N°136

culture

« PATRICK CHAMOISEAU, CE QUE NOUS DISENT LES GOUFFRES » - documentaire-

par Gilles Luquet
  • Documentaire 82’-2021.
    Réalisateurs
    Yves Campagna- Bruno Guichard – Jean Francois Raynaud
    Production VDH Vie des Hauts Production

J’ai rencontré Patrick Chamoiseau à l’époque où il a été invité à inaugurer la Maison des Passages de Lyon. Cette idée de Bruno Guichard alors dirigeant de ce local associatif avait permis de mettre ce lieu sur une trajectoire nouvelle : dans une perspective de transformation sociale de notre société, il fallait revoir les arguments « révolutionnaires », les grands récits fondateurs, …

Bruno Guichard, Yves Campana et Jean François Raynaud, auteurs de ce documentaire ont déjà produit un documentaire sur François Maspero : « les chemins de la liberté » pour mettre en évidence un acteur essentiel de cette perspective de transformation. Aujourd’hui, avec Patrick Chamoiseau, ce chemin se poursuit, dans un autre contexte, celui où l’on doit raconter les gouffres humains et y prendre des souffles d’avenir. Ce cheminement des auteurs incite à évoquer le contenu de ce documentaire sur « ce que nous disent les gouffres ».

Le documentaire s’ouvre sur un premier gouffre, celui de l’écriture et de la langue. Il y a là, nous dit Chamoiseau, une tragédie : une langue ne porte-t-elle pas l’imaginaire dominant/dominé ? Aussi la littérature a-t-elle quelque chose de l’indicible. « Comment écrire en pays dominé ? » comme le chante le titre d’un de ses livres… Ecrire dans la langue du dominé plutôt que dans celle du dominant ? Patrick Chamoiseau considère qu’il faut plutôt concevoir « la diffraction pour toutes les langues ». Celles-ci rencontrent des obstacles, se transforment, se superposent et diffusent leurs contenus autrement. Il dira aussi que la littérature ne cherche pas le Vrai, mais les forces !
Plus loin il affirme que Rabelais est le père du langage, tant il manie avec jouissance différentes langues.
Mais c’est d’abord son père qui adorait la langue française et récitait La Fontaine qui a influencé Patrick Chamoiseau et sa maman Man Ninotte qui ne pratiquait que le créole. Il parle aussi avec bonheur des maîtres de son école lui donnant avec passion les mots de la langue française.
Patrick Chamoiseau dévoile sa sentimenthèque et indique qu’il aurait aimé rencontrer des auteurs français, notamment René Char pour « son rapport à la langue, à la créativité esthétique et son exigence poétique » ! Il garde un souvenir ébloui de Gabriel Garcia Marques, auteur latino-américain de langue espagnole, et de sa capacité à produire du merveilleux dans le réel ! Aimé Césaire, Edouard Glissant bien évidement, en mémoire duquel il écrira « l’affectueuse révérence »…

Suit un gouffre abominable qui a une importance décisive dans la pensée de Patrick Chamoiseau qui plonge dans celle d’Edouard Glissant. La cale du bateau négrier où on entasse jusqu’à trois cents Africains, enchaînés, parqués - déshumanisation ; le cachot des esclaves, « cheminement d’une conscience liquéfiée qui atteint le fond, terreur, horreur, découragement… » - déshumanisation ; la traite et sa mémoire coloniale qui appelle une mémoire des déshumanisés, les esclaves…
Un processus imprévisible, suivant le mot d’Edouard Glissant, la créolisation, transforme « les forces de destruction en forces de renaissance », rassemblant, panachant, transformant phénotypes et imaginaires. Un être nouveau apparaît sur les plantations esclavagistes, les femmes organisant la survie entourées de leurs enfants, les hommes prenant les rôles de conteur, rebelle, guerrier. Un chemin fait de luttes, de révoltes, de silences, de complexités où hommes et femmes prennent leur part. Ce processus a produit de l’individuation, processus par lequel ces individus créoles se sont séparés d’une vie construite dans le cadre d’une communauté où le nous est premier.
Un « devoir de connaissance » se construit par l’analyse des pièces de musée, peintures, sculptures… A Nantes en particulier où, nous dit Chamoiseau le « crime se transforme en expérience » !
L’Europe a conquis, mais a été conquise aussi, et l’on a vu se constituer une nouvelle société avec des opprimés et, en reprenant les analyses de Deleuze, un processus global révolutionnaire !
Chamoiseau n’est pas seul et d’autres artistes viennent apporter leur contribution à cette perspective nouvelle. Jean Luc de Laguarigue filmé dans l’habitation Saint Etienne, photographe talentueux qui photographie les habitants et habitats des Caraïbes où la dignité des descendants d’esclaves est manifeste…Ernest Breleur, artiste plasticien, lance un « défi au réel » pour parler à l’humanité à partir du questionnement de « ce que nous sommes vraiment ».

Cet ensemble de processus amène avec la créolisation d’un peuple, celle du monde qui rejoint sa complexité où l’on ne peut plus se contenter de sa langue, sa couleur de peau, sa vérité, le « chacun dans sa bulle »… Cette complexité ouvre au monde et en coupe également…
La mondialité amène à un phénomène de fluidité que Glissant appelle « Relation ». Un monde de relations, le « Tout-monde » ! Aujourd’hui, le processus néolibéral produit une « domination silencieuse », issue de l’ordre violent de la colonisation. La lutte contre cet ordre est sur le terrain de l’imaginaire !

Le dernier gouffre évoqué dans ce documentaire, dit magnifiquement par Isabelle Fruleux, est celui des migrants à Lampedusa, phénomène actuel de désir de vivre, de rejet de ses responsabilités, de refus d’accueillir, de noyades et de fins de mondes ! C’est un extrait du livre « Frères migrants » qui décrit ce gouffre européen…

Mais, rien ne vaut de regarder ce DVD pour retrouver la voix et le dire de Patrick Chamoiseau !

La musique est de Lionel Martin, les textes de Patrick Chamoiseau : "Lampedusa ce que nous disent les gouffres" et " l’affectueuse révérence" sont lus par la comédienne Isabelle Fruleux.