N°136

Dossier : exil au feminin

Se battre pour vivre sa vie de femme, les coiffeuses de Château d’Eau.

par Interview des coiffeises de château d’eau

Ce sont des guerrières, des personnalités que rien n’arrête. Elles se battent pour vivre leur vie tout simplement. Celles que tout Paris appelait « les coiffeuses du Château d’Eau », en lutte pendant 10 mois contre les mafias de l’immigration, ont gagné d’abord sur le droit d’occuper leur local 24h sur 24 pendant leur grève et, in fine, lors du procès au pénal, elles ont obtenu la reconnaissance de l’existence d’une « traite d’êtres humains » dans les conditions de leur mise au travail, ce qui leur a, enfin, permis d’obtenir leur carte de séjour et plusieurs dizaines de milliers d’euros de réparation… Autant de résultats acquis pour les autres autant que pour elles, et comme elles le disent, pour leurs enfants, pour qu’ils soient heureux d’être Français et de vivre dans la justice.

Nous avons rencontré Aminata, Precious et Marilyne le 7 mai dernier. Aminata et Precious étaient coiffeuses en grève pendant 10 mois entre 2014 et 2015, Marilyne les a accompagnées au nom de la CGT pendant tous ces mois d’une lutte qui a scellé leur amitié pour la vie.

Ecarts d’identité :Qui êtes-vous et comment êtes-vous arrivées à la coiffure africaine du boulevard de Strasbourg ?

Aminata : Je viens de Guinée Conakry d’où je suis partie avant mes 18 ans pour des raisons familiales, victime de violences … Je suis arrivée en France en 2012, avec l’espoir de faire des études mais, privée de papiers, sans connaissance de mes droits, perdant espoir, j’ai fini par chercher n’importe quoi. Là on m’a dit « Tu sais coiffer ? ». Ça n’était pas mon métier mais chez nous on aime faire ça.

Precious :J’ai une quarantaine d’années, moi, j’ai tout vu, j’ai été jetée à la rue avec mes 3 enfants par mon premier mari. Je suis partie vers l’Europe par la Libye, où je trouve une femme qui m’offre le passage en me promettant un travail pour la rembourser en Italie. Et là je me suis retrouvée dans la prostitution. Après j’ai décidé de fuir, je me suis dit « plus jamais ça, je me suis dit que je n’accepterai plus jamais une telle vie », quitte à me retrouver dans la mendicité. En France, comme Aminata, je suis passée par le 115, l’hôtel et après le rejet de ma demande d’asile, je me suis retrouvée à la rue. Heureusement, il y a des gens solidaires. Ensuite, le bouche-à-oreille m’a appris l’existence des salons de coiffure africaine où je suis allée d’une boutique à l’autre jusqu’à être embauchée.

E.I. : Comment vous êtes-vous engagées dans ce conflit ?

Precious : C’est Aminata, la petite jeune qui a commencé
Aminata : J’avais besoin d’argent mais il fallait demander pour avoir 100 €. Il ne nous payait pas. C’était trop injuste. Je venais des Ulis à 6 heures le matin, et j’ai trouvé ça insupportable d’être traitée comme ça. Et puis, on a demandé à être payées, toutes.
Maryline : Elles ont démarré le conflit et ensuite elles nous (CGT) ont demandé de les aider. La CGT était connue pour son soutien aux sans-papiers. Aminata, bien que la plus jeune, a été la première à contester les conditions de paie et de travail entraînant avec elle les 12 autres femmes et les 5 hommes travaillant au 57 boulevard de Strasbourg à Paris. Un film réalisé par le Collectif des cinéastes pour les sans-papiers retrace brièvement l’engagement de leur combat : « les 18 du 57 ».
Avec Precious, Fatou … elle va relever la tête et prendre la parole, malgré les risques. Il faut dire qu’il y a de quoi se rebeller : un travail à la tâche où l’heure est payée 1,43€, voilà les conditions honteuses dans lesquelles la France de 2014 les accueille.
Precious : C’était comme un jeu avec nous. Nous étions des esclaves ! Il (l’employeur) nous disait : « si vous vous rebellez, vous serez renvoyées de France"
Maryline : Il s’est permis, jusqu’au procès, de se présenter comme leur bienfaiteur qui les sauve de la prostitution ! Le danger c’était les mafias très présentes dans le quartier, par ailleurs essentiellement masculin. La famille de Daniel, un des coiffeurs au Nigeria, a reçu des menaces de mort, tout comme plusieurs d’entre elles en France.
Aminata et Precious : Mais on a tenu bon grâce au soutien de Maryline et de la CGT, ça a été très fort.

E.I. : Vous étiez fortes de vos parcours personnels mais 18 personnes d’origines et de langues différentes. Est-ce que ça n’a pas été source de difficultés ?
Aminata : Nous étions dix-huit, 13 femmes et 5 hommes, originaires d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Burkina, Guinée, Côte d’Ivoire et Nigeria ) et de Chine. Oui la langue peut poser problème mais on trouve toujours des solutions pour que la parole circule : entre Africaines par exemple, le dioula et le français facilitent la compréhension. « Parce que la parole, le dialogue, c’est la clé de tout... »
Maryline : Au-delà du langage, d’autres difficultés existent, en particulier dans l’ampleur de la dette pour les chinoises. Cela a créé des problèmes dans le rapport à la grève que certaines ne pouvaient pas suivre à plein temps : le dialogue là encore a permis de trouver des solutions adaptées, des compromis, pour rester unies dans le conflit.
Precious : Oui on a tenu mais on a eu des moments difficiles à dormir seule ou en duos malgré les menaces et la fatigue, pour occuper le local entre les assemblées générales tous les deux jours.
Aminata : Des moments difficiles mais aussi des moments heureux à tenir les décisions et gagner ensemble. Pour moi, c’est ma vie ce que nous avons fait. C’est un truc qu’on a vraiment vécu. Precious et Aminata : « On était là pour trouver des solutions ». « On n’a jamais douté qu’on allait gagner tellement on se battait pour la justice »

E.I. : Et toi Maryline, comment ce conflit t’a-t-il marquée ?

Maryline : Ce conflit m’a beaucoup apporté sur le plan humain, à travers la relation que nous avons tissée ensemble. Mais aussi dans la découverte d’employeurs qui les déshumanisaient en dévalorisant leur travail et qui jouaient sur la relation communautaire : « on vous a aidées, on vous évite la prostitution, vous n’avez pas le droit de vous rebeller ». Face à ces discours, j’ai trouvé une solidarité de classe. Solidarité de travailleuses mais pas seulement. J’ai ressenti également une solidarité de femmes à travers leurs paroles, le chemin qu’elles ont fait pour s’affranchir des mécanismes de domination, les souffrances sexistes et sexuelles qu’elles ont traversées, leur capacité à mener leur lutte elles-mêmes, à s’affirmer face aux menaces physiques … Elles ont osé !
D’ailleurs à cette période, leur parole, leur action, très médiatisée, a beaucoup sensibilisé. Je me souviens d’une caissière (d’origine africaine) en faisant mes courses qui me reconnaît. Elle m’interpelle :
C’est vous la fille de la CGT avec les coiffeuses
oui
ouah, c’est super ce qu’elles font, elles sont fortes ces coiffeuses !!

Cette femme s’identifiait à elles et leur histoire. D’autres ont réagi à partir de leur lutte, à l’exemple du réseau des femmes ukrainiennes, femmes de chambre dans des Airbnb.
Certainement parce que derrière tout cela, il y a des parcours de femmes. Les migrations des femmes sont les plus difficiles car elles sont plus isolées. Fatou comme Aminata ont été d’ailleurs à un moment, sans domicile, déboutées de leur demande de droit d’asile.

Partager ce combat m’a permis également de m’affirmer y compris dans la CGT car tous ces combats tout au long des différentes étapes donnent confiance. Moi aussi je suis une « Badass ». On lâche rien.

E.I. : Aujourd’hui, que faîtes-vous ? Et quel rapport avec vos familles au pays ?

Precious :
Aujourd’hui, je suis bien : j’ai un logement, mes enfants vont à l’école, j’ai un travail de femme de ménage, je suis heureuse. Ma mère aimerait que je vienne la voir…
Aminata : Aujourd’hui, je suis mère de 2 enfants, heureuse de pouvoir les préserver de l’excision. Je prépare une formation d’assistante administrative avec le projet d’entrer dans la fonction publique et pourquoi pas de travailler au guichet de délivrance des titres de séjour, dit-elle, morte de rire. Dans 3 semaines je vais présenter mes enfants à ma mère. J’ai du stress.

Et tout ça se termine en rires. Merci pour ce beau moment les guerrières∎

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  • DE LA TRAITE DES ÊTRES HUMAIN ET DES DISCRIMINATIONS SUSTEMIQUES EN FRANCE
  • UN JUGEMENT HISTORIQUE . [1]

Le 8 février 2018, la 31ème Chambre du Tribunal correctionnel de Paris a déclaré deux dirigeants de droit et/ou de fait de la Sarl New York Fashion, employeur des coiffeurs et coiffeuses, coupables des faits de traite d’êtres humains à des fins d’exploitation par le travail dans des conditions contraires à leur dignité, sur une période allant du 16 décembre 2013 au 25 mars 2014. Ce jugement n’a pas été frappé d’appel, il peut donc orienter dorénavant la lutte contre la traite des droits humains qui se caractérise par trois dimensions : - l’action de transporter, recruter, héberger… ; - commis dans une circonstance particulière (avec emploi de menaces, de contrainte, de violence ou de manœuvres dolosives ou par un ascendant ou par une personne qui a autorité ou par abus d’une situation de vulnérabilité apparente ou connue de l’auteur (âge, grossesse, maladie) … ; - à des fins d’exploitation (conditions de travail ou d’hébergement indignes ou travail ou services forcés ou réduction en servitudes ou réduction en esclavage)…Lorsque l’infraction de traite des êtres humains est constatée, la victime a droit à la délivrance d’un titre de séjour . Sur le terrain de la formation et de l’action, le contenu de ce jugement devrait être relayé notamment par la rédaction d’un guide et la désignation d’un référent « traite des êtres humains » au niveau du pôle travail de chaque Direccte.

Pour en arriver là, il a fallu que douze femmes et six hommes se révoltent, s’organisent, prennent contact avec la CGT, mobilisent l’Inspection du travail, se mettent une première fois en grève en vue d’obtenir des contrats de travail, avant d’aller encore plus avant. Comme l’expose Marilyne Poulain, secrétaire de l’Union Départementale CGT Paris et membre de la direction confédérale de la CGT le vécu de ces travailleur•es migrant•es était violent, les salaires touchés en liquide misérables, soit 1,43 euros de l’heure, avec une amplitude de travail de 80 heures par semaine, sans pause tout au long de la journée. « Le lien de subordination était, particulièrement pour les femmes, plutôt de l’ordre du proxénétisme. C’est à ma connaissance, la première grève de femmes travailleuses sans papiers. Nous obtenons gain de cause. Des contrats de travail sont établis au bout de deux semaines de conflit. C’est un moment très fort. Le fait d’être déclarées, en termes de droits, congé maternité, retraite…, c’est un déclic pour ces femmes. En poursuivant les investigations, nous nous apercevons d’un système très organisé sur le quartier Château d’Eau. La décision de liquidation du salon tombe le 24 juillet 2014. Les gérants demandent aux coiffeuses de quitter les locaux et alors une seconde grève avec occupation des locaux 24 heures sur 24 commence et va durer très longtemps ».

A travers son enquête l’Inspection du travail a pu établir toutes les caractéristiques d’une discrimination systémique pouvant mener vers un recours devant le conseil des Prud’hommes mais également les caractéristiques de la traite des êtres humains pouvant mener à un procès pénal. Le parquet n’ayant pas retenu cette dimension, les travailleur•.es sans papiers ont décidé avec la CGT de produire une citation directe qui s’est conclue par un verdict historique.

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[1Les éléments de caractérisation juridique sont empruntés à l’excellent numéro 1893 de la Semaine Sociale Lamy du 3 février 2020 consacré à la notion de discrimination systémique.