N°136

Dossier : exil au feminin

L’odyssée des femmes sur la route de l’exil et ses violences

par Smaïn Laacher

Smaïn Laacher, sociologue, a été juge assesseur représentant le Haut commissariat aux réfugiés à la Cour nationale du droit d’asile. Parmi son œuvre, pour l’essentiel consacrée aux questions migratoires, il a mené une enquête (De la violence à la persécution, femmes sur la route de l’exil, La Dispute, 2010) sur les violences faites aux femmes migrantes (principalement ici d’Afrique de l’Ouest) pendant leur voyage, fait encore ignoré ou largement sous-estimé alors. Avec son aimable autorisation, nous reproduisons ici de larges extraits d’un des chapitres de son livre (pour lire les témoignages rapportés par l’auteur et voir les cartes des « itinéraires » et des « espaces de violence » qu’il en a établies, nous renvoyons au livre cité).

Les raisons du départ sont nombreuses et enchevêtrées : la misère matérielle, la recherche d’un travail, la guerre, le besoin impératif de se soigner ou de soigner ses enfants, la violence organisée contre les femmes du seul fait qu’elles sont femmes, le désir de poursuivre sa scolarité ou de donner à ses enfants la possibilité d’effectuer une scolarité, vouloir continuer des études universitaires, etc. Mais ces motivations initiales ne nous livrent aucune information ni aucune précision sur ce que l’on appelle ordinairement le « pays de destination finale », qui n’est d’ailleurs qu’une notion abstraite. Ce qu’il faut prendre en compte, ce n’est pas une croyance générale et abstraite qui a cours aussi bien au Nord qu’au Sud, et qui veut que l’on « quitte son pays pauvre pour aller dans un pays riche », mais bien un ensemble de variables fondamentales qui déterminent la zone géoculturelle plus ou moins explicitement visée : c’est le cas de l’âge, du niveau d’instruction, de l’état de santé, du sexe, de la situation familiale, de la nationalité et du lieu de résidence (habiter près de la frontière par exemple). D’après l’enquête sur Les Migrants subsahariens en situation irrégulière en Algérie [1]., l’âge, le sexe et le niveau d’instruction sont des facteurs qui influent sur les projets de déplacement lorsque l’on se trouve dans un pays de « transit » : plus le niveau scolaire des personnes est élevé, plus elles souhaitent aller en Europe ; plus leur scolarité a été courte, voire inexistante, plus le désir de s’installer en Algérie est fort ; plus on est jeune et plus on veut accéder à un pays européen ; plus on est âgé et plus faibles sont les forces physiques, psychologiques et morales, plus on souhaite se « fixer » sur le territoire algérien, abandonnant ainsi l’idée de poursuivre sa route jusqu’en Europe. Enfin, lorsqu’on est une femme, on sait que les conditions de vie en Europe sont infiniment meilleures que celles qu’elles ont connues chez elles ou celles qu’elles connaissent en Algérie ou au Maghreb en général.
C’est au moment du départ, et à des moments précis au cours du voyage, en particulier dans le moyen de transport et lors des haltes, que les uns et les autres se trouvent rassemblés. Ainsi, le départ réunit, malgré elles, des personnes de toutes conditions et aux multiples ambitions, voulant partir de leur pays pour des raisons différentes mais qui ont, sans aucun doute, une vision assez semblable des causes de leur émigration : échapper à la mort ou à la condition d’inutile au monde.
Autrement dit – et c’est bien entendu décisif – il ne peut exister aucun système légitime de tri sélectif, lors du départ ou pendant le voyage, qui opérerait une distinction objective, aisément reconnaissable et légitime, entre celles et ceux qui quittent leur pays pour de « bonnes » raisons et celles et ceux qui le quittent pour de « mauvaises » raisons. Si dans le pays d’origine, les positions et les statuts sociaux des candidats à l’immigration (légale et illégale) sont, contrairement à ce que l’on pense, significativement hétérogènes, la route et ses multiples imprévus, ainsi que le système de dépendance dans lequel sont insérés les migrants, effacent les anciennes différences ou les neutralisent provisoirement. Sur la route, rien ne vient distinguer objectivement celui ou celle qui a fui la faim, une persécution, un viol collectif en toute impunité, etc. Ils et elles partagent les mêmes embarcations, sont transportés dans les mêmes camions, se retrouvent dans les mêmes haltes, subissent les mêmes violences, sans distinction de nationalité, d’origine sociale, de sexe ou d’âge, font partie des mêmes groupes de voyageurs, logent dans les mêmes ghettos, les mêmes squats ou les mêmes chambres ; les femmes seules ou avec des enfants, « mariées » ou non, se livrent par nécessité à la prostitution, etc. C’est ce phénomène d’indistinction des conditions, au cours du voyage, que le HCR nomme les « flux mixtes ». En réalité, ce phénomène existe dès le départ : pendant le trajet, mais aussi pendant les mois d’attente dans un pays d’installation provisoire. Plus encore : il n’est pas rare que lors d’un même voyage on « passe » du statut de voyageur régulier à celui de « migrant clandestin », on peut se découvrir « migrant clandestin » lors du voyage, alors qu’on avait fui son pays en guerre, muni de documents en règle […].

Les multiples formes de violences pendant le parcours

Deux remarques préalables sont ici nécessaires.
Tout d’abord, on peut être une femme ou une jeune fille et avoir quitté son pays sans que la cause de ce départ soit liée à des violences familiales, sociales ou politiques. Et « découvrir » ces autres violences pour la première fois au cours de son voyage. Mais on peut aussi quitter son pays pour des raisons qui trouvent leur origine dans des violences de toutes sortes, subies personnellement de manière répétée (et donc en faire une cause première de départ) et n’avoir jamais été l’objet d’agressions pendant toute son odyssée.
La seconde remarque concerne la question habituellement posée : ces femmes peuvent-elles savoir ou savent-elles « ce qui les attend » quand elles décident de partir illégalement pour gagner des contrées plus hospitalières ? En d’autres termes, prennent-elles des risques calculés et en toute connaissance de cause, ou n’ont-elles aucune idée des drames possibles liés à ce type de voyage ? Pour quasiment toutes nos interviewées, la réponse est négative : « on ne savait pas » […]
Tous nos entretiens ont porté sur des phénomènes de violences subies en cours de route. Cette perspective pourrait laisser croire que la violence physique et symbolique est systématique et que toutes les femmes en ont été victimes à un moment ou à un autre. Ce n’est pas le cas. Si les femmes, bien plus souvent que les hommes, font référence au risque de violences sexuelles liées au voyage, c’est parce qu’elles sont plus agressées que les hommes. Les hommes et les femmes partagent systématiquement d’autres épreuves dramatiques aux effets psychologiques certains, comme la faim, la soif (« quand on n’avait plus d’eau pour boire, on buvait notre pipi »), l’extrême fatigue et les très mauvaises conditions de voyage […] Dans les récits que j’ai recueillis au Maroc, en Algérie, en Espagne et en France, plus les femmes venaient de loin, plus le voyage était long et incertain, plus les risques de viol et de harcèlement sexuel étaient élevés. […]

Itinéraires et espaces de violences

Le voyage clandestin est en réalité une succession d’épreuves génératrices de violences psychiques et de traumatismes. L’incertitude, la peur, le viol ou la menace de viol, l’angoisse liée au refoulement ou à l’expulsion, les aléas du trajet, la violence des passeurs, la précarité matérielle et financière, la soif, la faim, la maladie ou les blessures (mal soignées ou non soignées), etc. sont autant de situations concrètes qui se combinent et produisent des phénomènes bien connus des psychiatres et des psychologues, comme le refoulement ou la confusion des souvenirs. Aussi les récits sur les itinéraires, les lieux où se sont produites les violences et les formes qu’elles ont prises ne peuvent en aucun cas être tenus pour la vérité vraie. [...]

Les récits que nous avons recueillis se situent presque à la fin du voyage (Maroc, Algérie, Melilla) ou une fois arrivés au terme du voyage, en France. La cartographie des espaces de violences que nous nous sommes efforcés de construire en tient compte car elle est une construction après-coup ; elle est l’œuvre d’un sociologue et d’un géographe et non celle des interviewées […] Les conditions du voyage, généralement extrêmement difficiles, autorisent consciemment ou non l’oubli de certains souvenirs et une focalisation (parfois obsessionnelle) sur certains événements particulièrement dramatiques qui, du même coup, occultent toute une série de souvenirs d’autres étapes et d’autres épreuves [2]. Le rapport des voyageurs à l’espace et au temps se modifie en fonction du jeu entre visibilité et invisibilité et le dérèglement d’une temporalité commune (vivre la nuit et dormir le jour, etc.). C’est cette perturbation des repères spatio-temporels qui complique considérablement la constitution aussi objective que possible d’une cartographie des itinéraires clandestins et des lieux de violences. Pour la même personne, il peut y avoir non pas un mais plusieurs récits possibles : « Le voyage se crée et se recrée au cours du récit, où les faits réels et imaginés, le vécu et les impressions, le vrai et le faux, l’extrême précision et le flou s’entremêlent. La carte produite est ainsi nécessairement une carte approximative... [3] ».
Le témoignage du docteur T. qui exerce au Maroc, apporte, à sa manière et dans l’activité qui est la sienne, une parfaite confirmation de ce qui vient d’être dit sur une signification d’une carte des itinéraires : « Parfois, pour faire une ordonnance, je demande aux migrants – hommes ou femmes – leur nom. Certains ne s’en souviennent plus. Ils ont un nom pour Caritas, un nom pour le HCR, un nom pour telle association, etc. Mais leur vrai nom, ils ne le disent jamais. » Bref, il importe de ne jamais perdre de vue que le récit a été altéré à la fois par les conditions du voyage et par les violences subies.
Ainsi, on peut distinguer fondamentalement deux grandes zones. Une zone de violence subie (telle que décrite par les récits) et une zone de violence potentielle (possible, d’après ce que l’on sait ou qui existe en puissance) ou réelle (ce qui est déjà arrivé et que l’on sait par des témoignages).
La zone de violence le plus fréquemment évoquée dans le récit des femmes est celle du désert. Les risques dans cette zone géographique, lorsque l’on est une femme, sont très élevés. Même quand elles n’ont pas été personnellement victimes, elles ont été dans quasiment tous les cas témoins de violences physiques ou sexuelles à l’encontre d’hommes ou de femmes. L’autre zone de violence potentielle ou réelle se divise en deux parties. L’une constitue la zone du départ du pays d’origine, l’autre, l’arrivée sur les territoires marocains et algériens, pays de transit pour les uns, pays d’installation pour les autres (une minorité). A l’intérieur de chacune de ces deux zones, on peut distinguer deux groupes de femmes. Dans le pays d’origine, celles qui ont déjà fait l’expérience de la violence physique ou sexuelle. Les causes en sont multiples et généralement cumulatives : la guerre civile et ses viols collectifs, la violence conjugale et familiale, la violence du groupe ethnique sanctionnant tout écart à la norme, le viol resté impuni, etc. Et, toujours dans le pays d’origine, celles qui n’ont pas connu de violences, mais qui en feront pour la première fois l’expérience au cours du voyage. Généralement, pour toutes, les violences n’ont pas lieu sur la route du départ à l’intérieur du pays d’origine, sauf bien entendu lorsqu’il y a des affrontements armés. Dans notre enquête, les femmes qui avaient subi des violences sexuelles dans leurs pays d’origine, étaient beaucoup plus fréquemment agressées physiquement ou sexuellement au cours du voyage que les autres. Ces femmes vivaient ce qui leur arrivait comme une répétition sans fin du malheur (« Quand est-ce que ça s’arrêtera ? » est une expression que j’ai sans cesse entendue).
Notons que le transport à l’intérieur du pays est « banal » (à pied, en voiture ou en autobus) et donc sans grand danger ; et le passage de la première frontière internationale s’effectue, lui aussi, sans péril particulier. Mais ce n’est plus vrai pour les autres frontières : du Mali ou du Niger à l’Algérie, de l’Algérie au Maroc, du Mali à la Mauritanie pour rejoindre l’Algérie puis le Maroc, ou en passant par le Sahara occidental pour aller directement vers le Maroc, bien que cet itinéraire soit relativement rare, car cette région est militairement sensible et dangereuse.
Dans les pays de transit, autre zone de violence potentielle ou réelle, il faut distinguer entre les violences qui ont lieu dans les espaces privés, celles qui ont lieu dans les espaces publics (agressions d’une personne ou agressions collectives), et celles qui sont le fait de représentants de l’autorité aux frontières (police, militaires et gendarmerie), dans les espaces urbains ou dans le désert. Dans les espaces privés intra- ou intercommunautaires, les violences physiques et sexuelles sont plutôt le fait d’hommes subsahariens sur des femmes de leur communauté ou d’une autre communauté […]
Concernant encore les violences exercées au sein des espaces privés au Maroc et en Algérie, de nombreuses femmes subsahariennes effectuant des travaux domestiques harassants et très mal payés (quand ils sont payés) chez des particuliers marocains ou algériens, font par ailleurs état d’un harcèlement sexuel continuel, humiliant et parfois violent. Enfin, la mobilité (être dans un camion qui roule) ou l’immobilité (espaces d’attente en vue d’un départ prochain) constituent à cet égard des configurations indistinctes : l’une ou l’autre peuvent appeler à des formes de violences multiples (injures, coups, racket, tabassages, humiliations, etc.) dans lesquelles la violence sexuelle n’est qu’une des formes extrêmes de violence.
On perçoit sans difficulté que vouloir distinguer ou opposer, ou même distribuer sur une échelle de gravité, les multiples formes de violences auxquelles sont confrontées les femmes sur la route de l’exil est en grande partie une fiction. C’est au sein d’un continuum qu’il faut l’appréhender, notamment parce que la séparation entre la « protection » d’un chef communautaire et l’esclavage sexuel est ténue et que le basculement d’un registre à l’autre est très souvent automatique. Il ne s’agit donc pas seulement d’écarts, plus ou moins grands et plus ou moins expressifs, ni de discontinuités, mais en réalité d’un continuum d’expériences et d’épreuves. L’instabilité, conséquence de la peur (« qui fait perdre ses moyens ») ou d’un attentat au corps et à l’esprit, est présente sous de multiples formes dans la stabilité et la stabilité est elle-même présente sous diverses formes (par exemple la récurrence de l’esclavage domestique et sexuel) dans l’instabilité. Autrement dit, ce n’est pas l’une ou l’autre configuration (stabilité ou instabilité, violence réelle ou violence symbolique, etc.) qui explique ce qui « arrive » aux personnes, mais bien leurs liens et la présence de l’une dans l’autre, de telle manière que leur horizon se borne (au sens strict) au jour qui succède au jour, la peine à la peine et la douleur à la douleur.
Il me semble que c’est cette perspective réflexive qu’il faut privilégier pour mieux comprendre les rapports entre les violences et leur qualification et ainsi ne pas rester prisonnier des catégories institutionnelles ■

[1Noureddine Khaled, Les Migrants subsahariens en situation irrégulière en Algérie (sous la direction de), CISP, novembre 2008

[2Pour une compréhension de la complexité des liens sociaux à partir d’expériences de ruptures, on se rapportera à Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière, Hisoire et trauma. La folie des guerres, Paris, Stock, 2005.

[3Romain Liagre, « Cartographie des itinéraires migratoires clandestins », in Smaïn Laacher (sous la direction de), Dictionnaire de l’immigration, Larousse.