N°136

Dossier : exil au feminin

Habiter le temporaire : récit photographique et témoignages de femmes exilées dans un squat de Villeurbanne

par Camille Lassègue, Kenia Sedoun

La maison

En septembre 2019, des familles et des femmes isolées viennent demander une place au squat du collège Maurice Scève à la Croix-Rousse et dans d’autres lieux occupés de la ville. Majori-tairement composés d’hommes, déjà suroccupés, il apparaît vite qu’aucun lieu n’est adapté pour les accueillir. C’est face à ce constat que des militant•e•s et futur•es habitant•es occupent une maison vide située à Villeurbanne, à destination principalement des femmes isolées et de familles, notam-ment monoparentales. Parfois appelée « Chez Augustine » par les soutiens, elle reste « la maison » pour ses habitant•es. Elle abrite environ 25 personnes exilées. Chaque chambre est occupée par une famille, un couple ou une femme seule, et les habitant•es partagent la cuisine et deux salles de bain. Des plannings pour l’utilisation de la machine à laver, le ménage de la salle de bain et de la cuisine ont été affichés dans les espaces concernés.

La maison, vouée à la démolition en vue d’un projet d’agrandissement de l’EHPAD voisin, a été construite en 1921, ce qui en fait la plus ancienne de l’avenue. Destinée à l’habitation personnelle par ses propriétaires, elle a vu tout le quartier s’urbaniser et elle est désormais entourée d’immeubles. Elle se distingue donc par sa taille, plus basse que les autres bâtiments de l’avenue, et son architecture typique des années 1920, qui lui a valu d’être repérée et documentée dans l’inventaire participatif du patrimoine villeurbannais. C’est paradoxalement l’occupation qui a empêché la démolition du bâtiment et assuré donc sa préservation. Pour autant, c’est aussi son ancienneté qui explique sa vétusté et la difficulté d’en faire un espace habitable. Les problèmes d’eau, d’électricité et de nuisibles y sont fréquents.

Approche et méthodologie :
entre ethnographie et photographie

J’ai commencé mon enquête de terrain dès l’ouverture de la maison, lors de mon Master d’Anthropologie. J’ai accompagné les personnes dans leurs démarches administratives et participé à l’organisation d’ateliers de français. J’ai peu côtoyé les hommes de la maison. Peu nombreux, ils sont souvent à l’extérieur, dans les chambres, très peu dans les espaces communs. J’ai tissé des liens principalement avec les femmes, les adolescent.es et les enfants.

  • Alketa et Lusjana lors d’un atelier de français

L’usage de la photographie m’a aidé à clarifier mes différentes postures. L’appareil photo rendait visible mon travail d’observation et de recherche, me permettait de créer du lien, notamment avec les enfants. C’était aussi pour moi un moyen d’observer avec plus d’assiduité les détails, les interactions, les particularités de chaque situation. J’ai également utilisé des méthodologies photographiques participatives, notamment la photo ellicitation interview qui consiste à mener des entretiens en prenant appui sur des photos réalisées par les participant•es dans leur quotidien, pour créer une "réflexivité habitante" (Bigando, 2013). Ces entretiens ont été réalisés durant les premiers mois de ma thèse, ainsi que des entretiens plus classiques avec plusieurs femmes de la maison. Nos relations sont devenues peu à peu familières et amicales. La sélection des photos, la réflexion sur le contenu et sur la manière de se présenter ont été pensées avec elles.

Crise sanitaire et incertitude

  • les entrées de la maison subissent fréquemment des dégradations anonymes

Alors que lors du procès du squat en décembre 2019, le Tribunal n’a donné que cinq mois de délai à l’occupation, la prolongation des trêves hivernales en 2020 puis en 2021, et l’ampleur de la crise sanitaire ont fait émerger à la Préfecture et chez les propriétaires des réticences à faire appliquer les décisions d’expulsion. Pour autant, depuis l’ouverture, il est difficile pour les habitant•es de savoir de combien de temps l’expulsion sera repoussée, si bien qu’en un an et demi d’occupation, la certitude de pouvoir rester ne s’étendait rarement plus loin qu’à quelques mois, fluctuant avec des périodes de possibilité d’expulsion immédiate, comme en témoigne Arta : « en premier quand on était là on nous a dit qu’on pourrait rester que 3 mois, après on va sortir, ma mère elle avait trop peur (...) mais après, c’était le covid, ça reste un mois, deux mois, trois mois, ça fait un an et demi que nous sommes là, ça veut dire que aucune chose c’est sûr, ça change tout le temps ».

La politique de non-remise à la rue adoptée pendant la crise sanitaire a entraîné un engorgement des dispositifs qui, saturés, voient leurs délais s’allonger. Cette situation, cumulée avec le ralentissement des démarches administratives, des demandes d’asile ou de régularisation, maintient les habitant.es dans l’attente, l’incertitude et l’impossibilité de se projeter. Réduisant les possibilités de travail et d’économie informelle, mettant en péril l’apprentissage du français et la scolarisation des enfants, la crise sanitaire accentue la précarité et l’isolement des habitant•es. Néanmoins, elle a parfois resserré les liens, notamment pendant le premier confinement lors duquel le jardin est devenu un espace de jeu et d’échanges.

Un espace de seuils à la frontière du dehors

Quand je les interroge sur leur premier souvenir en France, les habitantes évoquent toutes le choc d’être à la rue, en contradiction avec l’image qu’elles se faisaient du pays. C’est par exemple le cas de Blessing, qui commence ainsi le récit de son arrivée : « when I came to France, I suffer in the street ». Dès lors, le squat, c’est avant tout « mieux que dehors » comme l’explique Arta : « je peux pas dire que j’aime bien ou quoi parce qu’en fait c’est une catastrophe de laisser 6 personnes dans la même chambre, on fait différentes choses, ils aiment bien différentes choses, une qui veut voir un film, un qui veut écouter la musique, un qui veut cuisiner, manger, il y a pas beaucoup de place, il y a beaucoup de vêtements, c’est pas trop confortable, mais c’est mieux que dehors ».

  • Arta dans la chambre familiale
  • Arta
    Arta a 17 ans. Elle est arrivée il y a un an et demi avec sa mère, ses 3 sœurs et son frère. Après un temps dans la rue, elle vit au squat où elle partage une chambre avec sa famille. Elle est entrée au lycée en cours d’année mais a dû redoubler l’année suivante, notamment à cause des freins que les confinements et l’interruption des cours ont mis à son apprentissage du français. Pour autant, elle parle maintenant couramment albanais, anglais et français. Elle voudrait faire des études de psychologie.
  • Moment de détente et de jeu dans la chambre d’Arta, Alketa et leur famille

Si toutes disent être arrivées avec très peu d’affaires, elles retrouvent peu à peu un environnement matériel avec l’installation dans le squat. Le mobilier est récupéré, acheté, donné, échangé. Bien que l’espace soit réduit, les chambres se décomposent petit à petit en plusieurs zones. Des frontières, matérielles ou invisibles, viennent séparer les espaces pour créer des temps d’intimité. C’est ce qu’explique Lusjana : « en squat, y a que une chambre. Dans une chambre, là tu dors, là tu manges, là tu prépares, là tu t’habilles, tout dans la même chambre ». Considérant la gestion du foyer comme une prérogative féminine, c’est d’après elle un problème à la charge des femmes : « chez nous quand t’es un garçon, tu fais comme tu veux en Albanie (...) mais une femme, elle doit rester chez elle, préparer à manger, pas sortir … ici t’as la chambre, t’es pas bien, le ménage c’est pas bien, tu mets où les assiettes, toutes les choses on les mets où ? »

Le squat semble parfois se limiter à « une protection minimale, en faisant frontière entre le dedans et le dehors. S’il n’annule pas cette insécurité domiciliaire dont on a dit qu’elle était un frein majeur à l’habiter, il autorise l’appropriation, même temporaire, de micro-territoires, premiers pas vers la familiarité » (Bouillon, 2009 : 40). Des bricolages viennent palier aux manques matériels.

  • Dans la chambre du rez de chaussée, des scotchs ont été placés sur la fenêtre pour y glisser son téléphone et capter la wifi gratuite (accessible seulement près des fenêtres), et pouvoir téléphoner, faire des jeux voire regarder des séries. Des feuilles sont scotchées sur la vitre pour limiter la visibilité depuis la rue.
  • Dashuri prépare et sert la pastiçe, un gratin de pâtes albanais.
  • Dashuri et Lusjana
    Dashuri est arrivée avec sa fille Lusjana pour se faire soigner. Elle a d’abord essayé d’aller en Allemagne mais il lui était impossible d’accéder aux soins. Arrivées en France, elles ont d’abord vécu dans un squat, puis ont participé à l’occupation de l’Université à Bron pendant plusieurs mois, avant de s’installer au squat de l’Amphi Z. Après l’expulsion, elles ont été logées dans une église, puis chez une famille française, avant de s’installer au squat. En Albanie, elle était agronome puis gérante d’un café restaurant de famille. Elle se dit très fatiguée par ces conditions de vie, et fait maintenant ponctuellement des ménages quand son état de santé le permet. Lusjana fait une formation de coiffeuse.

Ainsi, les squats peuvent être considérés comme des "espaces intermédiaires", « si tant est que l’on entende par là un espace "entre privé et public" (Haumont, 2005 : XXIII), constitué de seuils et de frontières. » (Bouillon, 2009 : 36). Ces frontières, ces seuils, ne sont pas pensés ici comme des séparations mais au contraire comme des espaces de connexions, qui peuvent être conflictuels, ou basés sur des échanges et des dons.

Toutes décrivent le squat comme un espace de contradictions, notamment Arta, qui me montre une photo du jardin : « ça c’est un peu un contraste parce que c’était toutes ces catastrophes, le frigo, les choses de lit, et tout, et à coté c’était Lusjana et Felice qui restent au soleil, dans le jardin et tout, qui reste avec son portable, c’est différentes réalités ». « Catastrophe » est utilisé pour désigner le mobilier qui s’accumule dans le jardin, plus généralement les problèmes d’insalubrité de la maison, qui contrastent avec les souvenirs joyeux et les relations amicales qui s’y sont développées.

  • Soutien administratif avec une militante et amie de la maison
  • jeux et dessins dans le jardin

Attachements, usages de la vulnérabilité
et pratiques de l’autonomie

Dans un contexte de manque de places, qui induit une mise en concurrence des personnes pour l’accès aux dispositifs d’accueil, la « vulnérabilité » devient un critère discrétionnaire de sélection pour l’accès à l’hébergement, dont les habitantes ont pleinement conscience. Elles cumulent souvent les critères de vulnérabilité (enfants, grossesse, problèmes de santé) et les démarches : auprès de la Métropole qui a la charge de l’hébergement des femmes avec enfant en bas âge, auprès de l’OFII pour être logée en tant que demandeuse d’asile, auprès de la Préfecture qui oriente dans l’hébergement d’urgence. Cette accumulation n’accélère pas toujours la prise en charge des personnes résident de squat, elle peut aussi être un frein : « alors le cumul des difficultés devrait leur conférer une légitimité auprès des différents pourvoyeurs de solutions, il permet à chacun de se défausser sur les autres » (Fapil, 2000 : 21 in Bouillon, 2009 : 126). L’accès aux dispositifs reste par ailleurs conditionné aux statuts administratifs des personnes, qui entrent en contradiction avec les critères de vulnérabilité. Enfin, le fait d’habiter en squat, si cela est connu des services d’assistance sociale, peut freiner l’attribution d’un hébergement ou d’un logement, les administrations privilégiant les personnes sans abri.

La notion de vulnérabilité prend donc une grande place dans cette mise en récit de soi. Tantôt mise en avant dans l’espoir d’obtenir des papiers, un logement ou du soutien, elle n’est pas contradictoire avec la mise en avant des notions de courage ou de force : «  to be a woman is not easy, but I’m happy to be a woman, I’m a strong mother, I’m proud of myself, I did what my mum cannot do, my mum runaway from me, I’m with my kids, I’m not running anywhere, so yes, strong mother ! (rires) » (Blessing). C’est donc une redéfinition de soi et des rôles (Schmoll, 2020) qui se joue constamment dans la mobilité : « si on aime pas une vie, on en choisit une autre » (Alketa).

Si l’attachement au lieu matériel est difficile, des réseaux d’attachements (Latour, 2020) se développent à l’intérieur du squat. Des rapports d’entraide se nouent entre les femmes : garder les enfants d’une autre partie faire une course, dépanner d’un peu de nourriture, échanger des conseils sur des démarches administratives… C’est une des raisons pour laquelle Blessing garde à la fois sa chambre d’hôtel, attribuée à la naissance de son troisième enfant, et sa chambre au squat : elle y est moins isolée, peut emprunter de la nourriture quand elle en manque, laisser ses enfants jouer dans la maison. La chambre d’hôtel, très éloignée de l’école des enfants, sans cuisine, avec seulement deux lits, ne lui permet pas à elle seule de subvenir à ses besoins et l’isole de ses réseaux d’attachements. Elle y dort néanmoins souvent et chaque lieu lui confère une sécurité en cas d’expulsion de l’autre. C’est le cumul de ces deux espaces et les relations sociales qu’ils permettent, qui lui donnent accès à une certaine autonomie. La notion d’autonomie renvoie ici à la définition de Camille Schmoll : « l’autonomie n’est pas une capacité possédée par l’individu et manifestée face à des contraintes extérieures, mais bien le produit de structures sociales, de relations et de pratiques (…). C’est en ce sens que je parle d’« autonomie en tension » : celle-ci est encastrée et doit être comprise dans le contexte des formes de pouvoir et des rapports sociaux qui orientent et structurent le processus migratoire. » (Schmoll, 2020 : 164).

  • Blessing, enceinte de son troisième enfant, et ses deux filles
    Blessing
    Après avoir été contrainte de fuir l’Italie, Blessing est arrivée à Paris il y a trois ans, enceinte, avec sa fille. Elle a dû abandonner sa valise parce qu’elle ne pouvait pas la tenir en plus de la poussette. Face à l’impossibilité de se loger, une femme qu’elle a rencontrée lui a payé des billets pour Lyon. Après quelques temps au squat du collège Maurice Scève, elle a été une des premières habitantes du squat. Elle a obtenu une chambre d’hôtel à la naissance de son troisième enfant, mais qui est insuffisante pour répondre à ses besoins. Elle fait une demande d’asile pour ses filles en raison d’un risque d’excision en cas de retour au Nigeria. Ayant elle-même subi des mutilations génitales, elle attend une chirurgie réparatrice, mais elle est pour l’instant repoussée car toutes les opérations jugées « non essentielles » ont été annulées en raison de la pandémie de Covid 19.

Les liens avec le pays d’origine sont souvent forts, témoignant d’une « présence connectée » (Diminescu, 2010) rendue possible par l’usage d’internet et du numérique. Pour la plupart des femmes que j’ai interrogées, les appels avec la famille et les ami•es sont fréquents. Les réseaux sociaux virtuels, les applications de conversations vidéo, internet de manière générale, permettent de rester connecté•es avec des personnes partout dans le monde, rendant obsolètes les figures d’exil pensées en terme de ruptures et oppositions. Ainsi, « quels que soient les parcours, on ne migre jamais vraiment seules : celles et ceux qui sont restés au pays nous accompagnent en de multiples façons. » (Schmoll, 2020 : 175). Quand je demande à Arta si l’Albanie lui manque, elle me dit « en fait c’est pas les places qui te manquent, c’est les personnes ».

  • goûter dans une chambre

Pour Blessing, le lien avec le pays d’origine est plus douloureux. C’est dans la migration qu’elle dit avoir créé ses attaches, sociales et familiales, qui la poussent à élaborer des stratégies pour ne pas retourner dans la rue avec ses trois enfants : « I have to do it beacause they are the only family I have, if I don’t do it I’m gonna lost my family so I don’t want to lost them. I wanted to be a mother so now I am a mother so I have to do the job (rires) » .


Une vie ordinaire

La mise en récit de soi des habitantes, en photographie, lors des entretiens ou des discussions informelles, laisse percevoir la volonté de se défaire des stigmates associés au squat, à l’exil et à la précarité : « je peux dire que.. toutes les personnes peuvent penser un peu que les gens qui habitent en squat sont comme des monstres, qu’ils sont bizarres ou quoi mais en fait c’est normal, ce sont des personnes normales, qui veulent habiter, des personnes qui ont de l’espoir, des personnes qui aiment bien la vie… des personnes comme toutes les autres un peu ! mais juste nous n’avons pas l’option d’avoir une maison, nous avons pas l’option d’être comme toutes les personnes, d’avoir un logement. Et c’est tout. C’est justement ça » (Arta).

Toutes les femmes de la maison présentent des parcours migratoires, résidentiels, professionnels et familiaux très différents. La plupart ont alterné squats, hébergement institutionnel et rue. Venues pour des raisons de santé, pour fuir des violences, seules ou en familles, elles ont développé des stratégies complexes pour échapper à la rue et multiplient les démarches administratives pour obtenir un logement, lutter pour plus d’autonomie, pour une vie ordinaire.

  • Blessing et ses filles

Camille Lassègue est doctorante en anthropologie.
Elle travaille sur la mémoire des lieux-refuges habités par des femmes en situation d’exil,
au sein du Laboratoire d’Anthropologie Des Enjeux Contemporains (LADEC), ainsi qu’avec le Rize.
Texte et photos : Camille Lassègue
Editing / Retouche : Kenia Sedoun / Camille Lassègue

BIBLIOGRAPHIE

Bouillon, Florence. Les mondes du squat. Presses Universitaires de France, 2009.
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Diminescu, Dana. « Présentation », Réseaux, vol. 159, no. 1, 2010, pp. 9-13.
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Latour, Bruno. « Factures/fractures. De la notion de réseau à celle d’attachement » in André Micoud et Michel Peroni, Ce qui nous relie, éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2000, pp. 189-208.
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Schmoll, Camille. Les damnées de la mer. Femmes et frontières en Méditerranée. La Découverte, 2020.