Dans plusieurs interviews Patrick Chamoiseau a expliqué que, comme de nombreux artistes, il était un homme des confinements car dans le processus de création artistique l’artiste se nourrit de sa solitude qui comme un écho amplifie son rapport au monde.
Sur la scène culturelle et artistique de ce printemps, Patrick Chamoiseau est présent avec deux livres, Manifestes [1] et Le conteur, la nuit et le panier [2], la lecture d’un texte de Charles Baudelaire avec le musée d’Orsay [3] et un documentaire Patrick Chamoiseau, ce que nous disent les gouffres (voir page 100)
VOIX BAUDELAIRIENNE …
Le musée d’Orsay, pour célébrer le deux-centième anniversaire de la naissance de Charles Baudelaire, invite des figures de la création et de la pensée contemporaine à lire, chaque semaine, un texte du poète. Texte de leur choix et dans la langue de leur choix.
Patrick Chamoiseau a choisi de réciter Élévation, extrait de Les fleurs du mal : « Derrière les ennuis et les vastes chagrins/ Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,/ Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse/ S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;/ Celui dont les pensées, comme des alouettes,/ Vers les cieux le matin prennent un libre essor,/ Qui plane sur la vie, et comprend sans effort/ Le langage des fleurs et des choses muettes ! »
Patrick Chamoiseau fait de Charles Baudelaire notre contemporain, d’abord par le texte qu’il a choisi de dire, mais également par la forme de sa lecture mêlant tambouyé, rap et récitation…La poésie se fait essentielle !
« MANIFESTES »
En ce printemps chaotique où la covid continue d’avancer son ombre destructrice sur notre terre, le gouvernement d’Emmanuel Macron s’enferme, et nous enferme, dans un développement sans fin de ses politiques sécuritaires, de la santé à la répression violente de toutes les manifestations en passant par un dispositif législatif effrayant pour la société civile. C’est le moment opportun choisi par l’Institut du Tout-Monde et les éditions La Découverte pour éditer Manifestes de Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant.
Cet ouvrage rassemble pour la première fois six textes : Manifeste pour un projet global, pour refonder les Dom (janvier2000), De loin (décembre 2005), Dean est passé, il faut renaître Aprézan !, (août 2007), Quand les murs tombent, l’identité nationale hors la loi (septembre 2007), L’Intraitable beauté du Monde, adresse à Barak Obama (janvier 2009) ; et avec Ernest Breleur, Gérard Delver, Serge Domi, Bertène Guillaume Pigeard de Gurbert, Olivier Portecop, Olivier Pulvar et Jean-Claude William Manifeste pour les " produits" de haute nécessité (Mars 2009) . Ces textes ont été pensés et écrits à des moments particuliers de l’histoire contemporaine, mais ils ne sont pas que des documents pour l’histoire, ils ont gardé leur pleine modernité. Ces manifestes et déclarations ne dessinent volontairement pas une stratégie, mais ils disent une pensée politique, une pensée poétique sur le chemin ardu et nécessaire du changement de nos imaginaires. A travers ces lignes, Patrick Chamoiseau retrouve ce qu’il nous avait transmis dans Ecrire en pays dominé [4] : « devenir un guerrier oui, mais un guerrier de l’imaginaire » qui contrairement au rebelle ne cherche pas à reproduire, même involontairement, les formes de la domination. Le guerrier de l’imaginaire est un guerrier de l’émancipation.

« On ne peut pas laisser passer ça », c’est par cette phrase qu’Édouard Glisssant proposait à Patrick Chamoiseau de réagir à une situation : du passage d’un cyclone à la création du ministère de l’identité nationale, aux grèves contre la profitation ou à la victoire de Barak Obama. Dans son avant-propos, Patrick Chamoiseau écrit : « je cherchais, effaré, ce dont nous pouvions disposer comme armes et divisions, et sur quoi il fondait cette idée qu’il nous était possible de « faire quelque chose », de ne pas laisser passer ça... Dans notre simple tranchée, dans notre marronnage, il n’y avait que solitude, nudité, impossible : ce que peut-être l’écriture aime... J’écrivais alors un premier jet comme ... Le poète y ajoutait des ailes, j’y rajoutais une griffe, et nous n’avions que le plaisir de voir la chose s’envoler... Après toutes ces années, à souvent contempler ces petites migra¬tions, l’errance sans chemin de ces textes dans la matière contemporaine du monde, je finis par comprendre l’importance qu’il accordait au « poétique », non comme « force » mais comme « puissance » ».
Ces textes sont comme les premiers pas sur le chemin d’une « Politique de La Relation » et Patrick Chamoiseau de nous dire que cette dernière « n’a pas de morale : les monstres y rôdent tout autant que les grappes de merveilles, mais on peut en fonder une conscience, on peut y aiguiser le sel d’une éthique, et surtout : on peut, on doit en faire le bel ouvrage de notre présence au monde ! Dans toutes les situations humaines, toutes les situations existentielles — que ce soit dans ces enclaves coloniales archaïques que sont encore les pays dits DOM-TOM, ou dans les grands écosystèmes urbains, ou dans les immanences du numérique, ou dans les océans de régres-sions des marchés libéraux, ou encore dans ces involutions mentales où racismes, xénophobies, islamophobie, défaillances de l’éthique, insultes à la Beauté se disputent de basses gloires... — il y a, qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non, ce « devenir-en-Relation », ce « devenir -Tout-Monde ».
« LE CONTEUR ? LA NUIT ET LE PANIER »
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Patrick Chamoiseau a tenu, en 2020, la chaire d’écrivain en résidence à Sciences Po. Ce projet a été conçu par la direction de Sciences Po avec un triple objectif, le développement de l’argumentation, le renforcement de l’art oratoire, et l’écriture de création. Le rôle de l’auteur invité n’étant que d’accompagner les étudiantes et étudiants dans leur parcours créatif.
La leçon inaugurale de Patrick Chamoiseau le 27 janvier 2020 avait comme titre « Circonfession esthétique, le conteur, la nuit et le panier ». Un an plus tard cette leçon inaugurale est devenue un livre. C’est le Patrick Chamoiseau « martiniquais passionnément » que nous découvrons dans ce livre. Comme le commandant d’un quadrille, il va nous guider sur le chemin de sa création à condition de prendre le temps de l’écouter, de le lire, de respecter sa parole.
Dès les premiers mots, Patrick Chamoiseau dresse les enjeux : « L’écrivain est un artiste qui chemine de manière individuelle, très singulière, vers cette énigme indépassable qu’est la littérature. Son œuvre est donc un cheminement vers la compréhension de l’art qui est le sien… comme tout artiste, l’écrivain s’invente une voie qui n’aboutit jamais… C’est ainsi qu’il demeure désirant. » Et Chamoiseau de préciser que l’objet du cheminement est le monde lui-même et plus particulièrement la grande scène d’aujourd’hui, mondialisation, mondialité, biosphère planétaire -Tout-monde.
Pour trouver un titre au livre et à la ronde qu’il commande pour nous, Patrick Chamoiseau en appelle à Jacques Derrida et son invention lexicale de "circonfession". Avec la confidence, on laisse simplement filtrer quelques données « d’un intime plus vaste » alors que la confession « concerne la totalité d’une expérience : elle vous incline sous une autorité presque immanente, elle reconnaît un ordre intérieur sous l’injonction duquel on se voit forcer de tout dévoiler, elle dresse l’inventaire d’une part de soi-même… dans le plaisir d’un partage généreux » La "circonfession" est une ronde légère sans imposer du « sens ». Patrick Chamoiseau se fait conteur en 250 pages dans le « Paris fantôme » de l’année 2020.

Patrick Chamoiseau nous invite à partager les chemins de sa création, des sources au questionnement contemporain et il nous livre au fil des pages et des chapitres une approche de l’Ecrire : Ecrire c’est … : « habiter le devenir inépuisable de très longues solitudes », « un principe actif de la nuit », « c’est mourir plusieurs fois », « c’est souvent désarmer certaines langues », « considérer des forces », « déserter le rebelle, devenir le guerrier »…
Chaque page du livre est une tentative pour sortir du labyrinthe, dire le chemin qui l’a mené à l’immense écrivain qu’il est devenu aujourd’hui, dire ses filiations, son histoire singulière. L’enfance bien sûr Man Ninotte, l’oraliture et cette jeune fille, Jeanne Yvette venue de la campagne et qui racontait aux enfants de la rue Arago les histoires effroyables entendues dans les veillées familiales aux flambeaux. Une raconteuse avant la formidable découverte du rôle des conteurs comme résistants et porteurs du verbe créole. La découverte de l’histoire des Antilles au sein de la bibliothèque Schœlcher où un vieux conservateur a ouvert au « négrillon » une vieille armoire où dans un « coin d‘oubli s’éternisaient » les livres concernant les Antilles. S’intéresser à l’oraliture fut aussi en chercher l’origine, c’est ainsi qu’il découvrit l’artiste fondateur, le conteur, qui était un esclave comme les autres, parler devant une assemblée et entrer dans la ronde était de son seul désir. Désir de contester l’ordre des habitations, le conteur était un résistant à l’ordre esclavagiste. Le conteur ne pouvait conter que la nuit et s’il le faisait de jour il se trouvait transformé en panier. Cette énigme du panier traverse l’ensemble du livre et surtout l’histoire des Antilles jusqu’aux habitants premiers, les Arawaks et les Caraïbes, car les paniers du quotidien sont des survivances des traces amérindiennes. Dans cette longue traversée, nous rencontrons Victor Segalen, Saint John Perse, Aimé Césaire, Edouard Glissant (du complexe passage de la négritude au Tout-Monde) qui fut : « soucieux de nous maintenir dans l’inconfort d’une poétique » et Rabelais que Chamoiseau imagine être né dans une habitation avant de devenir un conteur créole.
Patrick Chamoiseau examine les diverses hypothèses du panier. Pour Jean Barnabé cela signifierait que conter le jour c’est être transformé en simple « vacuité ambulante », quelque chose d’insignifiant….Dans les contes amérindiens, quand le panier est présent, il est souvent un « sortilège foireux, quelque chose qui aurait dû marcher, mais qui ne marche pas, dés lors le conteur ne méritait ni égard ni patience » C’est donc sur une référence à René Char que se termine ce livre magnifique, cette citation est tout simplement un appel à la Résistance : « Celui qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience »
¬¬Ce livre est une belle introduction à l’œuvre de Patrick Chamoiseau au même titre qu’Ecrire en pays dominé et que La matière de l’absence [5] mais il est également bien plus qu’une introduction, il nous fait partager son désir, son plaisir et sans doute sa nécessité de l’écriture : « l’ambition d’une écriture créative ne peut s’appuyer que sur la part la plus imaginative de soi et suppose trois piments, mobiliser sa vie de manière très profonde, mobiliser le plus charnel de sa bibliothèque, se construire un commerce avec la beauté et donc une esthétique ». La mobilisation du plus charnel de sa bibliothèque, sa sentimenthèque, Patrick Chamoiseau nous en livre quelques lumineux passages notamment en fin de livre. Lire à haute voix sa sentimenthèque, c’est parcourir le monde, penser le monde, interroger l’espèce humaine sur ses volontés et ses désirs.