N°136

note de lecture

Loin des fronts ? Commémoration[s] en action

par Abdellatif Chaouite

Loin des fronts ?
Commémoration[s] en action

Philippe Hanus & Gilles Vergnon (coordination)
Réseau Mémorha-Édition Libel, 2020

Vivons-nous des temps houleux pour les mémoires ? A en croire le vent qui a soufflé il y a peu, déboulonnant par-ci certaines statues ou les stigmatisant par-là, on pourrait le penser. Ou penser au contraire que ces temps tentent de réhabiliter des mémoires assujetties, parties prenantes des événements que ces effigies, emblèmes imposés, étouffent en les passant à la trappe au fil du temps. Ce qui pourrait s’entendre comme une sorte d’appel à un « printemps » des mémoires rappelant que la seule commémoration juste à en faire est la mémoire partagée et à partager dans ses commémorations.
Au-delà des polémiques que ces événements suscitent, c’est le signe que la dynamique mémorielle est vivante à travers ses « commémorations », en relief ou en creux, et dans le double paramètre de son déploiement. Dans le temps : elle remet constamment en selle certains événements et en rajoute même tout le temps, pompeusement ou discrètement d’autres, une « intensification de la passion commémorative » qui ne tarit point ; et dans l’espace : elle ne commémore pas seulement sur les fronts ou dans les épicentres des événements passés, mais « loin des fronts » suivant le dynamisme des présences qui en sont porteuses localement.
C’est ce dont témoigne ce beau livre, richement illustré, consacré plus précisément à la région Auvergne-Rhône-Alpes. Chercheurs et responsables d’institutions muséales s’y sont penchés « sur ce qui fait la commémoration, hier et aujourd’hui, mais aussi sur ce qu’elle fait, à travers pratiques, usages et appropriations sociales auxquelles elle donne lieu ». Plus encore que le fait commémoratif même, c’est ce qu’il signifie (ce qu’il « fait ») localement et comment qui est important dans ce travail, au-delà des gênes que certains événements historiques peuvent causer encore dans les mémoires ou de la simple inscription matérielle légitimant de commémorer de manière parfois sélective.
Les coordinateurs de ce livre le rappellent dans leur introduction : l’acte de commémorer n’a rien d’anodin, il « ne consiste pas seulement en une évocation du passé, une remémoration. A travers la production d’un discours ou la mise en scène d’un geste, il utilise le passé pour esquisser, devant les membres de la société du présent, leur devenir commun et manifester ce qui les lie ensemble aujourd’hui ». Commémorer, c’est marquer, tracer « l’historicité » de la société présente et non seulement le « rapport injonctif au passé » que d’aucuns voudraient en garder. Autrement dit, c’est un acte qui contribue à la « fabrique identitaire » qui lie ensemble les sociétaires dans leur présent et leur devenir. Localement (le local étant le lieu concret du tissage de la fabrique identitaire), c’est un enjeu des politiques mémorielles et commémoratives quand elles arrivent à s’affranchir un tant soit peu des seules grands-messes et des récits uniques commémoratifs nationaux, ce que les coordinateurs appellent « l’empaysagement » des commémorations. « Empaysagement » qui repose sur le « trépied État-collectivités territoriales-associations », ces derniers acteurs étant le fer de lance en quelque sorte d’une demande sociale porteuse notamment d’une « reconnaissance de groupes sociaux minorés » (commémorer ou ne pas commémorer participe-t-il au processus de mémorisation et de la fabrique identitaire ?).
Le livre présente et problématise moult exemples et dans plusieurs localités de la région. En hauts lieux locaux (le défilé des maquisards à Oyonnax) ou « loin des fronts » (la commémoration du génocide arménien à Valence) ; ou encore en exemples de commémorations « dans la gêne ou dans l’oubli » : la commémoration de la « victoire haïe » dans le stéphanois ; le « pays des Bourbakis » dans « la petite Sibérie jurassienne » ; la « mémoire à bas bruit » des bombardements de 1944 en Drôme-Ardèche » ; « l’arrivée des Harkis » à Ongles ou Bourg-Lastic, etc.
« C’est par la diversité des politiques, mais aussi des pratiques sociales et spatiales que l’ouvrage aborde le phénomène commémoratif, illustrant l’idée selon laquelle le ‘’terme agrège dans un singulier une multitude d’événements hétérogènes’’ » conclut Anne Hertzog (Gercy Paris Université, laboratoire MRTE). Et c’est sans doute cela même la leçon de cet ouvrage : agréger l’hétérogène dans un singulier. On n’en finit pas de découvrir ce qui fait les mémoires locales, encore faut-il les partager, et c’est peut-être à cela que devraient servir les commémorations.