N°136

Dosssier : exil au feminin

Les recherches sur les femmes et les migrations (1970-2020)

par Linda GUERRY

Bilan synthétique de 50 ans de recherches sur les femmes et les migrations, cet article tente de les résumer en trois phases dans un processus cumulatif. La première phase débute au milieu des années 1970, moment clé où les femmes immigrées deviennent un sujet de recherche. La deuxième, qui commence dans les années 1990, voit le développement d’une approche plus globale du phénomène migratoire (dans le temps et dans l’espace) qui intègre l’articulation de différents rapports de domination, dont celui de genre. La troisième phase, depuis les années 2010, se caractérise par une attention croissante sur l’expérience migratoire des femmes.

L’émergence d’un sujet

Si la sociologie de l’immigration se développe dès le début du XXe siècle aux États-Unis dans le cadre des recherches empiriques de l’École de Chicago, c’est au cours des années 1960 qu’elle se constitue en Europe. Au moment où l’économique est considéré comme une affaire d’hommes et dans un contexte où les approches marxiste et structuraliste dominent, le travailleur immigré a un visage masculin. C’est à partir du milieu des années 1970 que les sociologues commencent à publier des recherches sur les femmes immigrées [1] Cet intérêt peut s’expliquer par le féminisme dit de la deuxième vague [2] auquel participent également des femmes immigrées [3] , mais aussi par des décisions relatives à la politique d’immigration en Europe qui développe les procédures de regroupement familial. Dans ces premiers travaux, les sociologues veulent briser les stéréotypes sur les femmes immigrées victimes des traditions, passives et dépendantes. Par exemple, dans le cas français, une des premières enquêtes, traversée par la problématique de « l’insertion » propre aux préoccupations étatiques du moment [4] est aussi imprégnée par une volonté d’aller à l’encontre des idées reçues : « les femmes immigrées ne sont pas toutes mères de famille, inactives et analphabètes, comme on a tendance à les représenter dans l’imagerie de la migration » notent les autrices dans leur conclusion [5]. À partir des années 1980, des travaux veulent aussi rendre visible l’immigrée travailleuse et exploitée, comme la recherche de la britannique Annie Phizacklea [6] qui met au jour leur participation, depuis les années 1950, aux économies formelle et informelle de l’Europe de l’Ouest. En 1984, la revue états-unienne International Migration Review consacre un numéro spécial aux femmes en migration [7] . La sociologue Mirjana Morokvasic, qui dirige le volume regroupant des contributions internationales, en écrit l’article introductif qui fera date : « Overview : Birds of Passage are also Women » [8] en clin d’œil au titre de l’ouvrage de l’économiste Michael Piore sur la place des immigrés dans un marché du travail segmenté [9]. Du côté de l’histoire de l’immigration qui se développe au même moment, malgré une présence importante des femmes dans les migrations depuis des siècles, celles-ci restent des figures marginales de ces premiers travaux de recherche [10].

Approches intersectionnelle et globale

Dans le monde anglophone, dès le début des années 1990, la question du genre commence à être posée dans le champ des études migratoires [11] . Puis, la recherche sur les migrations intègre le concept de genre comme catégorie analytique même si ces travaux restent encore marginaux dans les différentes disciplines tant en Europe qu’en Amérique du Nord [12] . Au printemps 2006, la publication d’un numéro spécial de l’International Migration Review intitulé « Gender and Migration revisited » [13] dresse un bilan de la recherche croisant genre et migration dans différentes disciplines, vingt-deux ans après le volume consacré aux femmes cité plus haut. En France, le terme genre apparaît dans le titre de plusieurs publications au cours des années 2000 [14]. Dans les travaux de recherche portant sur les femmes immigrées, l’articulation de différents rapports de domination dans une approche intersectionnelle est analysée [15]. La division sexuée et internationale du travail, mettant en avant la figure de l’immigrée comme travailleuse du care, est, par exemple, au cœur de nombreuses recherches en sciences sociales à partir des années 1990. Des travaux sur les femmes immigrées qualifiées, notamment dans le secteur de la santé et des technologies, pourtant nombreuses mais encore invisibles, commencent également à être menés.

Les études postcoloniales nées depuis environ quarante ans dans le monde anglophone et qui intègrent la catégorie de genre dans certaines analyses de la construction de l’Autre colonisé ou ex-colonisé, particulièrement dans l’ancien Empire britannique, commencent à intéresser la recherche française à partir du début des années 2000 [16]. Du côté de la discipline historique, les migrations sont étudiées dans une approche plus globale et dans la longue durée, sortant de la centralité états-unienne et européenne et ces nouvelles recherches sont attentives aux femmes [17]. Comme l’a souligné Mirjana Morokvasic : « la visibilité des femmes en migration n’est pas corrélée à leur présence » [18] . Des études ont en effet contesté la nouveauté de la féminisation des migrations internationales dans les dernières décennies du XXe siècle et montré que la répartition sexuée des flux migratoires a considérablement varié au cours du temps : parfois à prédominance masculine, ou féminine ou équilibrée [19]. Travaillés par les sociologues et les géographes, les rapports de genre dans les pratiques transnationales et les réseaux sont également intégrés à l’analyse historique.
À partir du début des années 2000, dans l’élan d’une approche globale du phénomène migratoire, la conception linéaire de la migration modelée par une approche nationale (d’un pays vers un autre pays) est questionnée. Les études menées montrent que les parcours sont souvent complexes, souvent précédés par des migrations internes, temporaires ou marqués par des allers-retours et parfois la traversée de plusieurs pays. La diversité des migrations, qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, est également mise en avant et des recherches s’intéressent à la catégorisation genrée des mobilités, à la construction socio-historique de ces catégories et à leur fluctuation selon les configurations historiques [20]. Les représentations sociales et politiques de la migration par différents acteurs et actrices, ainsi que le rôle de l’État dans le contrôle et la régulation genrés des mobilités sont également étudiés. Qu’ils portent sur des périodes passées ou contemporaines, ces travaux sont en effet menés dans un contexte où les contraintes administratives et juridiques de la mobilité s’intensifient dans de nombreux pays et où l’Europe renforce ses frontières externes.

L’expérience migratoire des femmes

À partir de la première moitié des années 2010, la question des migrations revient au centre de l’actualité. Si une « crise migratoire » est mise en avant dans les discours publics, la « crise de l’accueil » [21]et les conséquences dramatiques de la politique européenne de fermeture des frontières sont documentées et étudiées [22]. L’exil, qui a longtemps été représenté comme masculin, est étudié du point de vue des femmes [23]. Les obstacles rencontrés par les migrant.es en route vers l’Europe qui doivent séjourner dans des camps, sont empêché.es de franchir des frontières et subissent des violences sont l’objet de nouveaux travaux qui n’oublient pas les femmes ou les étudient en particulier [24]. Tandis que l’articulation de multiples rapports de pouvoir, et sa variation selon les configurations, sont désormais prises en compte dans les recherches sur les migrations, l’utilisation croissante de la notion d’agentivité (agency en anglais) des femmes fait émerger des travaux prenant en compte l’autonomie et les luttes des femmes immigrées et parmi elles des exilées [25]. La notion de réagencement de genre à la faveur de la migration est travaillée, complexifiant la lecture dichotomique de la migration comme favorisant l’émancipation ou renforçant les dominations. L’image médiatique de femmes réfugiées en Europe victimes de la culture patriarcale de leur communauté est, par exemple, questionnée. L’analyse de certaines trajectoires montre des femmes qui luttaient déjà dans leur pays d’origine et dont l’émancipation est plutôt contrainte par les politiques des pays d’accueil [26]. L’échelle microscopique où s’observe la complexité des rapports sociaux est de plus en plus investie, complétant d’autres échelles d’analyse et ouvrant de nouvelles perspectives de recherche. L’expérience de la migration et ses conséquences à plus long terme, sont désormais explorées dans leurs dimensions politiques, sociales et économiques jusque dans le corps des femmes et leur intimité, lieu de normes sociales, de souffrances mais aussi de résistances ■

Notes

[1] Louis Taravella, Les femmes migrantes : bibliographie analytique internationale (1965-1983), Paris, L’Harmattan, 1984, p. 5..

[2] Évolution de la production des connaissances sur les femmes immigrées en France et en Europe », entretien avec Anne Golub, Mirjana Morokvasic et Catherine Quiminal, Migrations Société, vol. 9, n° 52, juillet-août 1997, p. 19-36. ,

[3] Claudie Lesselier, « Mouvements de femmes de l’immigration en France dans les années 1970 », Migrance, n° 42, second semestre 2013, p. 13-28.

[4] Enquête effectuée en 1977 à la demande du ministère du Travail et de la Participation (Direction de la Population et des Migrations) : Isabel Taboada Leonetti et Florence Lévy (dir.), Femmes et immigrées. L’insertion des femmes immigrées en France, Paris, La Documentation française, 1978.

[5] Ibid., p. 250

[6] Annie Phizacklea (ed.), One Way Ticket. Migration and Female Labour, London, Routledge and Kegan Paul, 1983.

[7] International Migration Review, Mirjana Morokvasic (ed.), « Women in Migration (special issue) », vol. 18, n° 4, Winter 1984.

[8] Mirjana Morokvasic, « Overview : Birds of Passage are also Women », International Migration Review, vol. 18, n° 4, Winter 1984, p. 886-907.

[9] Michael J. Piore, Birds of Passage : Migrant Labor and Industrial Societies, Cambridge, Cambridge University Press, 1979.

[10] Pour un bilan historiographique récent portant sur les États-Unis et la France, voir Nancy L. Green, « Quatre âges des études migratoires », Clio. Femmes, Genre, Histoire, Linda Guerry et Françoise Thébaud (dir.), « Femmes et genre en migration », n° 51, 2020, 185-206.

[11] Silvia Pessar, « Women and Migration : The Social Consequences of Gender », Annual Review of Sociology, vol. 17, 1991, p. 303-325.

[12] Eleonore Kofman, Annie Phizacklea, Parvati Raghuram et al. (éd.), Gender and International Migration in Europe, London/New-York, Routledge, 2000, p. 3.

[13] International Migration Review, vol. 40, n° 1, Spring 2006, Gender and Migration revisited (special issue), Donna R. Gabaccia, Katharine M. Donato, Jennifer Holdaway et al. (ed.)

[14] Madeleine Hersent, Claude Zaidman (ed.), Genre, Travail et Migrations en Europe, Paris, Publications Paris 7, 2003.

[15] Sirma Bilge, « Théorisations féministes de l’intersectionnalité », Diogène, vol. 225, n° 1, 2009, p. 70-88.

[16] Danielle Haase-Dubosc, Maneesha Lal, « De la postcolonie et des femmes : apports théoriques du postcolonialisme anglophone aux études féministes », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, n°3, 2006, p. 32-55

[17] Christiane Harzig et Dirk Hoerder avec Donna R. Gabaccia, 2009, What is Migration History ?, Malden, MA, Polity Press, 2009

[18] Mirjana Morokvasic, « Femmes et genre dans l’étude des migrations : un regard rétrospectif » in Femmes, genre, migrations et mondialisation : un état des problématiques, Jules Falquet, Aude Rabaud, Jane Freedman et al. (éd.), Paris, CEDREF/Publications Paris 7, 2008, p. 33-56 (p. 35).

[19] Donna R. Gabaccia et Katharine M. Donato, Gender and International Migration, New York, Russel Sage Foundation, 2015. Voir aussi Marlou Schrover, 2013, « Feminization and problematization of migration : Europe in the nineteenth and twentieth centuries » in Dirk Hoerder et Amarjit Kaur (eds), Proletarian and Gendered Mass Migrations : a global perspective on continuities and discontinuities from the 19th to the 21st centuries, Leiden Brill, p. 103-131.

[20] Linda Guerry, Le genre de l’immigration et de la naturalisation. L’exemple de Marseille (1918-1940), Lyon, ENS Éditions, 2013.

[21] Annalisa Lendaro, Claire Rodier et Youri Lou Vertongen, La crise de l’accueil. Frontières, droits, résistances, Paris, La Découverte, 2019.

[22] Voir le travail de Migreurop, réseau de chercheur.es et militant.es constitué en 2005 : http://www.migreurop.org

[23] Voir en histoire : Maëlle Maugendre, Femmes en exil : les réfugiées espagnoles en France, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2019 et Delphine Diaz, Antonin Durand, Romy Sánchez, « Introduction. L’exil intime. Familles, couples et enfants à l’épreuve de la migration contrainte au XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2020/2, n° 61, p. 8-26.

[24] Camille Schmoll, Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée, Paris, La Découverte, 2020.

[25] Linda Guerry, « De l’invisibilité à la valorisation de l’engagement. Les femmes dans les recherches sur l’immigration en France (1970-2020) », Hommes & Migrations, n° 1331, 2020/4, p. 17-23.

[26] Joachim C. Häberlen, « En route vers la liberté ? Trois récits de réfugiées musulmanes en Allemagne », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 51, 2020, p. 155-167.
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