N°136

Dossier : exil au feminin

Migrer et être trans, la double peine.

par Alide Al-Asmar

Dans bien des pays, être une personne transgenre, cela signifie devoir choisir entre se cacher ou subir des violences. C’est donc sans surprise que l’on retrouve les personnes trans dans les parcours migratoires de par le monde, et sans surprise également que ces personnes subissent des violences spécifiques dans leur pays de départ, au sein des frontières et dans leurs pays d’arrivée.
Dans cet article, nous souhaitons parler de ce sujet d’un point de vue assez général, en passant en revue la littérature existante au sujet des discriminations et violences subies, du vécu migratoire et des solutions mises en œuvre à travers le monde, dans l’objectif de déterminer en quoi les personnes transgenres pourraient avoir un vécu particulier de la migration.

Etre trans, qu’est-ce que c’est ?

« Transgenre » est un mot qui fait de plus en plus parler de lui ces dernières années, arrivant à la télé française aux heures de grande écoute. Pourtant, les personnes transgenres ne viennent pas d’apparaître, et leurs problématiques sont encore largement sujettes à la désinformation. Ce qui suit est un petit point sur la terminologie, qu’il ne faut cependant pas oublier de mettre en perspective : la façon qu’a la communauté transgenre de se définir évolue dans le temps et dans l’espace, et la grande diversité des vécus complexifie les approches holistiques.
On dit d’une personne qu’elle est transgenre (souvent abrégé en trans) lorsqu’elle n’est pas du genre qu’on lui a attribué à la naissance. Par exemple, un homme trans est quelqu’un dont on a pensé, en raison de ses organes génitaux, que c’était une fille à la naissance, mais qui en grandissant s’avère être du genre masculin, et ressent généralement un besoin de transition. Par opposition à une personne transgenre, une personne cisgenre (souvent abrégé en cis) s’identifie au genre qu’on lui a attribué, ou du moins ne ressent pas de besoin de transition.
La transition désigne l’ensemble des changements nécessaires au bien-être psychologique d’une personne trans. En effet, beaucoup de personnes trans (mais pas toutes) ressentent ce que l’on appelle de la dysphorie de genre ; une souffrance liée à l’incongruence entre leur genre assigné et leur véritable genre. Un homme trans se sentira mal (dysphorique) lorsqu’on le désignera comme une femme, ou vis-à-vis de parties féminines de son corps, sa voix par exemple. Au contraire, on parlera d’euphorie de genre lorsque ce sont des sentiments positifs, liés à l’affirmation de soi dans son identité de genre. Une femme trans pourra être euphorique à l’idée de se laisser pousser les cheveux, ou d’être appelée madame.
On pense bien sûr aux chirurgies de réassignation sexuelle, où l’on opère les organes génitaux de la personne. Mais ce genre de chirurgie n’est pas au centre de la plupart des transitions ; le point central en est plus souvent la transition sociale, le fait d’être perçu-e dans le bon genre dans les espaces sociaux. En lien direct, les éléments de transition médicale souhaités sont bien souvent plus visibles que les organes génitaux : thérapie hormonale, torsoplastie par exemple.
À noter qu’il existe également des personnes qui ne sont ni des femmes ni des hommes, et que l’on appelle (en occident) des personnes non-binaires (avec de nombreuses alternatives dans d’autres cultures, comme les hijras sur le sous-continent indien). Les personnes non-binaires peuvent également ressentir le besoin d’une transition sociale et/ou médicale, et bon nombre d’entre elles s’identifient ainsi comme transgenres.

Note : on entend parfois parler de « transsexuel-le » ; le mot « transsexualisme » associé est un terme datant des années cinquante, et désignant une maladie psychiatrique. Ces termes sont encore largement utilisés en France et dans le monde par le corps médical, mais ils sont rejetés par une partie des personnes trans, car ils sont pathologisants et associés à des notions fausses ou vieillies.

Être trans est un motif de discrimination institutionnalisée
et de violences à travers le monde

La transidentité en tant que motif de violences étatiques et sociales est un sujet complexe, qui requiert une analyse multiple. D’un point de vue législatif, il faut bien sûr s’intéresser aux lois spécifiquement orientées contre les personnes trans, mais également à des lois généralistes qui sont utilisées contre elles ; aux lois qui permettent de transitionner mais également aux limitations qu’elles imposent (stérilisation, suivi psychiatrique, divorce, etc.) [1]. D’un point de vue sociétal, il est crucial de s’intéresser à l’opinion publique sur la transidentité, et à comment elle s’inscrit dans la culture et les traditions d’un État ou d’un pays ; car beaucoup de violences se pratiquent à l’échelle individuelle [2].

Statut légal de la transidentité dans le monde

Il n’existe aucune loi rendant criminel le fait d’être transgenre en soi, cependant il existe des lois qui rendent compliqué, voire impossible de vivre dans son genre en tant que personne trans. On peut citer trois types de criminalisation de la transidentité, plus ou moins spécifiques :

  • La criminalisation d’une expression de genre non-conforme aux normes, souvent sous les termes de « travestissement », voire de « déguisement » ou d’ « usurpation ». De telles lois sont encore en vigueur dans une quinzaine de pays dans le monde [1,3], et ciblent tout particulièrement les femmes trans. La plupart de ces lois proviennent du code pénal britannique colonial, si on excepte quelques cas où elles viennent de la Charia [loi dite islamique].
  • Les applications transphobes de lois sur les bonnes mœurs : que ce soit sous les termes « trouble à l’ordre public » ou de « vagabondage », ce type de lois à interprétation subjective est utilisé de manière dirigée contre des personnes transgenres, et ce dans 26 pays dans le monde [3].
  • La pénalisation des rapports homosexuels, encore en vigueur dans 69 pays dans le monde à ce jour, outre sa contribution à la persécution de la communauté LGBT dans son ensemble, est également largement utilisée à l’encontre des personnes transgenres hétérosexuelles, leur identité de genre n’étant pas reconnue. Par exemple, une femme trans qui aurait des rapports avec un homme, si elle n’est pas reconnue comme femme par la société, sera considérée comme un homme gay [3].
    Il est à noter que les hommes trans, en tant que personnes assignées femmes par la société, sont dans bien des pays dans l’incapacité de vivre de manière autonome ou d’exprimer leur genre d’une quelconque manière que ce soit. Ils sont donc de facto plus touchés par le sexisme que par la transphobie, mais cela n’implique bien sûr pas moins de souffrance [3].

Des possibilités limitées de transition et de reconnaissance sociale

Au-delà des lois utilisées pour criminaliser les personnes trans, se pose la question de la possibilité de transition, et notamment de changement de la mention de genre à l’état civil, qui est centrale dans l’accès des personnes trans à une vie quotidienne décente [1,3]. En effet, une personne trans n’ayant pas eu accès à une transition administrative, c’est une personne trans vulnérable à la discrimination dans tous types de contextes, de l’entretien d’embauche à la recherche de logement.
Or, en 2019, sur une analyse de 153 pays dans le monde, on recensait seulement 86 pays où le changement de genre à l’état civil était possible, dont 37 uniquement où celui-ci ne requérait pas de préconditions excessives telles que la stérilisation, une chirurgie de réassignation sexuelle, un long parcours psychiatrique, des démarches administratives floues et sujettes à interprétation [1]. Dans certains pays comme la Géorgie, la criminalisation est forte, et faire la demande de changement est en soi une prise de risque pour la personne.
Nous ne parlons même pas ici des possibilités de transition médicale (hormonale ou chirurgicale), mais l’accès à de telles procédures est également déterminant pour une bonne partie de la communauté trans.

Prévalence généralisée des violences et discriminations
envers les personnes transgenres

S’il existe 40 pays dans le monde où la transition de genre n’est pas un parcours du combattant, cela ne veut pas dire que les personnes trans n’y sont pas vulnérabilisées. La communauté transgenre est très touchée par la discrimination [4], et ce même dans des pays que l’on pourrait considérer comme avancés sur les droits LGBT+.
Nous allons ici prendre l’exemple des États-Unis, où il existe un corpus d’études plus conséquent qu’ailleurs, bien que toujours assez inégal et lacunaire, notamment vis-à-vis de l’inclusion des personnes non-binaires [4]. Aux États-Unis les possibilités de transition sont assez inégales, et 22 États seulement acceptent les changements de genre à l’état civil sans chirurgie de réassignation sexuelle [1].

Les personnes transgenres y sont à risque pour les violences conjugales [5], les discriminations médicales graves [6], les violences sexuelles et physiques [7]. Elles ont des plus hauts taux de comportements suicidaires [8], dès l’adolescence, et ces comportements peuvent être mis en corrélation avec les taux de violence subies [7].
Une partie de ces discriminations, qui ne sont pas forcément issues directement du cadre légal, peut être mise en lien avec une discrimination au niveau social ; par la famille, les proches, le personnel médical et administratif. En effet, même en Argentine, qui compte parmi les 37 pays dans le monde où le changement de genre à l’état civil est possible sans conditions préalables excessives, où un troisième genre à l’état civil est possible, et où l’opinion publique sur les droits des personnes trans semble globalement favorable [2], on compte un taux de suicide extrêmement élevé chez les personnes trans [8], à mettre tout particulièrement en lien avec des problématiques d’accès au logement.
Il est donc très important de ne pas perdre de vue la multidimensionnalité des violences subies par les personnes transgenres, qui s’exercent aussi bien à l’échelle étatique qu’interpersonnelle.

Discriminations spécifiques aux frontières :
le vécu trans migratoire

Ces violences et discriminations, qui constituent en elles-mêmes un motif de migration et d’exil [9], ne s’interrompent cependant pas aux frontières ou à l’arrivée, car la marginalisation des personnes trans à l’échelle mondiale en fait une communauté vulnérable dans les pays d’arrivée également, jusque dans les structures d’accueil. De manière générale, les personnes LGBT+ réfugiées sont plus à risque sur le plan psychologique, à la fois que des personnes LGBT+ non réfugiées [10], et que des personnes réfugiées non LGBT+ [10].

Violences aux frontières et à l’arrivée

Des violences homophobes et transphobes sont perpétrées dans les centres administratifs et de détention, jusque dans des lieux dits spécialisés. Par exemple en 2019, dans le centre de détention douanier de Cibola County au Nouveau Mexique – le seul de cet État comprenant une unité spécialisée pour les femmes trans – des femmes et personnes non-binaires ont rapporté par une lettre collective manuscrite qu’elles vivaient du harcèlement verbal quotidien, et un refus régulier d’accès à des soins élémentaires.
De plus, si être réfugié•e peut mener à des discriminations dans la société d’arrivée (communautés LGBT+ locales incluses), cumuler avec une identité LGBT+ peut mener à des discriminations dans les communautés de réfugié•e•s coethniques, et donc constituer un gros frein à l’intégration [10]. Il ne faut pas oublier non plus que les personnes transgenres racisées constituent un groupe tout particulièrement vulnérable, et sont une cible privilégiée de violences à travers le monde [10], et que cela concerne une partie non-négligeable des personnes réfugiées.

Trans exilé•e•s : problématiques de l’identification
et des demandes d’asile

Tout d’abord, les procédures administratives de l’exil peuvent reproduire des oppressions sociales via ses agents et traducteur•ices [10]. Ensuite, les procédures de demande d’asile, souvent monolithiques, ne prennent en compte qu’une seule spécificité des personnes, et forcent leurs discours dans un modèle occidentocentré stéréotypé [11].
Cette normalisation colonialiste des discours peut passer par les stéréotypes européens de ce que devrait être une personne transgenre. Par exemple, s’être toujours identifiée comme transgenre, c’est-à-dire avoir une vision claire d’une identité interne stable, que l’on pourrait revendiquer, n’est pas du tout un acquis dans certaines cultures. Notamment car dans certaines langues, il n’existe que des termes dérogatoires pour désigner les personnes trans, empêchant ainsi la construction de cette version identitaire des récits.
De plus, comme cité précédemment, la binarité du genre est une vision que l’occident a largement contribué à rendre hégémonique ; et si la première personne non-binaire réfugiée est récemment parvenue à se faire accepter au Royaume-Uni, c’est probablement à mettre en lien avec une évolution de la reconnaissance du côté occidental plutôt que le résultat de revendications de la part des personnes concernées [11].
Lors des procédures de demandes d’asile s’exprime également un fort nationalisme occidental, qui fait tendre les discours vers ceux d’une société de départ transphobe et homophobe, et d’un pays d’arrivée qui serait le lieu d’une libération identitaire [11], là où on l’a vu, la transphobie est une problématique mondiale, et n’est que moins mortelle dans certains pays que dans d’autres.

Centres spécialisés et communautés transgenres :
comment faire mieux

En réponse à toutes les contraintes et discriminations énoncées, l’une des formes de protection et de résilience au sein de la communauté LGBT+ exilée est la constitution d’espaces en non-mixité, notamment par des microlabels qui leur permettent de se distinguer d’une communauté LGBT+ parfois elle-même raciste [12].
Dans la lignée de ces démarches, la création de centres spécialisés avec du personnel formé aux problématiques transgenres semble nécessaire à l’évolution de la situation pour une communauté qui manque drastiquement de bonne représentation, en partie en raison de sa persécution globale et de son faible nombre (entre 0.5 et 1 % de la population).

Les points de manque principaux cités par les personnes trans migrantes sont le manque de ressources spécifiques à leur situation, en particulier médicales (sur l’accès à la transition, les assurances, la santé sexuelle et le SIDA), ou pour la recherche d’emplois. Le manque d’éducation global, notamment dans la police et le milieu médical, sont également des problèmes conséquents [13].

REFERENCES

[1] « ILGA World : Trans Legal Mapping Report 2019 ». Consulté le 11 mai 2021. https://ilga.org/downloads/ILGA_World_Trans_Legal_Mapping_Report_2019_EN.pdf.
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[2] « Public Support for Transgender Rights : A Twenty-three Country Survey ». Consulté le 11 mai 2021. https://williamsinstitute.law.ucla.edu/wp-content/uploads/Public-Opinion-Trans-23-Countries-Dec-2016.pdf
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[3] « Injustice Exposed : The Criminalisation of Trans People ». Consulté le 11 mai 2021. https://www.humandignitytrust.org/wp-content/uploads/resources/Injustice-Exposed-the-criminsalisation-of-trans-people.pdf.
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[4] Valentine, Sarah E., et Jillian C. Shipherd. « A Systematic Review of Social Stress and Mental Health among Transgender and Gender Non-Conforming People in the United States ». Clinical Psychology Review, Gender and Mental Health, 66 (1 décembre 2018) : 24 38. https://doi.org/10.1016/j.cpr.2018.03.003.
...
[5] Garthe, Rachel C., Marco A. Hidalgo, Jane Hereth, Robert Garofalo, Sari L. Reisner, Matthew J. Mimiaga, et Lisa Kuhns. « Prevalence and Risk Correlates of Intimate Partner Violence Among a Multisite Cohort of Young Transgender Women ». LGBT Health 5, no 6 (30 juillet 2018) : 333 40. https://doi.org/10.1089/lgbt.2018.0034.
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[6] Kcomt, Luisa. « Profound health-care discrimination experienced by transgender people : rapid systematic review ». Social Work in Health Care 58, no 2 (7 février 2019) : 201 19. https://doi.org/10.1080/00981389.2018.1532941.
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[7] Testa, Rylan J., Laura M. Sciacca, Florence Wang, Michael L. Hendricks, Peter Goldblum, Judith Bradford, et Bruce Bongar. « Effects of violence on transgender people ». Professional Psychology : Research and Practice 43, no 5 (2012) : 452 59. https://doi.org/10.1037/a0029604.
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[8] Marshall, Brandon D. L., María Eugenia Socías, Thomas Kerr, Virginia Zalazar, Omar Sued, et Inés Arístegui. « Prevalence and Correlates of Lifetime Suicide Attempts Among Transgender Persons in Argentina ». Journal of Homosexuality 63, no 7 (2 juillet 2016) : 955 67. https://doi.org/10.1080/00918369.2015.1117898.
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[9] Cerezo, Alison, Alejandro Morales, Danielle Quintero, et Stephanie Rothman. « Trans Migrations : Exploring Life at the Intersection of Transgender Identity and Immigration ». Psychology of Sexual Orientation and Gender Diversity 1 (1 juin 2014) : 170 80. https://doi.org/10.1037/sgd0000031.
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[10] Golembe, Jasmine, Birgit Leyendecker, • Maalej, Anna-Luise Gundlach, et Julian Busch. « Experiences of Minority Stress and Mental Health Burdens of Newly Arrived LGBTQ* Refugees in Germany ». Sexuality Research and Social Policy Journal of NSRC, 17 novembre 2020. https://doi.org/10.1007/s13178-020-00508-z.
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[11] Avgeri, Mariza. « Trans*it : Transgender and Gender Nonconforming Asylum Claimants’ Narratives in Greece ». Sexualities, 27 avril 2021, 13634607211013278. https://doi.org/10.1177/13634607211013278.
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[12] Abreu, Roberto, Kirsten Gonzalez, Cristalis Capielo Rosario, Gabriel Lockett, et Louis Lindley. « “We are our own community” : Immigrant Latinx Transgender People Community Experiences ». Journal of Counseling Psychology, 9 décembre 2020. https://doi.org/10.1037/cou0000546.
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[13] Gonzalez, Kirsten, Roberto Abreu, Cristalis Capielo Rosario, Jasmine Koech, Gabriel Lockett, et Louis Lindley. « “A center for trans women where they help you :” Resource Needs of the Immigrant Latinx Transgender Community ». International Journal of Transgender Health, 23 septembre 2020. https://doi.org/10.1080/26895269.2020.1830222.