N°136

Dossier : exil au feminin

L’Empathie ne suffit pas. L’accueil des femmes en exil au travers du regard de celles qui les entendent.

par Marion HUISSOUD GACHET, Laure MALICET CHEBBAH

Elles arrivent, fourbues d’un voyage où l’inhumanité et la peur étaient omniprésentes, et déjà il leur faut raconter. Il leur faut mettre en mots l’indicible dans l’espoir d’une protection qui permettrait à la vie de reprendre son cours, aux blessures infligées de se panser et de se penser.
Mais le temps de la loi impose de déposer sa demande d’asile dans les 120 jours qui suivent l’entrée sur le territoire français, quelles que soient les conditions du voyage. Il faut ensuite livrer son récit dans les 21 jours qui suivent le retrait du dossier OFPRA [1].
La dignité et la sécurité qui devraient entourer le temps du récit s’en trouvent malmenées.

Ménager le temps, c’est prendre soin de l’écoute

Cette temporalité imposée pèse fortement sur la qualité consacrée à l’écoute dont il est nécessaire de souligner encore et encore la complexité.
« Ménager du temps »… Le Protocole d’Istanbul [2] le rappelle à plusieurs reprises. Le temps du récit nécessite le temps de la confiance, qui ne peut être contracté et passe souvent par l’évocation de la vie d’avant le basculement. Pouvoir dire c’est d’abord faire confiance. Entendre vraiment, c’est approcher pas à pas d’une histoire qui fait peur tant sont semblables les violences infligées aux femmes de par le monde.
Il faut être prête à entendre l’humiliation, la volonté de détruire pas tant la vie que la possibilité de vivre. Esther Mujawayo, dans son livre, Survivantes [3], l’explique si bien : conserver la victime vivante pour qu’elle témoigne de la mort sociale infligée à tout un groupe.

Un dialogue capable
d’héberger la douleur de l’autre
 [4]

Du temps d’approche mutuelle découlera, ou pas, une acceptation mutuelle : « j’accepte de te raconter ce moment de basculement dans ma vie, j’accepte d’écouter avec bienveillance et confiance le basculement de ta vie pour participer avec toi à la reconstruction d’une vie vivable ».
Puis viendra le temps d’une plongée en abysse dans le hors temps. La narratrice va revivre les souffrances endurées et entraîner avec elle l’écoutante qui verra sa relation au monde définitivement changée.
Le lieu dans lequel se déroule ce hors temps devra pouvoir asseoir chacune dans une réalité loin du chaos. Là encore, le Protocole d’Istanbul rappelle l’importance de cet espace et de la position de chacune. Pouvoir parler d’hier en demeurant ici et maintenant.

Assumer la traduction de la réalité
au-delà du « debriefing »

Seulement ensuite viendra le temps de l’écriture et de la recherche des éléments de concordance qui permettront de mettre le récit à distance, de l’analyser, de le « vérifier » pour mieux le créditer et le donner à lire aux instances qui décident de l’octroi ou du refus d’une protection.
Pour convaincre, il faut être soi-même convaincue et suffisamment détachée pour que l’émotion n’envahisse pas le récit.
Toutes ne sont pas francophones, mais toutes devront fournir un récit en français. Il faudra donc non seulement dire, mais dire dans une langue étrangère. Une langue au rythme différent, qui ne permettra pas de conserver la pudeur nécessaire car les mots manqueront. Il faudra nommer sans imager le plus souvent, ou taire et signifier d’un geste, un mouvement de tête descendant, des mains qui se nouent, un corps figé, lorsque la déflagration des mots devient insupportable.

Trouver la bonne distance

Pour avoir conduit des entretiens dans une langue qui ne m’était pas maternelle, je sais combien il est difficile de ne pas avoir les mots de la dentelle, ceux qui permettent de dire en conservant pudeur et dignité. Le tiers interprète est un soutien précieux dès lors là encore que la confiance peut se jouer à trois et qu’il intervient comme un passeur de mots et de culture. Il faut beaucoup d’humilité pour dire sans trahir, trouver la bonne distance…
Trouver les mots sans trahir, donner à lire ce qui pourra d’abord être relu avec la narratrice. Passer de l’oralité à l’écrit, exercice nécessaire puisque la demande d’asile est en France une demande écrite avant la convocation à l’entretien à l’OFPRA ou à l’audience devant la CNDA, constitue une étape importante.

La chronologie mène de ce qui est vécu et le plus souvent subi, à ce qui est raconté. Un moment qui peut être vécu comme une humiliation ou le rappel du statut de victime face à un bourreau. Enfin, le passage du récit à l’écrit porte témoignage pour le présent mais aussi pour l’avenir et peut ouvrir sur une réparation avec la reconnaissance du statut de réfugié.

Tout nous ramène au temps…

A l’issue de ce travail conjoint de mise en mots des violences, le caractère singulier doit être douloureusement présent pour que ne soit pas banalisé le récit des sévices souvent sexuels infligés aux femmes. Chaque viol, chaque torture est d’abord une histoire personnelle dont une part demeurera à jamais cachée à tous ceux du dehors.
Replacer cette singularité dans une trajectoire collective permet à celles et ceux qui reçoivent le récit de le rendre acceptable et sans doute avons-nous besoin de cette dépersonnalisation pour nous protéger.
Cependant l’acceptabilité ne doit jamais mener à la banalisation. Me revient souvent ce témoignage d’une avocate demandant le huis clos avant que celui-ci ne soit de droit et qui obtint du président de séance cette réponse : « Maître, je sais ce que c’est qu’un viol. » Un viol peut-être, ce viol-là en aucun cas. C’est en nous gardant du regard général posé sur le monde ou sur tel ou tel pays réputé sûr que nous conservons notre pleine capacité d’écoute des récits singuliers qui s’offrent à nous.
Tout comme cette dérive vers la généralisation, la banalisation qui en découle est également un piège dans la procédure d’asile. Il est un fait que les violences sexuelles à l’égard des femmes se sont généralisées comme une arme dans les conflits, et banalisées dans les parcours migratoires mais aussi une fois l’arrivée en France tant la précarité exacerbe la vulnérabilité [5]. Parfois, les victimes elles-mêmes, par auto-protection comme par conscience d’une réalité brutale, inscrivent le viol dans « le prix à payer » pour survivre.
La prise de conscience de cette réalité qui consiste à réinscrire le viol comme un crime et non un dommage collatéral est en route [6] . Il devient impératif de changer de paradigmes dans le cadre de la procédure d’asile. Accompagner les victimes dans la mise en récit de ce qui leur est arrivé peut nous conduire également à banaliser ces violences tant nous sommes sûres qu’elles tiendront leur place. Cela peut contribuer à mettre ainsi une distance protectrice face à l’horreur des mots.
Pourtant la singularité de chaque récit doit nous rattraper, et pour cela nous devons être en capacité de trouver ou créer une protection autre.

Prendre soin de soi pour être à l’écoute
des souffrances de l’Autre

La mise en mots du vécu traumatique fait surgir des images pour celui ou celle qui reçoit le récit. Tout à la fois récepteur devant faire preuve de neutralité, d’écoute et de bienveillance, il est impossible d’empêcher les images de se former et de vivre au travers d’elles les événements par procuration.
Même des années plus tard, certaines bribes de récits demeurent, participant d’un lien créé avec celle ou celui dont on aura accompagné à un moment la route et qui aura donné en partage ce moment d’(in)humanité qui nous fait prendre place dans un monde commun et si éloigné à la fois. Il est des récits qui viennent activer des images si puissantes qu’elles s’impriment en nous à jamais ou percutent des tranches de nos propres vies. Comment oublier le récit de ce couple dont les triplés qui venaient de naître sont décédés en moins de 15 min dans un hôpital investi par un groupe armé, alors qu’au même moment à mille kilomètres de là naissaient mes jumeaux. Cette chronicité peut rendre insupportable la réception du récit ; mais elle peut aussi activer une forme d’empathie nouvelle, renforçant le lien d’humanité qui nous unit par-delà nos différences de statuts, de culture, de langue.
Accompagner l’Autre c’est donc être aussi en capacité de se placer en « auto-empathie », à savoir être à l’écoute de ses propres émotions, de savoir si l’on est en capacité de recevoir la parole de l’Autre à ce moment-là. Or les institutions, qu’elles soient publiques ou associatives, ignorent trop souvent cette dimension. La pression du temps accentuée par des objectifs chiffrés ou des modes de financement « à la personne » est aujourd’hui dominante : « raccourcir les délais », « respecter des temps moyens d’instruction », demander « des objectifs chiffrés » au détriment des objectifs qualitatifs.
« On enchaîne les entretiens, tous les jours, on emporte ça avec nous. Jusqu’au moment où le bagage devient beaucoup trop lourd, et on le pose pour aller vers de nouveaux horizons » déclarait cette officier de l’OFPRA témoignant anonymement pour France inter en 2019" [7] .
Bien loin des préconisations du Protocole d’Istanbul qui rappelle la nécessité d’offrir à celles et ceux qui recueillent la parole de la souffrance un soutien indispensable. Un accompagnement psychologique n’est proposé aux officiers de protection par l’OFPRA [8]que depuis peu et pas du tout aux magistrats de la CNDA, là où se jouent tant de destins individuels. Or comment peut-on être bien-traitants avec les autres si l’on n’est pas soi-même pris en considération et bien-traité ?

Le poids des mots et des silences

La procédure d’asile fait une place centrale aux mots que l’on dit pour élaborer le récit ; ceux que l’on écrit en écoutant le récit ; ceux que l’on dit, entend et écoute en commun au moment de la relecture du récit avant de l’envoyer ; puis que l’on redit et entend, au moment de l’entretien ou de l’audience. De part et d’autre, la victime, l’accompagnant social ou militant, l’avocat, les professionnels de santé, l’interprète, l’officier de l’OFPRA, comme le magistrat mettent et entendent des mots qui viennent décrire un vécu traumatique. La place du récit, exigeant des faits circonstanciés et détaillés dont dépend une éventuelle mesure de protection [9], accentue une pression déjà forte du fait des délais. Pourtant, comme le rappelle le Protocole d’Istanbul la sollicitation des souvenirs risque, en dépit des précautions, de réactiver le traumatisme [10]. Dans ce même Protocole, il est également souligné qu’une personne « pourra être incapable de se rappeler avec précision certains détails des séances de torture, mais se souvenir des aspects les plus marquants de son expérience. Par exemple, la victime se souviendra avoir été violée à plusieurs reprises, sans pouvoir fournir d’indications précises quant aux dates, aux endroits, aux locaux ou aux tortionnaires » .
Dans ces conditions, pourrait-on se passer des mots, d’une partie des mots ? Le recours à d’autres formes de récit comme le dessin peut être mobilisé mais l’est rarement. Mais quelle est la place faite au refus de mettre des mots sur les maux ? Face à une femme qui vous raconte, les yeux baissés et dans un quasi murmure « des hommes sont entrés. Ils étaient trois. Ils ont renversé la table basse du salon et hurlaient. Je criais. Ils m’ont mise sur le canapé…(silence) Quand ils sont partis je suis restée immobile un moment. J’ai appelé mon mari et je lui ai dit que des hommes étaient venus pour le chercher et avaient cassé des choses et étaient repartis ». [11]
A-t-on besoin de mots pour combler le silence ? Qu’avons-nous besoin de savoir, d’entendre et d’écrire pour donner au récit « la crédibilité attendue ». Ce silence et les mots qui n’ont pas été posés ont permis ultérieurement la construction d’une relation autre, de femme à femme, amicale et précieuse à chacune. Dans un cadre non militant, mais professionnel, ces silences non comblés peuvent permettre de construire une relation d’accompagnement plus sereine sur la base d’une compréhension mutuelle que des mots ne sont pas venus altérer.
Respecter les victimes passe par le respect de ces non-dits. Pour celui ou celle qui reçoit la parole, ce droit au silence ou la non-verbalisation devrait pouvoir être posé de manière claire, sans la pression de se dire « il le faut, sans quoi la demande n’a aucune chance d’aboutir » ■

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  • DES MOTS ET DES GESTES POUR REPARER.

Protocole d’Istanbul - Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, 1999, Haut-commissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies.
Coordonné par Önder Özkalipçi (médecin légiste et membre de Human Rights Foundation of Turkey), Caroline Schlar (psychologue et membre d’Action for Torture Survivors (HRFT) à Genève) et Vincent Iacopino (Physicians for Human Rights à Boston), la rédaction du Protocole a pris plus de 3 ans et a mobilisé une équipe de plus de 70 expertes et experts d’une quinzaine de pays différents et de disciplines différentes : médecins, psychologues, expertes et experts, juristes, avocates et avocats, observatrices et observateurs des droits humains… Le Protocole propose une approche novatrice dans l’accompagnement des victimes de torture, pluridisciplinaire, technique et bienveillante à la fois, permettant autant de prendre en compte toutes les dimensions du trauma pour les victimes que de garantir aux accompagnants un cadre d’intervention protecteur.
http://www.passerellesbuissonnieres.org/nos-actions/laboratoire-experimental/

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  • PasserElles Buissonnières

Depuis 9 ans, PasserElles Buissonnières accueille des femmes que la maladie ou/et l’exil ont fragilisées. L’accompagnement proposé, constitué d’une partie individuelle et d’ateliers collectifs, a pour objectif une réappropriation de sa vie, la possibilité d’accéder à un emploi choisi et la réinscription dans une vie sociale. Chacune vient le temps nécessaire, avec ses compétences, ses forces autant que ses fêlures et c’est ensemble que nous dessinons des chemins propres à chacune. Les ateliers proposés sont construits autour de trois thématiques : la santé, l’expression artistique et l’insertion socio-professionnelle. Une vingtaine de bénévoles et trois salariées concourent à la mise en œuvre du projet.
En 2015, après un travail d’amendement du projet de loi sur l’asile conduit en partenariat avec des professionnels de santé et des avocates, PasserElles Buissonnières découvre le Protocole d’Istanbul. Après un temps de formation ouvert aux partenaires, l’association décide d’expérimenter la mise en œuvre de ce document de référence sur la prise en charge des victimes de torture, et ouvre, en janvier 2018, un laboratoire expérimental. A travers ce nouveau projet, un accompagnement est proposé à des femmes en demande d’asile. Il comprend une aide juridique pour le montage du dossier d’asile, l’assistance d’une avocate spécialisée dès l’entretien OFPRA grâce au soutien du Réseau Tiberius Claudius, et un accompagnement dans le soin, en partenariat avec la PASS et le service gynécologie de l’Hôpital Saint Joseph-Saint Luc pour les soins pris en charge par l’Assurance maladie, et avec des professionnels de santé libéraux bénévoles pour des soins complémentaires (ostéopathie, EMDR), ainsi que d’autres soins (yoga, réflexologie).
http://www.passerellesbuissonnieres.org

[1L’Office Français de Protection des Réfugiés est l’organisme en charge du traitement des demandes d’asile en France

[2Le Protocole d’Istanbul - Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, HCDH des Nations Unies, 1999. Cf fin d’article

[3Survivantes, Le Rwanda 10 ans après. Entretien d’Esther Mujawayo avec Souad Belhaddad. Editions de l’Aube, 2004.

[4Selon l’expression utilisée par René Kaes. Dictionnaire de la Violence, section Traumatisme. Editions PUF, 2011

[5Les violences sexuelles subies par les hommes, également fréquentes dans ces situations d’exil restent quant à elles un véritable tabou.

[6Point 6 de l’introduction du Rapport du Secrétaire général sur les violences sexuelles liées aux conflits, Conseil de sécurité de l’ONU, Distr. Générale 23 mars 2018, S/2018/250.

[7Ce qui me gêne, c’est le traitement différencié selon les nationalités" : des officiers de l’OFPRA témoignent par Ouafia Kheniche, publié le 7 octobre 2019, sur Franceinter.fr

[8Seule la prise en charge par l’Office d’une consultation annuelle existe.

[9En France environ 35% des demandes d’asile donnent lieu à une mesure de protection depuis 2017 au moins.

[10Le Protocole d’Istanbul, point 149.

[11Ibid, point 253 relatif au stress post-traumatique