble » m’explique Yuliza, « nous n’avons rien à nous cacher l’une à l’autre, on se soutient, donc on ne va pas se séparer  » poursuit Alaysha. Elles m’expliquent qu’elles se sont connues en Turquie, pays vers lequel elles avaient fui chacune de leur côté depuis la Colombie pour Yuliza et la République Dominicaine pour Alaysha. Un choix fait par dépit, compte-tenu de la difficulté d’obtenir un visa pour l’Europe. À Istanbul, les deux femmes se font enrôler l’une après l’autre dans un réseau de prostitution forcée qui les séquestre dans un bâtiment à cette fin. Après plusieurs mois d’exploitation sexuelle, Yuliza propose à Alaysha d’organiser ensemble leur évasion. C’est ainsi qu’elles se retrouvent toutes deux à l’aéroport Paris-CDG. Leurs demandes d’asile sont, en moins de 24 heures, jugées « manifestement infondées » par le Ministère de l’Intérieur et la police les prévient qu’elles vont devoir retourner d’où elles viennent. Elles sont considérées comme des « risques migratoires » pour la France et le reste de l’espace Schengen.

Pendant les semaines qu’elles vivent enfermées à la frontière, Yuliza et Alaysha ne cessent de dénoncer les différentes formes de violence racialisées et genrées faites à l’une et à l’autre, qui aggravent les situations de vulnérabilité dans lesquelles elles se trouvaient déjà. Alaysha souffre d’être partie sans ses enfants « mais à quoi leur servirait leur mère si elle est morte ? », assène-t-elle en référence aux reproches moralisateurs qui lui ont été faits par différent•e•s acteur•rice•s du système juridico-administratif-humanitaire de la frontière. Yuliza, elle, est persuadée d’être enceinte, or, le service médical de la zone d’attente refuse de lui donner accès à un test de grossesse ; en outre, elle dénonce les intimidations de certain•e•s policier•e•s à son égard, en tant que femme et colombienne. Chaque fois que je les vois, les deux amies m’invitent à appréhender la souffrance endurée par l’autre. « Elle pense à ses enfants sans arrêt, elle n’arrive même pas à dormir. C’est très dur pour elle » m’explique Yuliza à propos d’Alaysha. « Elle est peut-être enceinte et ils ne veulent pas la laisser faire un test de grossesse. Avec toute l’angoisse elle a peur de perdre le bébé, avec tout ce qu’ils lui ont fait. Tout cela c’est de la terreur psychologique, la manière dont ils font tout pour la rendre nerveuse » analyse Alaysha au sujet de Yuliza. Une nuit, la Dominicaine est appelée par la police qui entend mettre en œuvre son refoulement. Depuis Istanbul où elle vient d’être renvoyée, Alaysha, encore sous le choc, continue de s’inquiéter pour son amie colombienne :

« (…) ils m’ont attrapée, les six policiers (…) lorsque je disais non, ils m’attrapaient par tous les côtés et ils m’ont presque mise nue dans l’avion. Et même si je criais, je pleurais, je demandais de l’aide, tout cela n’a servi à rien. Pourquoi avec nous ils utilisent une telle violence ? Nous sommes des Latinas, c’est pour cette raison ? (…) On m’a mis des coups de pied (...) ils m’ont jetée à terre, ils m’ont cassé des ongles (…). Je pense que ce n’était pas leur devoir de me forcer de cette façon. Je vous envoie ce témoignage pour que vous puissiez faire quelque chose pour ma camarade. Pour qu’elle ne soit pas maltraitée comme moi je l’ai été. Hier, ils des policier•e•s  ont ouvert la porte de la chambre alors qu’elle était nue. Ils lui disaient qu’elle devait sortir, qu’elle aille se faire foutre. Est-ce que cela est correct ? Nous aussi nous avons des droits. Nous sommes des êtres humains, des femmes, et personne ne sait ce que nous avons vécu, les sacrifices que nous avons dû faire. Personne ne sait. J’espère au moins que vous pourrez aider mon amie, qu’elle puisse obtenir sa liberté.  »

Conclusion

Outre les raisons qui les ont poussées à partir de leur pays d’origine et de « transit », les situations de vulnérabilité accrue vécues par ces femmes découlent de leur illégalisation par les ordres migratoires en vigueur aux frontières de l’Europe. « Subsahariennes » d’un côté, « Latinas » de l’autre, elles sont assignées à des catégories racialisées et genrées répréhensibles par les forces de l’ordre ainsi que par d’autres acteur-rice-s et instances dans les deux contextes. Dans le cas de la frontière maroco-espagnole, comme dans celui de la frontière aérienne française, former un binôme permet à la fois de se sentir plus fortes face aux régimes de violences et de pouvoir, partager son expérience, trouver du réconfort, de la solidarité chez l’autre. Les expériences de Bineta, Aby, Alaysha et Yuliza révèlent ainsi des pratiques quotidiennes de sororité et d’autodéfense déployées par ces femmes dans leur quête d’exil ou de liberté de circulation∎