N°136

note de lecture

Nos vies en jachère Expériences, témoignages, utopies

par Abdellatif CHAOUITE

Nos vies en jachère
Expériences, témoignages, utopies

Christian Laval (ss. dir)
Les éditions Let-Know Café, 2021

La pandémie donne des idées. « l’idée est [ainsi] venue à Lya E. Artur, co-gérante de Let-Know Café de retranscrire l’expérience sensible et subjective du confinement ». Elle lance un appel à écrire : « La poétique du coronavirus » ! Sans doute que la poétique, on la trouve là où on la cherche, ou là où on l’invente. L’expérience du confinement s’y prête : « quels mots pour exprimer les sensations qui nous traversent, les émotions qui nous bousculent, les pensées qui nous transforment ? », une manière de transposer sans doute la « distance sociale » imposée, en proximité poétique, en « kaléidoscope » d’échos sensibles. Et sitôt les feuilles tombent. Le temps hors-temps comblé rend disponible, fait cogiter et écrire, fait partager !
Christian Laval, en sociologue averti et rompu à faire parler les situations fragiles (précaires dit-on) et, à travers elles, dévoiler les enjeux de société, rejoint l’aventure et lance un deuxième appel mettant plus l’accent sur le rapport à la « chose publique », avec ce constat : « dès le nouvel état d’urgence sanitaire (fin mars), débats et controverses ont déserté (temporairement) le Parlement, mais se sont multipliés par écrans interposés, dans les réseaux sociaux, à l’échelle mondiale. Comment et que penser de ce déplacement ? ». Le sociologue voit l’« événement » : de la République du Parlement à la « République du coronavirus », une dérégulation du social, un « effondrement », un chaos-monde et des « vies en jachère »… dont il faut garder trace et laisser témoignage pour l’histoire sociale. Non pas la trace-bruit du bio-pouvoir feignant normaliser (maîtriser) une situation anormale, mais trace comme en creux, parole « prise » du « quidam ordinaire », vraie de l’épreuve de son ordinarité plutôt que d’une normalisation imposée, dernière version d’un capitalisme globalisé qui a « décroché » précisément avec toute possibilité de mener encore une vie « normale » socialement ou écologiquement.
Il nous faut donc désormais « penser, inventer, aller à la recherche d’autres fils narratifs », aptes à tisser un « nouvel imaginaire collectif », un imaginaire d’« entraide » pour « vivre avec le trouble ». C’est l’option de ce livre (parmi d’autres initiatives du même genre, signe des temps !). Des textes qui pointent, dans le vif des vécus, le pendant du covid mais aussi le possible (et la nécessité même) à réinventer un devenir, un « printemps » ! A les lire (un florilège de narrations passionnantes), on a l’impression d’une plongée dans un éther que l’on avait plus ou moins déjà oublié : le souci du lien. Comme si le risque de le perdre complètement (distance, masques, télé-socialité, etc.) est le déclic même qui en fait prendre conscience et « donne le précieux de chaque instant de la vie ». Et ce sentiment que « Le temps n’a plus de consistance. Le passé à la fois loin et proche, l’avenir incertain ». Incertitude qui « permet d’ouvrir l’espace d’une infinité de possibilités » et l’espoir de « construire une société plus juste… Un rêve ? » ou peut-être simplement cet appel à « prendre le risque de l’Autre pour vivre complètement »...
En attendant, beaucoup de « colère » (mot qui revient dans plusieurs contributions) contre des injustices flagrantes, des entraves, des abandons et des empêchements, des séparations, des angoisses, des lâchages, des gênes à ne pas pouvoir lire sur les lèvres et des deuils sans possibilité de faire le deuil, etc. Toute une « communauté d’expérience » partagée par des accompagnateurs et des accompagnés, des soignants et des soignés (et les abandonnés de tout accompagnement et de tout soin), confrontant tout le monde à un « désaisissement des pratiques instituées », à une dé-ritualisation brutale du quotidien et à un « bricolage » pour réinventer les pratiques et peut-être les lignes de fuite d’après...

La République du coranavirus est un révélateur, un accélérateur des particules de conscience, un convertisseur de « l’aveuglement » en « lucidité » et « clairvoyance collective ». Ce qu’il faut en ces temps pour en faire une « autre émotion », un autre rythme, un autre « souffle » !